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Marc Verlynde

Un vide, en Soi

Abrüpt

Un vide, en Soi

Tout désir de dire s’élance d’un vide. L’expression d’un défaut de perception. On connaît la chanson : le roman, un rattrapage. Le vécu appellerait le romanesque comme on implore une fin, comme on ne prétend juger qu’un objet fini. Foutaise, Antoine Roquentin s’efface ; l’aporie du roman sartrien est biffée, rattrapée par le fragmentaire, le morcellement pas nécessairement malheureux de nos vies. On peine à croire à un récit linéaire, on ne veut plus d’histoire unilatérale. On veut alternatives et changements, variations et coïncidences. Des motifs, des couleurs, des glissements et des substitutions, tout ça. On veut un autre roman : c’est ce vide que l’on va ausculter.

Le roman c’est l’histoire d’un inachèvement, il faut en déceler les interstices, en rêver les ailleurs. Ou pour le dire autrement : le roman serait le lieu où se conserveraient les débris d’un projet qui le dépasse, les résidus d’une conception plus grande que lui, les biffures de ce qu’il ne parvient à dire. Voilà le vide, plurivoque, mouvant, onirique. Il s’agirait alors de le maintenir ouvert, en aucun cas de le combler, de l’épuiser, mais bien d’en refléter des facettes, de spéculer sur ses miroirs différents croisés au fil des déambulations, des lectures.

Saisissons le vide par l’écoute de ses échos. Ni histoire ni généalogie, le vide comme contamination subreptice, vision et vertige : un vécu pas un concept, un ressenti pas une notion. Pour donner à voir ce vide, peut-être faut-il lui inventer des doublures.

C’est un double ; ce n’est pas une présence, c’est une ombre, un vague pouvoir d’entendre, interchangeable, anonyme, l’associé avec qui l’on ne forme pas société. […] le souvenir d’une distance irréductible, distance d’une sorte particulière, distance entre moi et moi, mais aussi entre chacun des personnages et l’identité, même certaine, que nous leur prêtons, distance sans distance, éclairante et fascinante qui est comme la proximité du lointain ou la proximité avec l’éloignement.

Le vide au fond de tout désir de dire se regardera face à celui prétendu de l’époque. Dire le vide, pas le définir donc, se ferait au participe présent. Toujours en regard de ce que Soi y a trouvé, de ce que Soi peut s’en approprier. Au vide donc d’un désir de compensation pour parler d’un autre défaut à la base, dit-on, de ce désir de dire.

Parler d’un livre revient à le prendre à défaut, capturer ce qui t’y manque, t’écarter des conceptions de l’auteur, inventer une ressemblance par dissemblance. Georges Bataille propose une image saisissante du vide au centre de toute parole : écrire pour que son lecteur tombe dans un trou, éprouve ce vide, ce non-savoir, au centre de sa tentative (on l’appellera littérature) d’être plus qu’un homme dans un monde d’Hommes. L’interstice de l’appropriation du propos, la possibilité de parler de la pensée d’un autre, tient à cette distanciation : une compréhension de la démarche intellectuelle, une certaine admiration pour sa pureté, mais, au fond, une incapacité à s’en représenter les gestes, à imaginer la vie telle qu’elle se déroule à une telle altitude.

Faire le vide de toutes ces encombrantes présences. Un autre interstice du vide est le poids du passé. Absolue urgence à penser le maintenant, à ne pas le laisser être déformé par des références obligatoires. Au fond, toute parole s’élance du fantasme de penser à partir de rien, comme si elle était primale.

Commençons par ces souveraines influences, tentons de nous en départir. Le vide s’énonce dans le décalage avec ce qu’autrui en dit et ce que toi tu en saisis. Peut-être même dans un lapsus, sans doute dans une libre association, dans la rature de ce qui, dans ces conceptions, ne parle plus. Les arrangements de la subjectivité. Les détours de la pensée. L’anamorphose n’est jamais loin quand on parle du vide. Pour dire la pérennité du vide du maintenant, pas des citations, mais des emprunts, des voix qui, du fond du vide de n’importe quelle identité, parlent en toi.

J’avance masquer en montrant du doigt mon masque. Essayons de l’entendre, de voir son vide, d’en comprendre les manifestations, en regard avec Leiris. Au quotidien, il s’efforce de donner des bifurcations à ce qu’il nomme joliment viduité ou béance. Le lien le plus évident entre Leiris et Bataille se fait au carrefour de deux œuvres, dans l’intervalle de vide entre deux projets majeurs, dans ce vide entre L’Âge d’homme et La Règle du jeu, entre 1935 et 1939, entre Acéphale et le Collège de Sociologie, à l’ombre de Laure. Dans ce sentiment de perte et de crainte (le deuil pour Bataille de sa maîtresse et la perte pour Leiris d’une grande amie, la peur bien sûr d’une actualité qui clairement court vers l’abîme), tous deux développent, dans un subtil désaccord, un désir de développer une communication comme tangence au sacré.

Cette figure même de la tangence n’est qu’une limite idéale, pratiquement jamais atteinte, et que toute émotion esthétique — ou approximation de la beauté — se greffe finalement sur cette lacune qui représente l’élément sinistre sous sa forme la plus haute : inachèvement obligatoire, gouffre que nous cherchons vainement à combler, brèche ouverte à toutes nos perditions.

Bataille le voit comme un vide, l’évanouissement du réel discursif ; Leiris en sait les ratages. Il ne cesse de nous en donner d’irradiantes incarnations quotidiennes. Dans La Règle du jeu, Leiris fera de cet inachèvement, de ce refus d’être réduit à une statue, à la perfection de son mythe autobiographique, un fulgurant vertige de l’inachèvement. Il nous le fait toucher du doigt, comme lui-même mettra sa main sous l’aisselle d’Emawayish, son expérience la plus proche de la possession si bien mise en scène dans L’Afrique fantôme. Au cours de cette mission, sans doute aussi par sa culpabilité colonialiste, Leiris cerne le vide de la magie. Une communication intéressée où toujours quelque chose manque, où le sacrifice n’est jamais assez important, où la nécessité de recommencer, de ritualiser, serait ainsi toujours maintenue. Le vide à l’œuvre, en somme.

Pour que le vide parle peut-être lui faut-il une ombre de concret, l’inscription dans un paysage un cadre que l’on parvient à reconnaître, toute cette frénésie pour pouvoir s’offrir quoi au juste ? Une cage dorée pour pouvoir piauler peinard sur sa balançoire. Ici, nous l’appellerons roman. On approche ainsi l’expérience intérieure, ce vide qui serait le non-savoir, se voit par une tangence à l’anecdote. Une histoire de parapluie. Un soir Bataille rentre ivre, l’absence manifeste de pluie lui fait ouvrir son parapluie. Souverain éclat de rire, hilarité du sérieux, le vide soudain apparaît, devient expérience, entendue comme ce qui échappe à la réalité de ce qui est éprouvé.

Les seuls romans qui importent sont ceux où quelque chose échappe, où la substance intime du vide s’en trouve dévoilée. Une histoire de tangence, effleurer le danger, son vide radical, tel que parvient si bien à le mettre en mot Leiris dans Miroir de la tauromachie, magnifiquement illustré par André Masson, dédicacé à Georges Bataille. Ou quand la latence se fait tangence.

Ce qui continue alors à parler est cette communication par contamination, une suite de lectures et d’appropriations. La poursuite de la rature des noms prétendument immanquables pour parler du vide. Bataille, Leiris et Blanchot sont trop évidents. Là encore, déstabilisants par la hauteur de leurs vues sur le vide, par la patiente pertinence avec laquelle ils n’ont cessé de le dévisager. Terrible travail critique vers une pensée propre dans sa tension vers le hors-soi, vers tout ce qui outrepasse le moi et ses servitudes.

Approcher alors Blanchot à l’aune de Leiris. Piste de réflexion aux inépuisables possibilités. Avant de devenir cette figure incontournable, Blanchot fut l’un des premiers à parler de l’œuvre de Leiris, un des seuls à souligner l’importance d’Aurora. Tout récit est un fantasme, pour ne pas dire épreuve d’une effrayante mutation. Au risque de passer pour pas très sérieux, on s’en remettra, avouez que sur le moment pas grand-chose ne retient mon attention dans l’obstinée obscurité de Blanchot, seulement cette lumière évanouissante : cette lumière éblouit peut-être, mais elle annonce l’opacité de la nuit ; elle n’annonce que la nuit. Ou seulement ce paradoxe où se définit le roman : ses récits constituent la part la plus étrange de sa parole, la part où, étrangement en apparence, le concret et le connu ne sont qu’un souvenir sans contour, le soupçon tenace d’une incompréhension.

Sans se combler, le vide affleure, à l’image de celui de la mémoire. Visage du vide au participe présent : la littérature est ce qui revient, parle de ce qui reste. Ce qui se subsiste à l’incompréhension, à la lecture hâtive ou à contretemps : la beauté du contresens. Aucune solution de continuité, des chemins de traverse, des courts-circuits, espérons-le, des vestiges d’une intuition où se devine un dévoilement toujours repoussé puisque la magie intervient dans ses manques.

L’homme est ce qui lui manque. Le seul trou dans lequel cet essai va faire tomber le lecteur sera celui du déjà-dit. Inutile de préciser le contexte, de présenter les auteurs, de faire preuve de clarté par un résumé de leur cheminement. Ne pas céder à l’obscurité, au charme douteux de l’hermétisme, sans simplifier ce qui ne saurait l’être.

Réfléchir dans les formes proposées par l’époque. Le livre, sous sa forme numérique enfin n’est plus un objet fini. Pour plus de clarté, est-ce utile de renvoyer à des notices d’autorité sur les auteurs évoqués. Il suffit, c’est le pari, d’emprunter uniquement ce qui en eux est évident pour toi. Peut-être cela répondra-t-il à ce que le lecteur sait, ou pourra connaître, d’eux. Le format numérique paraît pourtant trouver une étrange adéquation avec le vide. Visage de quelque chose pas tout à fait achevé, en devenir, en perpétuelle mutation encore. Les liens hypertextes sont une boucle, pour ne pas dire une anamorphose. On voudrait y lire une autre manière d’y travailler le motif, d’en laisser remonter les obsessions et autres manquements. Aujourd’hui Eurydice parvient, dans sa mutation numérique à ce qui nomme et encercle dans des phrases et dans des vers et aligne fatalement dans le cours du temps ce qui existe simultanément. Le numérique serait une virtualité, une ouverture à l’effacement, la question centrale de toute défiance du dire comme l’affirme Claire Dutrait : savoir ce que nous sommes prêts à perdre en pure perte pour durer ?

Le manque de l’homme, ce qu’il ne comprend pas, mais qui revient tant et tant qu’il parvient à lui donner une figuration communicable. Les récits de Blanchot sont-ils autre chose ? Un homme s’aventure dans une maison, certain d’avoir vu quelque chose, d’avoir aperçu la possibilité de l’ultime voile qui enfin lui révélerait le sens. Aminadab, admirable abstraction, récit vertigineux dans son aptitude à effacer le commentaire, à appeler une interprétation que rien n’arrête.

Rien ne retient aussi, parfois. Par un détour, en faire une figuration du vide par cette articulation sidérante entre récit et commentaire, conscience critique de soi (comprendre vide radical d’une affirmation de soi) et distanciation dans un récit sans doute apte à en révéler les strates et autres effondrements. Chez Leiris et Blanchot, puis entre Bataille et Blanchot, cette séparation était censée créer une communauté inavouable. Leiris en souligne les dissensions, les difficultés à incarner une attitude, à savoir quel sacré dans la vie quotidienne pourrait en découler. Cette incertitude, cette conscience du vide qui passe de la menace à l’Occupation, donnera ces viduités qui hantent La Règle du jeu où Leiris cerne un édifice poétique — semblable à un canon qui n’est qu’un trou avec du bronze dedans — qui ne saurait reposer que ce sur ce qu’on n’a pas, et qu’il ne peut, tout compte fait, s’agir d’écrire que pour combler un vide ou tout au moins situer par rapport à la partie la plus lucide de nous-mêmes, le lieu où bée cet incommensurable abîme.

Tout ceci pour arriver à cette sentence : c’est à partir de ces viduités que je (les voix et collages qui en tiennent lieu) m’exprime. Disons l’effarement face à un perpétuel double thinking. Le Soi regardé, simultanément le plus souvent, comme l’inanité de la possibilité d’un récit et la conscience réflexive d’une perception de Soi, comme en commentaire, dans toute l’inutilité d’une note de bas de page. Des respirations du vide pour se rappeler que la seule lecture de soi est incompréhension.

Le projet initial, celui qui espère bifurquer vers d’autres voies, serait donc de dévisager le vide du Soi à travers des lectures plurielles, contemporaines, dans l’oscillation entre le commentaire et son récit, l’affirmation et l’effacement, entre ce que l’on reconnaît dans un récit et ce qui manque à cette identification. Essai donc, pour emprunter un terme de Leiris, de self-fabrication. Temps d’une ultime précision sémantique : ce n’est pas de moi dont il s’agit, pas d’éventuelles reconnaissances de bribes autobiographiques, mais bien d’un Soi commun, en partage, celui découvert à l’épreuve du vide, derrière tout ce que je ne savais pas m’appartenir, derrière tout ce qui dépasse celui que, au quotidien, paraît-il, je suis.

Apparaître au vide, faire entendre des voix. Une tradition qui s’écoute, se répercute, se dissipe et revient : un cauchemar. En parler précisément parce qu’elle ne nous appartient pas. Avec un scepticisme ethnographique, cette distanciation d’un sacré que l’on ne saurait faire sien, ce mélange de crainte et d’attachement, cette attitude ambiguë que détermine l’approche d’une chose à la fois attirante et dangereuse, prestigieuse et rejetée, cette mixture de respect, de désir et de terreur qui peut passer pour le signe psychologique du sacré. Leiris le fit avec sa propre religion, évaluée comme ce manque reconduit d’une magie à laquelle il faut rendre son exotisme, sa coupable appropriation. Parler du vide s’initierait par Des voix de Manuel Candré.

Pourquoi vouloir absolument passer par le ghetto (parce que le seuil entre les mondes).

Le roman serait-il l’oscillation entre le déjà-vu et le jamais-su ? Fulguration du vide : nos fantômes. L’Histoire étend son ombre, pénétrant point aveugle de tout roman, l’expérience concentrationnaire se trouve occultée dans la naïve croyance du trop-dit. Une expérience qui, collectivement, ne nous appartient plus. Il faut à l’évidence rappeler qu’elle n’a jamais été nôtre. Et que c’est cette ombre qui nous poursuit. Le vide de la non-appartenance : point de départ de la parole, qui trouve ici une autre voie. Sa forme autre si on veut. Toujours avec un écho : celui entre Les naufragés et les rescapés de Primo Levi et la littérature lazaréenne de Jean Cayrol. Langage troué, seuls ceux qui ne se sont pas rendus à sa fatalité, à son impossibilité de restituer autre chose qu’une image fautive de l’effarement, peuvent témoigner, et encore en pleurant, d’avoir été ressuscités. L’immédiat après-guerre s’est construit sur un e manquant, le w ferroviaire d’un souvenir d’enfance. Aujourd’hui encore, ce fantôme hante toute littérature inquiète de son propre vide.

Le vide exige des formes nouvelles, des altérités dans les figurations, des variantes dans les fulgurations, mais sait l’inanité de toute innovation formelle, je me rendis compte de la vanité de faire tenir ensemble des vapeurs inconsistantes et de les faire passer pour l’univers.

Manuel Candré part d’un cauchemar, d’une image rémanente : un rabbin dans la neige, incarnation de la dispersion à laquelle Des voix va donner une autre stature, un autre territoire. On rit de penser que j’ai pu me croire un seul instant initié, mais de quoi. Une des plus grandes platitudes du journalisme littéraire est de parler de l’univers d’un auteur. Pourtant le décor distingue un endroit où figurer les trouées du langage. Peut-être alors qu’au-delà du style, de sa possible vanité, un roman captive par son rapport au lieu tant qu’il révèle le dosage de sa distanciation non tant à la réalité (ce que l’on nomme réalité n’est bien souvent que la traduction qu’en font nos contemporains, une adaptation de seconde main) qu’au réel. Au risque de la pédanterie, rappelons cette distinction, elle me semble intervenir en écho avec celle entre le Moi et le Soi, la réalité serait ce qui advient dans l’oralité de la parole, le partage immédiat que rien ne retient ; le réel serait l’impossible. Un décor existe par ce qui en craquelle les frontières, en révèle la construction, les projections vers l’impossible : un endroit qui à la fois fasse avancer le récit et en commente, insidieusement, l’intrigue. Un endroit où faire résonner l’internité dans le tangage du langage, dans le creux de l’image se dérobant, dans un réseau faillé […] du chevauchement et de la langue avalée.

Le premier décor où résonne ce vide serait corporel, les voix qui s’en élancent sont schizophrènes, expression donc d’un impossible réel. Peut-être que moins mal les entendre, on pourrait faire intervenir une apparence de Doppelgänger. Les doubles-fonds des décors pour donner une image du morcellement qu’est toujours le Soi. Manuel Candré dit la conscience de ce corps comme lieu du chambardement, de la porosité, du ressassement, de la patiente, et kafkaïenne, exigence d’une porte de sortie. Cette porte de sortie, cette échappatoire, on la nomme roman. Surtout quand elle apparaît dans un dédoublement des discours, bifurcation de la pensée pour déplier le sens. Le blanchotien livre à venir est celui qui suscite une association, une réminiscence, cet ailleurs perpétuel rêvé dans chaque décor.

La littérature est un musée des portes illusoires, des artistes préoccupés par les nuances de marron et par l’imitation la plus expressive des chambranles, des gonds, des poignées et du noir velouté du trou de la serrure.

Laisser entendre Des voix en écho à Solénoïde de Mircea Cărtărescu à partir de cette hypothèse : la forme du roman offre une optimale méditation sur la pratique du journal, une porte de sortie vers ce qu’il a de commun, vers ce partage d’expérience poursuivi dans le roman. Le réel se saisit, un instant seulement, dans des formes hybrides, sauts et emprunts d’un texte à l’autre. Une fois dans sa vie il faudrait écrire le journal d’un autre, voir ce que l’on y retrouve de Soi. Un magnétisme halluciné, des visions de corps flottants, des désirs et des dépassements. Cărtărescu en fait le récit d’une perte de soi, l’épreuve d’un solipsisme : preuve de tout ce qu’une parole solitaire a de nécessaire dans sa folle insuffisance.

L’écoute des voix confronte à un autre vide passionnant : effacement et déni de la tradition restent une manière de la décrypter. On tourne autour : le réel a à voir avec la magie, avec son manque réitéré. Le roman, sa description de paysages, décors ou délires intérieurs nommés par paresse psychologique, croient dans une réalité à déchiffrer où chaque mot dans l’idéal (c’est cela aussi l’impossible du réel, une utopie) en crypte le vide.

Manuel Candré réfléchit (le roman est spéculaire, sa pensée est un miroir, le reflet d’autre chose) à la kabbale et il invente le lieu d’une onirique issue. Pragol, l’endroit du golem, tant aucun personnage n’est rien d’autre. Terre et eau, créature façonnée à son image, redire sans trêve le délire démiurgique. Diaboliquement contemporain, Des voix charme non tant par l’effritement du langage (les voyelles s’oblitèrent, des termes nouveaux apparaissent à mesure que le narrateur s’aventure dans un monde conforme à ses représentations) mais par ce que cet espace de rêve offre comme incarnation de la communauté, du renversement. Le rêve, comme le vide, ne vaut que par ce qui permet d’en sortir, disons même de faire advenir une réalité hors du livre.

Le roman existe pour préserver une illusion. Celle, en premier lieu, que sa parole ait une influence extérieure. La littérature alors fait résonner le maléfice : entre conjurations et sorts, elle appelle à la transmutation d’un éternel espace intime (l’internité leirisienne) en l’apparition du réel. Toujours avec cette distanciation qui, dans ses doutes, préserve l’illusion. Façon aussi de montrer que ce vide n’est pas qu’abstraction mais douleurs, craintes, peurs paniques où, mieux que dans une exhaustive description, se devine cette hallucination que l’on nomme vie quotidienne. Une manière d’interroger l’ordalie, la rédemption, le salut et toutes ces vieilles scies religieuses qui entachent le récit.

L’illusion à préserver serait alors celle du roman comme contre-narration. Une manière de dédire le dit, de poser une hypothèse pour en incarner la réalité pratique (en préserver le réel), pour la questionner à travers les méandres de ce que peut en ressentir un personnage. On opère de même, on envisage pour dévisager. Par cette question : le roman continue-t-il à être une contre-culture ? Discours contestataire, émancipateur en dépit des figures obligées de sa mise en récit. On pourrait déjà en poser les limites. Celle du cynisme de la caricature, dénoncer ce dont on se sert, se moquer de ce que l’on sait trouver en Soi.

Pour que notre discours ne paraisse point trop vide, prenons appui sur d’autres voix. Celle de la magie par contamination de Jason Hrivnak. Une sérieuse incroyance au satanisme cauchemardesque dont son œuvre pointe la vocale diffraction. Le titre de son premier roman traduit en français résume ce que serait la science du décor, l’inscription d’un style dans un univers : la maison des épreuves. Faux récit initiatique, ce roman de fantômes sait qu’il ne va rattraper aucune présence, qu’il réécrit l’histoire de ses épreuves inventées avec son amie suicidée. À chaque épreuve que nous concevions, nous braquions une torche sur le vide au cœur de notre communauté et, ce faisant, nous nous écartions davantage du troupeau. Univers étouffant, les deux enfants s’inventent des épreuves, à moins que le narrateur adulte ne les rêve et dote de consistance l’absence de dénouement de nos existences.

Hrivnak donne une vision cauchemardesque, réellement, terrifiante de ce que nous nommerons — pour mieux en pointer le vide — la nécessaire illusion des hypothèses mélancoliques. Le roman saisit surtout ce que l’on aurait pu devenir. Sans regret, le romancier projette l’ensemble des virtualités, des bifurcations, contenues dans l’expression “Soi”, toujours un autre inadevenu, un impossible alter ego où l’on continue à se refléter. Le narrateur de La maison des épreuves est aussi cette petite fille suicidée. L’auteur parvient alors à incarner ce que l’hypothèse mélancolique doit au rêve. Dans nos projections oniriques, dans la perte qui les constitue, on est profondément Soi dans la pluralité des personnages dans lesquels on ne se reconnaît pas. On s’y voit exister, on commente instantanément ce que l’on vit. À moins que, les rêves ressemblent à des romans, inachevés, fragmentaires bien sûr.

Expression heureuse d’une absence de désir de continuité, nos rêves sont pourtant dissemblances. Le roman parvient à en faire une autre strate de discours, une subtile contestation de son organisation trop logique. Le chant de la mutilation subvertit confusément ce cartésianisme. La seule contestation romanesque reste de proposer un autre désordre du monde, d’en montrer la folie, d’en faire un miroir à celle imposée, vendue comme une absence d’alternative raisonnable. Voilà longtemps qu’elle dure la folie, sans doute est-ce d’être ce que nous sommes, de faire ce que nous faisons. Certains le savent, courageusement se confrontent au vide de toute justification. Autant ne pas en démonter les rouages, mais laisser en fonctionner la sombre fascination.

La lecture comme épreuve, comme expérience sans cesse renouveler de l’évidence manquante, collecte inlassable de preuves, déambulation à travers les signes d’un inaccessible réel. Une littérature au participe présent serait celle qui ne ferait pas de cette ombre tutélaire du vide une esthétique entendue, d’envahissants lieux communs sans trêve recyclés. Pour Jason Hrivnak, le lecteur ne doit pas accepter ce basculement de la réalité, il ne peut se complaire dans cette escalade parodique d’une violence suscitée par l’écoute des voix intimes du narrateur.

L’incarnation la plus saisissante de l’être social serait un schizophrène. Ai toujours trouvé une certaine complaisance à envisager, des surréalistes à Foucault, la folie comme absence d’œuvre. Il faudrait alors lui faire rendre langue, inventer les échos de ses obsessions. Comment partager, s’en se laisser contaminer, les aspérités, du vide et des doutes, la réalité altérée et contondante d’une folie au jour le jour ? Effacer les frontières, instiller le doute. Peindre ainsi le décor des jours, la vie telle qu’elle passe quand sa banalité n’est plus un refuge.

Le roman ou la nécessité du contrepoint. Sa réalité est un exorcisme. On devine toujours une fascination coupable dans toute description infernale, une tentation ou simplement la possibilité d’un autre ordre qui éclaire l’invivable des jours. Le lecteur de romans se préserve une vie en absence, l’effleurement des vides dont il n’aura pas à éprouver l’impossibilité d’en témoigner, le ravissement de découvrir parfois un point d’accroche.

Décrire une conscience suppliciée devient, dans Le chant de la mutilation, la capacité à incarner une scène. Une autre façon de donner corps à ce vide, en soi, que reste un narrateur. Celui-ci doit exorciser la violence et le désir de meurtre, se vider et laisser ainsi apparaître, parfois, sa vie telle qu’il continue malgré tout à la vivre en creux.

Une autre voix, la possibilité de ne pas y croire, un rien d’ironie aussi, le roman projette une façon d’aborder le vide de la poésie, de raturer surtout sa réduction à la creuse figure du poète. S’il en est qui habite ses œuvres en absence, c’est bien le poète dans sa conscience suppliciée par le vide, sa certitude d’un je sans Soi, sa grandeur aussi sur laquelle peut-être faut-il marquer un silence prudent.

Le roman en offrirait alors une image dévaluée ou peut-être, simplement, la possibilité communicable d’habiter en poète. La déconstruction devient une intrigue suffisante, quand elle est romanesque elle préserve l’éclat de l’instant, la possibilité de le dire en son vide constitutif. Au fond, la question que pose le roman n’est pas tant comment construire sa vie, mais comment continuer à interroger ce qui en constitue les événements. Il ne s’agit, bien sûr, plus de croire dans le lien rocambolesque de péripéties qui interviendraient dans la fausseté de la linéarité mais plutôt l’exaltation de l’intensité de l’instant pour nous rappeler l’exigence du dépassement de sa pauvreté. Refusons la littérature de la résignation, contemptrice de nos défauts où voir, de haut, un malaise civilisationnel. Notre époque est vide, on le sait : la raconter serait continuer à exalter non les voix qui en comblent les lacunes mais les instants qui illuminent nos béances. Et l’humour est la primordiale distanciation de cette expérience intérieure.

Le roman en transmet le possible par emprunt. Tout ressenti est un vol qui devrait éviter à celui qui le raconte de se croire singulier. Trouver une langue pour le rendre communicable oscille entre plagiat et pastiche ; l’air du temps est sans auteur, la poésie à tout le monde. La voilà prophétique quand l’événement qu’elle décrit est vécu par un autre (ne serait-ce d’ailleurs pas l’idéale description du roman ?). Dans Au départ d’Atocha, Ben Lerner glose, vole, critique quoi, un poème de John Ashbery. Contre-discours, envers du décor : pour montrer en quoi la poésie peut dépasser le contexte, sans doute n’est-il pas inutile de démonter ses mécanismes de production. Le petit bout de la lorgnette, peut-être. La prise en défaut n’est pourtant pas le pire des contrastes révélateurs. Il évite l’idéalisation : le moment romanesque apparaît dans son défaut de perfection, dans la distance induite par un personnage jamais Il ou Je. Avec un rien de provocation : on pourrait supposer l’équidistance entre ce qu’un romancier place de lui en ses personnages et ce que le lecteur reconnaît de ce qu’il prend pour son identité propre. Peut-être d’ailleurs ne devrions-nous jamais nous regarder autrement, n’affirmer être qu’un personnage de roman sans trop savoir si nous en sommes l’auteur ou le personnage. L’incertitude identitaire nous empêcherait de nous regarder exister, d’approcher l’expérience profonde de l’absence de profondeur.

Ou plutôt tendre un miroir parasite à tous les autres discours qui nous constituent et dont Ben Lerner sait souligner les déréalisantes virtualités, la poussée passive qui n’est pas encore de la pensée ou l’étrangère proximité, l’altération de la parole, la perpétuelle mise à la question de la possibilité de se l’approprier. On pourrait tout aussi bien les nommer vide, si on ne les savait dicter par le principe de vases communicants. Le réel tient d’une dépressurisation, un défaut d’un vécu considéré comme trop plat, insuffisant, irréel au point que le dehors, l’altérité dans sa version glorifiante, doit sans cesse venir en confirmer la teneur, en justifier qui sait la possibilité.

Le narrateur assiste à des lectures, ne parvient pas à, littéralement, s’imaginer poète opérant une lecture ; dans cette même irréalité, il vit les attentats d’Atocha. Ou pour mieux dire, se convainc d’y avoir assisté quand, derrière son écran, il contemple ce qu’en raconte les réseaux. Vivre, ce ne serait plus le raconter, mais pouvoir témoigner de la présence d’un événement qui acquière sa réalité dans la conformité d’un point de vue largement partagé. Faut-il alors l’envisager comme une déprise par manque de réel, défaut d’un ressenti « personnel » perdu dans un recours photogénique, superficiel donc, à l’image ?

Dans le roman, présenter une possibilité revient à l’invalider. Peut-être serait-ce cela exorciser la réalité pour en faire un signe vers le réel : en biffer les manifestations trop évidentes, les critiquer, en un mot, en faire le récit. Peut-être pour qu’il se passe autre chose. L’art a autre chose à offrir qu’un désespoir esthétisé. Si l’écriture ne met pas en jeu ce qu’elle décrit, elle reproduit simplement. Quel intérêt aurait une poétique de l’acceptation, sans tangence ni jeu, sans ce vide d’une distanciation minimale donc.

Alors la conception toujours mouvante d’un événement pour une littérature au participe présent serait un exorcisme de la certitude qui se vit toujours en absence. Dans 10:04, Ben Lerner poursuit sa mise en jeu de l’inscription personnelle dans l’événement. Je pourrais brûler d’un profond désir mélancolique d’être un jour nostalgique. Soupirer après les jours où je soupirerais après le passé. Le vide apparaît aussi dans tous les prétextes, littéralement, qui retiennent l’écriture. Les excuses et autres insuffisantes justifications sont peut-être le moins mauvais portrait de soi-même que l’on puisse dresser.

Prendre à défaut le vécu ne donne lieu qu’à une littérature plaintive, qui ressasse sans fin ce qu’elle ne sait faire. Sans intérêt. Nous n’avons pas assez vécu, forcément, nous en cherchons le prolongement ailleurs. La fiction est à ce prix : l’espoir toujours reconduit d’un vécu qui intimerait sa mise en mots. Espoir de l’autorité d’un auteur qui se croirait alors autorisé à causer en connaissance de cause. La littérature américaine a toujours été hantée par la vérification documentaire. Un écrivain s’y formerait sur le tas, par l’exercice en voyeur de différentes professions. Ne méconnaissons pourtant pas les moyens de production : le romancier sort ainsi de sa tour d’y voir, d’une élite désœuvrée qui se regarde exister. Il s’engage dans la réalité, croit pouvoir ramener un gage, invente le lieu commun de l’authenticité dont Ben Lerner éprouve le récit et surtout, plus passionnant, invente des variantes à ce qu’il n’a pas su vivre.

Pointons ainsi le vide indépassable du roman : l’anecdotique. Pour ne point parler de la pornographie de s’emparer de la perte, dans la vie réelle, d’un proche, d’un enfant, prétexte à ne surtout pas mettre en cause la perte qu’est tout sujet, surtout s’il est assez con pour croire s’exprimer en son nom propre. Le défaut du vécu, c’est l’instant vide, la moins imparfaite appréhension d’une avidité d’un temps autre. Le vide qui nous dévore, celui qu’on va devenir, sa peur (et les façons de l’exorciser) seraient peut-être la seule vérification de la littérature. À la fin, on sera pris à défaut encore, voilà qui condamne à échouer mieux.

À emprunter d’autres formes, à faire tourner en boucle les discours d’accompagnement, jusqu’à ce qu’elles arrêtent le temps. Le roman comme palimpseste de ses illusions perdues. À la fin, Marcel écrit un roman. La vie, la vraie, la proustienne, ne saurait être que littérature, mais mémoire sceptique de tout ce qu’elle a cru possible. Peut-être. À l’ombre d’un temps retrouvé, au cœur du creux de l’instant. Une grande partie du roman tente de figurer cette temporalité : le moment où le temps fictif se replie parfaitement sur le temps réel, […] oblitérer l’écart entre l’art et la vie, entre l’imaginaire et la réalité. Une incarnation, une image, un ressenti, un personnage. Peut-être pourrait-on se définir par la panique inspirée par le temps, l’appel du vide, et surtout nos vaines et acharnées volitions de nous y opposer. Dérisoire mais peut-être seule distanciation possible à cet esprit de sérieux qui, malgré tout, nous enferme. C’est sans doute ceci le roman : des identités essayées, au hasard des mots, au rythme des phrases et des variations psychologiques imposées par les sons, qui, à défaut, finissent par nous définir. On devient ce dont on se moque.

Ben Lerner implore aussi la sortie de ce référencement culturel, ces perpétuelles doublures et autres médiations artistiques qui parasitent l’expression. Tout a déjà été dit ; nous sommes la fraction des discours que nous savons nous approprier. En montrer le creux, les décompressions, sert alors à illustrer l’adhésion momentanée à une autre forme d’expression : l’appréhension du moment passe par la certitude que d’autre, avant nous, en ont capturé l’intense insuffisance. La main tendue qui jamais n’étreint, cette tension gestuelle si souvent représentée dans la peinture. Audace d’en faire une vanité, de la placer en regard d’une horloge, de la vieille tentation de tout enregistrer, en direct, dans cette instantanéité sans temps mort, chassant si bien le vide qu’il en devient la plus pure incarnation.

Ce héros était moins un personnage qu’une possibilité rythmique, une créature embryonnaire de mon imagination, que je ressentais comme une série de battements métriques s’accélérant ou ralentissant avec mon pas tandis que je déambulais au hasard dans les rues de la ville.

Précisons notre pensée, essayons-en une autre forme, trouvons-lui d’autres fuyantes incarnations : nous ne voulons pas du vide, seulement en biffer les représentations. La grandeur du roman est d’offrir des vies miniatures, des constructions soigneuses autour de ce vide constitutif, de passer par d’innombrables chambres mentales et s’engager dans des couloirs dont j’ignorais l’existence que pour découvrir à la fin d’autres portes à ouvrir. Idéalité destructrice d’un monde recomposé, à l’abri pour servir en principe (l’expression ne veut-elle pas dire : avant d’être rattrapé par le doute ?) de refuge. La beauté de préserver ainsi la nécessité du geste artistique avec tout le gauchissement, la distanciation et la dérision qu’il appelle. Une sérieuse mise en jeu du risible de la prétention de mettre en scène notre réalité. L’inscription dans le monde contemporain serait aussi une réaction à ce désir de saisir l’instant, de le comprendre précisément dans son absence de conclusion, auquel paraît se limiter une partie de la création plastique contemporaine. La sémantique en elle-même paraît risible. Pourtant, elle ouvre cette porte de sortie du roman : mater, par le trou de la serrure, des univers qui ne sont pas pour nous, que nous méprisons sans doute un peu parce que nous nous en sentons exclus. Peut-être pour se confronter à ce refuge vide, à cette incontestable vérité — à savoir que les mots d’un individu ne lui appartiennent pas au sens authentique du terme —, je me demande toujours qui est réellement en train de parler là-dedans.

On le tente : l’art, ce qui paraît creux. Nous n’en voulons pas les codes ; plus même y pénétrer par effraction. Un rien de défiance qui trahit aussi une espérance toujours prise en faute. Il en faut des mécanismes pour arriver à cette évidence : l’art impose des doublures, des fugueurs dissociatifs ou des voyeurs obsédés dont la spécialité consistait à voler les apparences, on y voit, au passage, dans l’ignorance et hors de toute comédie culturelle, la reconnaissance de ce que nous refusons d’incorporer à notre histoire. Là encore, projection protectrice de cette perte d’où s’élance toute expression.

Siri Hustvedt, dans ce marigot de l’intelligentsia, là où tout va de soi quand l’argent est une préoccupation dont on peut s’extraire, s’amuse de la reconnaissance autobiographique, du vécu que pourrait lui prêter le lecteur. Diabolique dialectique du féminin. Urgence à en gommer le premier et atroce lieu commun : l’art ne comble aucun vide, il ne compense rien, ne pallie rien ; pas plus pour l’homme que pour la femme il ne saurait être envisagé comme sublimation de la procréation.

Nous fabriquons des histoires, après tout, à partir des matériaux sensoriels fugaces qui nous bombardent à chaque instant, suite fragmentée d’images, de conversations, d’odeurs, et le contact des objets et des gens. Nous en effaçons la plus grande partie afin de vivre dans un semblant d’ordre, et ce remaniement de la mémoire se poursuit jusqu’à notre mort.

Siri Hustvedt est bien trop intelligente pour se laisser prendre à ce trompe-l’œil dont l’univoque dénonciation confinerait, chez de frustrés phallocrates, à du déni. Peut-être parce que ses romans sont si peu romanesques, le récit s’efface derrière le commentaire, la réflexion y est une forme particulière de narration. Au premier degré, notamment dans Un monde flamboyant, la réflexion s’élance de ce que lui aurait volé son statut de femme. Difficile de ne pas penser à la fausse piste de son mari, Paul Auster. Choisir plutôt d’évoquer la contamination de la création, le partage de la perte. Occasion aussi de réaffirmer la nécessité de ne pas faire de la perte un lieu commun — ma vie parmi les ombres — dans un univers aussi feutré qu’endeuillé, remords et regrets, confortable mélancolie. Le roman donne un visage à cette perte, la singularise précisément pour montrer ce qu’elle a de commun. Tout ce que j’aimais, ce qui malgré tout se préserve. La moins mauvaise façon de parler d’art est de dessiner tout ce qu’il aurait pu dire ; épuiser par le commentaire toutes ses fictions, en faire une grisaille où se devine le devenir du personnage, toujours ce qu’il aurait pu être, non ce qu’il se contente, comme nous, d’être.

Interruption : le vide est celui qui empêche de pousser une pensée jusqu’à sa conclusion prétendument logique, celui qui permet de maintenir ce qui échappe. Un jugement esthétique : une œuvre parle quand elle dévoile une façon de voir le monde, quand son style trouve, peut-être par hasard, une cohérence avec cette façon d’affirmer son absence à ce que l’on raconte. Le lecteur doit y entendre la qualité particulière de silences, d’omissions, de dénis qui sont la forme la moins incertaine de rapport au Soi. Le roman dans ce qu’il ne dit pas, son ontologie par ce qu’il ne dit pas, son reflet infidèle et percutant par son économie de moyens. Ça parle, quand derrière se devine une personnalité, l’arbitraire construction de ce que l’on pourrait nommer une sensibilité.

L’échec alors de la compensation de toute projection. Le roman ne rattrape rien, n’excuse que dalle, ne pardonne ni ne rédime. Au mieux, il met à nu notre désir de compensation, les mécanismes quotidiens de son fertile échec. Nous n’avons pas d’autre vie, seulement le désir de peupler le vide de celle-ci. En extrapolant, seule façon de lire qui vaille, car elle permet, dans un probable contresens, de s’approprier le propos, Un monde flamboyant met en scène la nécessité de l’obstacle. La dissension entre Bataille et Leiris : l’auteur du Coupable voyait dans la Seconde Guerre mondiale un bénéfique obstacle, le moyen de contraindre la fragmentation de sa pensée ; celui du Miroir de la tauromachie en soulignait les viduités, les incapacités à faire de lui un homme accompli.

L’hypothèse est la suivante : Un monde flamboyant donnerait une forme à l’usurpation que serait toute création. La protestation de voir s’approprier ce qui ne nous appartient pas et qu’à ce titre on a fait sien. Expression simultanée (nous tenons à ce terme tant il écrit une résolution surréaliste des antagonismes qui limitent notre pensée) d’une révolte contre la domination masculine de l’art et une vision de ce qu’auraient pu être ses manifestations, Siri Hustvedt offre une vision optimiste, radicalement améliorée, du Soi.

Définition momentanée (peut-être même simultanée) du Soi : l’instant où le moi passe outre ses déterminations dans sa confrontation, l’échec de son appropriation totale, avec l’autre. Le moment où lecture et écriture deviennent un même geste, l’inquiétude du lir&crire pour emprunter ce si riche concept à Benoît Vincent. Mais un emprunt qui serait une biffure, une dissonance, une façon de se singulariser par le participe présent. Nous souhaitons nous désolidariser d’une certaine littérature française, mettre à l’écart ce que nous avons tant aimé. Cerner notre objet par ce qu’il nous semble ne pas être : une de ces abstractions sérieuses où l’écriture est un objet en soi. À cause de leur totale évidence sur le sujet, nous ne parlons ni de Quignard ni de des Forêts. Nous cherchons comment le roman donne visage, incarnation quotidienne, au vide.

Le plus souvent par des redondances, des reprises par plusieurs personnes, du même motif. Rien à en conclure, seulement en tracer des liaisons, des points de rencontres arbitraires où pourrait se deviner une sensibilité commune. Toujours comprendre un roman par les prolongements qu’il trace. Non tant son empreinte dans une mémoire strictement personnelle, mais plutôt l’esquisse d’une mémoire collective qu’il laisse affleurer, par hasard. Ne nous laissons pas prendre à cette abstraction que nous prétendons fuir. Revenons à l’exemple pour préciser qu’une idée n’existe pas en soi, mais seulement dans la forme qu’un personnage parvient, dans l’écorce opiacée d’une existence, à lui trouver.

Ainsi, toute époque se caractérise peut-être par les formules dont elle abuse. Éclairage intéressant sur les illusions auxquelles elle ne saurait renoncer. A room of one’s own, une chambre à soi, un espace pour Soi dont seul le roman sait saisir les profils perdus. Bien sûr, la conquête d’un espace restreint, hors d’atteinte, hors de tout travail reproductif, à l’écart, espérons-le, de toute domination masculine, serait un espace sans sujet, un lieu de tangence concret à la béance banale et commune où se mire ce que nous tentons d’être.

Ce noyau était le manque — « manque » est un meilleur mot que « désir » : il exprime cette envie d’atteindre quelque chose sans y parvenir, cette aspiration, cette attirance physique à la fois intense et mélancolique, très vite un peu triste et lucide, mi-passionnée, mi-résignée.

Attrapons un autre reflet de cette capture d’un espace à soi qui repousse le désir de compensation, plaçons Claire Messud en regard de Siri Hustvedt. Pas question, bien sûr, de décider de la maternité d’une idée. Il faudrait alors croire qu’un auteur puisse découvrir une idée, qu’il ou elle ne soit pas qu’un catalyseur, un réflecteur hasardeux de ce qui le dépasse, ne dépend de lui que dans la mesure où il y retrouve ce qu’il veut ou peut entendre. Simultanéité de femmes qui construisent des maisons de poupées, recomposent un monde miniature où l’ordre et l’immuable cacheraient le désir de mort (y disparaître pour enfin apparaître). C’est bien sûr ceci aussi qu’occulte ce vide dévisagé, recomposé.

Dans La femme d’en haut, Claire Messud figure l’importance d’un regard autre pour saisir le vide qui préside au désir de représentation. On ne se départit pas de l’illusion de la singularité ; on jalouse son pouvoir d’incarnation. Une illumination à préserver, l’espace d’un instant, c’est comme si le couvercle du monde se soulevait, comme si le monde lui-même était une maison de poupée, et que vous découvriez quel effet cela ferait de le voir tout entier, d’en haut : une magnificence vertigineuse.

Dès lors, digressons, revenons à notre absence de sujet : l’entremêlement des regards. Ou quand la parole critique se fait récit. Pluralité d’histoires empruntées. Simultanément au commentaire pourrait se déployer une appropriation de toutes les amorces d’intrigues, des résumés d’arguments où les livres se confondraient pour révéler ce qu’ils ont de commun. De plaisants aussi, car cet amalgame d’histoire suffirait à créer le suspens, l’inquiétude, l’oubli qui excusent la lecture d’un roman. Le vide éthique qui présiderait à notre désir, ou manque donc, de récit.

Sans conscience de notre imposture, le silence seul est justifié. Mais cette imposture est, elle aussi, une imposture. On l’exhibe à l’envi en conservant tous les instants où on en aurait triomphé. Il en reste parfois des signaux biffés, des vestiges attendrissants et signifiants. De cela non plus on ne témoigne pas. Celui qui dirait l’imposture fondamentale d’être au monde serait un imposteur. On touche pourtant au sujet par des détours et autres miroirs. Leiris le disait avec une grande clairvoyance : on ne parle de l’angoisse que quand elle est dépassée, quand on a trouvé des substituts, des dérivatifs à ce seul sentiment commun à tous. Leiris affirmait alors qu’il conviendrait de transformer l’angoisse en mélancolie. Le roman amoindrit, mais rend palpable cette réponse toujours en vain opposée à l’ordre des jours. Elle ne discernait que vacuité et terreur, ne voyait que l’insondable faillite de l’humanité, échec masqué seulement par l’illusion grossière qu’il avait du sens.

Ou peut-être que le récit n’échappe à ses lieux communs que par le pastiche. Prendre la réalité à revers pour mieux voir qu’elle est maison de poupée. Au premier regard, les romans de Claire Messud seraient une inversion du point de vue, le malaise dans la civilisation exprimé au féminin. Toujours plus pertinent, moins usité et en conquête d’un espace dénié, que les troubles du mâle blanc hétérosexuel. Se départir du cliché n’est pas lui dénier toute pertinence, mais plutôt contempler comment, hors de tout récit, il nous définit. Ces clichés qui décrivent fidèlement quelque chose, raison pour laquelle nous en usons et abusons, jusqu’à ce qu’ils se réduisent en poussière. En vivre, par procuration, l’épreuve permettrait cet écart minimal qui, dans les faits, peut se nommer singularité. Jamais inutile de rappeler à quel point le langage les reconduit. L’hystérie comme comportement éminemment féminin, sa solitude serait pathologie, refus d’un ordre établi qu’on laisse reposer sur elle. L’universalité du vide, une fiction au masculin ?

Platitude indépassable : le roman se focalise sur les instants où l’identité comblerait ses béances, s’affirmerait, où se dessinerait ce qu’il conviendrait de faire d’une existence. Peut-être n’a-t-on pas encore trouvé de question davantage insoluble, persistante, et dont pourtant les conditions pour chacun sont à la fois communes et singulières. Un point de vue féminin pour se souvenir qu’il est difficile d’ignorer les déterminants sociaux comme d’en faire une explication définitive. Grandir en étant une fille c’était apprendre à avoir peur. Claire Messud insiste en tout cas sur la pression sociale qui pousse à envier, à s’identifier, à faire valoir, à devenir personnage, dans cette quête d’identité qui dessine le miroir de l’artiste. Sans qu’il s’agisse d’y reconnaître un portrait de l’autrice. Le roman ou la mise en regard de l’impossible mise en récit de nos vies. Le contraste, son oscillation, tout ce qui ouvre à la pluralité d’un regard sur un vide dont on peut parler tant il poursuit cette existence, au jour le jour, celle obstinément sans mot.

Vous prenez soudain conscience de la vie intérieure, sauvage et inconnaissable, de chaque personne autour de vous, conscience que chacun vit dans un monde muet aussi riche et étrange que le vôtre, et que vous n’avez aucun espoir de connaître quoi que ce soit à fond, pas même vous.

Le vide dans sa banalité, sans condescendance, pour mieux prendre à défaut ses aspirations élevées, ridicules, exemplaires. L’artiste est aussi creux que les vies dont il s’empare, voilà la seule chose qu’il peut reproduire. Son rapport au vide devient alors une mise à la question de son propre rapport au sacré, à son éloignement ritualisé dans une religion instituée qui déteste et proscrit toute appréhension personnelle du vide. Le roman ou l’histoire de cette conquête du vide, son écart équilibriste face au nihilisme.

Désir Imbécile d’Éclairage Universel, le vide conserve la trace d’une divinité dont la présence hante le roman. Et c’est nous qui l’avons tué, il faut se souvenir de la deuxième partie de la célèbre sentence nietzschéenne. Dieu est mort, tout est permis ; peut-être. Le roman doit-il continuer à perpétrer cet assassinat, sans doute davantage qu’en déplorer la culpabilité. Trouver en tout cas un visage à cette déréliction (cette absence de sens, cette attente d’un récit qui nous dépasse) à laquelle nous échappons par intermittence. Le vide est un interstice, une faille de la matière, un soupir de l’athéisme. Le moment où croire paraîtrait presque souhaitable, précisément parce qu’inenvisageable. Un exercice de scepticisme.

Toute la question dans la mesure, c’est de retirer la matière, qui boursoufle, fond, cloque, craquette, flageole. Ce qui reste quand on a tout enlevé, voilà ce qui est fiable.

Cécile Portier donne un visage contemporain à cette sceptique et artistique déréliction douteuse. Dans la distanciation ironique, elle incarne les impossibilités du roman. On le sait, depuis Perec, le roman ne peut épuiser la réalité d’une description, il ne peut qu’inventer les œuvres d’art qui en catalogueront la vanité. Une façon de cerner la difficulté, l’impossibilité peut-être même d’un art au participe présent : un art qui dénoncerait la vanité du monde sans nous promettre, trop tard, des jours meilleurs, une hypothétique et insaisissable vie après cette mort dont il est censé nous guérir.

Pour parvenir à une voix commune, le roman de Cécile Portier fait le pari de la subjectivité portée à son comble, aux tréfonds de sa radicale absurdité. Faut-il préciser qu’il s’agit exactement de la démarche entreprise par Leiris : ethnographie d’un vide, d’une magie manquée, reconduite…? Au fond, le rapport à la divinité (notons que dans la tradition mystique, elle apparaît seulement dans l’absence), ce serait la parole rendue à sa solitude, à une vocalise du vide d’une expression qui fait sens dans sa probable absence de destinataire, dans la conscience de sa douloureuse et urgente inefficacité. Dieu est une page 404 : sous la forme d’un écran oublieux, la claire conscience que l’art reste sans commanditaire. On continue, quand même, à collectionner tout ce qui rendrait inopérant le temps qui passe. On pointe la vanité pour voir si on peut éviter la nature morte, on laisse son angoisse contaminer le lecteur tant elle seule anime le texte, invente la magie d’une interprétation faussée. J’aimerais que tout soit signe de cette même sensation d’inanité.

Une erreur imagée, un idéal dédoublement : de soi d’abord dans un personnage qui se dédouble mais surtout, ensuite, du monde dans l’écoute des échos qui le constitue. Le vide d’un auteur jamais n’évolue seul : l’homme est défait à son image, car qu’en serait-il des hommes sans la certitude, peut-être illusoire, de ces discours mystérieux qui les lestent, dans l’envers de leur vie, de leur juste poids d’ombre. Il faut entendre ce que d’autres livres, d’autres parcours, en surprennent. Sans méconnaître, bien sûr, le vide de cette intuition invérifiable. On pense ici à deux noms pour montrer le vide, une transparence par effacement, de toute mise en récit de ce que nos obsessions ont de commun : Pierre Cendors et Jacques Abeille. Au-delà d’un style disons ornemental (virevoltes de phrases labyrinthiques pour refléter un vide en anamorphose), ces deux romanciers inventent un rapport éperdu au texte, la possibilité toujours estompée ou égarée d’imposer une vie enfin autre. Sans doute nous rappellent-ils seulement cette évidence : le style vise à faire de l’écriture autre chose que le reflet fidèle — paraît-il — de nos réalités. Séparation de l’oralité, de son immédiateté, manière de passer à un autre mode. Jacques Abeille use de l’imparfait du subjonctif. Voir dans cette conjugaison une image du roman tel que nous le dévisageons : le respect d’une forme datée est ce qui permet, ô paradoxe, de perdurer dans la subversion. Dans une formule un rien prétentieuse, creuse, le seul vide que nous voulons envisager est celui qui dédit le dit, conteste l’organisation dont les failles, béances et gouffres, forment la crédible cohérence.

Les contrées d’Abeille est un univers qui, tel un cénotaphe, se referme sur son vide si fascinant, sur les superpositions de strates de secrets et de mystères, sur le vide inquiet qui anime l’effacement de tous les narrateurs de ses romans, tant, qui sait, peut-être tous, autant que nous sommes, hommes et femmes, sommes-nous des fragments dépareillés et épars d’un grand livre que nous ne savons lire. La trame la plus évidente de ce récit à plusieurs voix, en plusieurs volumes, serait une poursuite des uns par les autres comme pour nous suggérer que tous les personnages de Jacques Abeille étaient en quête d’un auteur, d’une origine. On aime plutôt penser, plus en accord avec ceux de Cendors, qu’ils sont avant tout à la poursuite d’eux-mêmes : on comprend avec une sorte de lointaine et fulgurante évidence qu’en nous, quelqu’un ou quelque chose, sans nom occupe notre absence. Soudain un personnage sort de son secret pour mieux y revenir ; la parole advient, dans son étrangeté, sans rien à savoir de celui qui la prononce. L’inadéquation au monde comme condition pour le dire, pour tenter surtout de le décrire non dans son connu mais dans sa part d’inconnu. Fuite et disparition, deux ferments de la fiction.

Dans le très beau et fondateur, Les Jardins statuaires, Jacques Abeille interroge aussi la fonction de l’imitation dans ce processus de création dont l’auteur souligne sans trêve le vide. Je n’ai jamais compris l’engagement informulé qui lie des hommes entre eux. Je pressens qu’il s’agit de la mort ; quelque chose qui serait en dehors du désir. On veut combler un vide, répondre à une inquiétude, on accouche d’une creuse statue. Le plus passionnant chez Jacques Abeille reste sa manière de trouver différents reflets à l’impensé au sein du labyrinthe d’inscriptions éperdues, le désir d’une grande suite narrative, qui caractérise chacun de ses personnages (tous narrateurs probables d’un autre narrateur), le souffle d’une inspiration errante qui a traversé quelques pages imprimées au hasard. Pour pirater ce Cycle des contrées, en parler ce serait s’emparer de ce en quoi on croit se reconnaître, on pourrait en faire un dérivatif de notre déni de la déréliction. On ne serait pas le premier à penser que ce que l’on refuse à envisager nous définit avec une grande sûreté. Les statues d’Abeille adviennent comme un mythe déjà passé, une ethnographie fantôme, elles apparaissent comme d’inquiétantes ombres, pour ne pas dire qu’elles confrontent à la déréliction. Par un incertain emprunt à Hölderlin, on pourrait la définir ainsi : le poète porte la trace des dieux enfuis.

Il y a sans doute, en tout homme, comme en toute femme, poursuivait-elle, une certaine idée, une certaine combinaison de pensées qui constitue en lui ou en elle la mort. Mais quoi qu’on fasse, on ne déchiffre jamais cet emblème même si parfois on s’aventure en deçà de lui, dans le gris indistinct des fonds.

Un des plus sûrs vides où l’on voudrait se reconnaître serait dans un écart à la nostalgie, particulièrement celle des grandes suites narratives qui, paraît-il, nous manquerait, à cette défiance nostalgique, ce sentiment d’insuffisance de soi et d’incertitude du monde. Nous avons besoin de récits collectifs, mais prions pour que toujours ils soient de substitution, jamais uniques ni dans les textes ni dans les interprétations. On toucherait à l’ambiguïté primale du fait religieux : on y implore, à ce qui se dit, ce que l’on ne saurait supporter ; on l’approche indirectement, il advient malgré soi, dans nos manquements, au prix de cet effacement de soi qui est, peut-être, dans son caractère inavouable, l’appréhension souveraine du vide. Le roman donne différents visages à ce geste que l’on pourrait, nouveau piratage, appréhender dans l’emprunt de cette formule de Pynchon : être hérétique à sa propre hérésie.

Jacques Abeille ou la reconnaissance athée de l’absence comme lieu où le sujet s’égare, devient Soi dans l’effacement. L’idée initiale, aime-t-on à croire, apparue dans un rêve selon la légende entretenue par l’auteur, serait celle-ci : un homme sans origine explore des domaines, des jardiniers y cultivent des statues, en corrigent parfois les inflorescences, les précipitent dans l’abîme une fois achevées. La fin de ces statues, de toute création, exprimerait la malédiction de la ressemblance. Les statues sont imprévisibles, parfois pourtant elles reproduisent les traits de celui qui en accompagne le surgissement. Il ne lui reste plus qu’à s’effacer. Le Cycle des contrées n’affirme, sous différentes formes, rien d’autre : l’exigence de la divergence, l’entretien de l’ailleurs, la préservation du rêve. Et si, dans leur disparition, nous n’avions pas de meilleures grandes suites narratives à imposer. Conservons la trace de ce qui aurait pu être, le récit de nos continuités par nos défaillances, fragmentations. Aspiration intacte, encore.

Le roman, l’archéologie de l’ardeur ? Peut-être si c’est pour montrer que cette intensité du vécu n’apparaît pas au passé, survient dans une reviviscence, l’exigence d’une forme autre. Le vide sans cesse appelle des dispositifs pour effacer son étendue, éclairer ses ombres, redonner vie aux disparus qui l’animent. Pierre Cendors ou la voix des morts comme une présence dédoublée à soi-même, seule façon d’habiter, par écho, l’enracinement dans la plénitude du vide où nous flottons et où se déploie, s’entend ou s’imagine, ce que nous appelons par abus de langage une conscience propre. Donner une incarnation aux figures qui nous hantent, une image des revenants les plus grinçants. Un film avec Adolph Hitler en hologramme, voilà une façon de questionner l’ombre portée de la Shoah comme manque primordial, point de départ de toute littérature sérieuse, contemporaine, pardon. À l’instar de chez Jacques Abeille, la parole est un effacement, la subsistance d’une extermination. Pour s’inventer un double, sans doute faut-il avoir touché à cette disparition, à la conscience de cette perte où s’écoule notre vie. Ne jamais surtout prétendre la réparer, la combler, seulement lui trouver d’autres formes, des métamorphoses de substitution toujours. La narration, miroir et piège de toutes nos figurations transitoires, reflète ce que nous attendons : une expérimentation détournée, dédoublée, de l’absence.

C’est là, dans ce fond le plus inaccessible de l’être, à ce degré zéro d’une internité où les pensées, mais non l’esprit, meurent d’asphyxie, que nous demeurons insaisissables à autrui comme à nous-mêmes.

Lire serait une absence sans sens quand elle ne produit pas une sommation à la présence, à l’intensité et à l’acuité. On pourrait le dire ainsi : notre appropriation du roman consisterait à croire qu’y gisent les ultimes résidus, réserve primale, de poésie. Faire de sa vie une œuvre d’art, devenir ce que l’on est, façon peut-être de traverser le vide, d’en éprouver l’inconsistance, de s’égarer dans cette vision dont ne restent que des doubles, des images de ce que l’on aurait pu être. Une expérimentation effleurée de souvenirs de l’avenir, de nostalgie originatrice de ce qui aurait pu advenir. Des archives (au pluriel d’un incessant dédoublement toujours possible) qui apparaissent dans leur dissémination au vent, dans leur relecture par des lecteurs aussi hallucinés que le personnage dont ils recomposent errance et perte. Un outre-chemin.

Inutile d’en faire ici le récit, conservons des impressions. L’illusion d’une fraternité solitaire, d’une parole qui enfin se met à nu. Loin de ses arguments sociologiques, de la plaisanterie du Zeitgest ou dire l’époque serait en représenter platement, réalistement, les plus plats symptômes, le roman chez Cendors est affaire d’hommes seuls, de vieilles âmes anarchistes, qui parlent à des hommes seuls. La perte primordiale nécessaire au dédoublement serait celle de notre identité mondaine, écrire serait s’en détacher pour mieux ressentir ce qu’elle a d’immuable, d’intemporel, de commun donc jusqu’à la confusion. Il nous faut des romans qui continuent à s’adresser au loup des steppes en nous, à la glorification de cette folie dont, sagement, nous nous préservons. La trace alors de, rencontre stellaire, toujours dans la conscience qu’un autre monde est non seulement possible mais indispensable. Il ne s’agit pas pour autant, il est nécessaire de le rappeler, de se résoudre au vide de nos univers.

D’une manière diablement (comprendre par une série de doubles) incarnée, Pierre Cendors y revient sans trêve : tout commence et finit dans un vide insondable. Le langage, par ses brèches et béances, parvient pourtant à nous en donner un visage dans les failles des individualités errantes convoquées, retrouvées, dans le si envoûtant Silens Moon. L’intuition poursuivie par Cendors est que le vide originel serait textuel, imaginaire pour le moins : ouverture à la dépressurisation des révélations que l’on y croise. Toute écriture est un hommage, un athéisme tant elle s’élance de l’absence de ceux qu’elle célèbre. Une hérésie sans hagiographie, une bifurcation afin de céder ni au pastiche ni au commentaire.

Une voie nouvelle pour revenir à l’absence d’origine : pour évoquer ce que fut pour lui la présence d’Herman Hesse, Pierre Cendors construit deux livres. Comme si le je de l’auteur, en soi parfaitement indifférent, ne pouvait s’affirmer que dans une lecture-navigation, poème en forme d’aphorisme, perpétuation (tuer le père) d’une lecture de Hesse. Un peu à la manière (on voudrait le deviner) dont Jacques Abeille se livre, se cache et se dévoile derrière le pseudonyme de Léo Barthe — l’auteur ultime, obscène, poursuivie dans une grande partie du Cycle des contrées —, on devine une image de Cendors dans son Tracatus Solitarius, sa protestation mimétique — un ordre sacré, hanté par une femme à jamais élusive — heureusement empruntée, d’une solitude essentielle, imaginaire, livresque dans son sens éperdu et labyrinthique.

J’étais anéanti, j’exultais secrètement. Rien ne pensait en moi et cette vacance me haussait à une cime.

On l’aura compris : c’est de ce moi-même égaré que je parle ici. Visage de celui que je suis, vide à n’en point douter, à travers les échos des différentes voix qui me constituent, dans l’effacement, l’oubli. La hantise au hasard, par effacement. La certitude que les lectures, leurs souvenirs plus ou moins lointains, rapiécés et empruntés comme on feint de se souvenir d’une citation collée, comme une bifurcation de sens, peuvent et doivent se composer autrement. Peut-être même dans un maintenant sans cesse répété, perçu dans ses infimes altérations. Saisir une littérature au participe présent reviendrait à composer avec sa virtualité, avec sa vacuité extatique.

Sa forme achevée porterait alors, tel le souvenir, l’exigence de l’effacement, une formule talismanique pour sortir du monde sans en sortir, un blanc chamanique de la parole. Une parade, une béance, d’autres parcours de lecture. Des cercles autour du vide, c’est entendu.

Retournons à d’autres origines, perpétuons le piratage de tout ce qui nous parle chez Cendors. Conservons des courts-circuits, des rapprochements hasardeux, bref tout ce qui souligne le vide de toute pensée construite. Il faut en souligner alors le partage : livrer seulement ici des intuitions, d’autres peut-être les poursuivront comme on pourchasse, chez Abeille et Cendors, des auteurs, des fantômes, comme on continue à croire qu’ils nous parlent, à nous seuls. Leur trouver d’autres images, d’autres noms, d’ultimes miroirs de ce que nous ne sommes pas tout à fait, mais ne pouvons renoncer à prétendre incarner : la vie plus forte, moins vide qui sait oublier l’infinie disponibilité, la viduité où, au quotidien, nous échouons, pour retrouver une faim errante, un contre-jour émotionnel, tous ces instants où vivre serait une réponse à ce qui ne dure pas.

L’énigmaire, l’inspiration, l’absence à soi, l’intensité est le territoire inventé, arpenté, par Pierre Cendors. Hanter un lieu détruit, effacé comme à l’ombre de l’incarnation cinématographique. Se croire, un instant, le gardien d’une frontière indécise, celle des lieux où l’envoûtement s’était effondré. Ombre écrasante de Tarkovski, Cendors s’en détourne. Retourner sur les mêmes lieux, en écrire similitudes et dissemblances revient à inventer un temps autre, impossible, ce présent en train de se faire, tout de projections, et s’exprimant précisément dans le participe présent ici poursuivi : un souvenir de l’avenir. Hypothèse mélancolique : regret caressant de tout ce qui n’est pas advenu qui devient, une fois mis en récit un avenir regrettable, si terrorisant qu’il contraint à modifier notre présent. Une nouvelle biffure, avarie subreptice dans le réseau fermé du quotidien, un principe actif pour s’extraire du vide irresponsable, somnambulique, sous la menace duquel notre quotidien se déplie. Savoir, sans pouvoir s’y situer, que celui qui se trouve renaît, se maintient dans les commencements tout en évoluant dans son siècle sans que l’impermanence des modes ne l’altère.

Dans son intensité le roman pourrait conduire à une dépréciation de notre expérience du réel. Il en fait au contraire une expérimentation : autant un précipité (au sens chimique) que la nécessité de hacker ce présent prétendument sans participation, une façon d’éprouver cette exigence intérieure qu’on ne peut ni expliquer ni raisonner, seulement épouser de tout son être. Le roman ce serait l’art d’affirmer : ce n’est pas ce passé-là que l’on veut (on ne veut pas de roman national ; on veut revenir, sans merci, sur nos origines pour en inventer les erreurs ou absences) parce que nous ne voulons pas de cet avenir (on ne veut pas vivre infecté dans un mauvais roman de science-fiction où seule la répression pallie l’absence d’échappatoires). Sans doute est-il encore temps de faire autre chose de ses projections dans un avenir qui, à l’instar de celui des Cycles des contrées de Jacques Abeille, est aussi une image de notre passé. De lire afin d’écrire un autre ordre du monde, une perpétuelle autre forme à cette exigence mélancolique (elle s’élance d’une conscience d’un vide profond où elle ne manque pas de finir : la pensée de l’origine rejoue en mineur nos terreurs de la fin) qu’un autre monde, à tout instant, est possible.

Un autre discours à déjouer serait celui d’une écopoétique. Préservation de la nature et autre platitude. Difficile pour parler du vide de ne pas préférer l’entropie. Indispensable et impensable incréation nécessaire à la création. La littérature qui préserve ce qui est, regrette ce qui aurait eu lieu, masque de perfection ce qui intervient, dans l’espace vide de représentations littéraires, seulement dans sa dissolution. Redire la disparition pour se tenir au seuil de ce trou noir qui aimante les phrases d’où elles s’élancent et se dissolvent.

Stupide constat : le vide a besoin de support, d’un lieu imagé pour ne pas sombrer dans l’abstraction. On l’a dit : le roman de l’artiste, la transfiguration de soi dans une forme de rédemption en devenant créateur, la vraie vie proustienne est, désormais, un temps définitivement perdu. Notre époque (formulation volontairement creuse) sait courir à l’abîme, son art s’y sait promis. Il lui faut trouver des formules pour que la catastrophe ait lieu, pour continuer à faire comme si persévérer à représenter son point aveugle nous en préserverait : on parvient à en délimiter les lieux comme on quadrille le vide, en y suspendant des ponts, des liens de hasard, des exemples qui prouvent surtout qu’il n’y a rien à prouver.

Les contrées d’Abeille se définiraient par leurs confins, dans leurs rêveries de l’ailleurs. Le point terminal de tous les reflets, l’abîme de toutes les mises en abyme, de toutes les créations de substitutions qui imagent ce que devrait être, aurait pu être, cet immense cycle de romans. La croyance commune qu’il faudrait trouver une origine à toutes nos pertes. Les statues ratées (ou trop réussies, c’est tout un) sont précipitées dans un bord au bord du monde, au seuil du représentable. C’est sur ce seuil que se tient la parole, une frontière vers laquelle converger, où entretenir un dialogue nu avec le langage du réel.

Un endroit toujours au présent puisque s’y projette tous les futurs, surtout les impossibles. Orze, la mère de toutes les énigmes, l’endroit où entendre le canto canon du chaos, des symphonies pour instruments quiets, un notturno où la musique s’éteint. Autant de traces d’une expression supérieure dont Pierre Cendors conserve la possibilité, en précipite l’effacement. Avec l’élégance de l’ellipse tant l’incarnation du lieu doit ouvrir à un temps autre. Entropie, espace-temps, autres noms du vide qui nous constitue. L’écriture transformerait cette friction, l’énergie qui fond vers le vide donc, en désastre, en un seul présent potentiel, jamais advenu, toujours comme une présence. Écouter des voix, des vides : Je compris alors, bien que terrifié, qu’il était possible en se frottant au monde d’y déclencher des brins de soi, pour s’y dépeupler peut-être.

Le silence de ses espaces infinis serait censé ne plus nous effrayer, il nous relie, dans l’hérésie non d’une absence de souvenirs, mais dans l’invention, la perpétuelle perturbation, des voix qui les portent. On pourrait le dire ainsi : saisir l’instant serait saisir le vide des coïncidences où se devine l’écho de ses paniques, d’étranges similitudes entre des récits contemporains, incréés depuis une même époque. Seule façon, qui sait, de tisser la matière des rêves qui, surtout dans leur répression, caractérise le maintenant. Trois noms où le présent, sa perte, se dissout dans une voix sans autre origine qu’une anachronique radio, les restes d’une conscience supérieure, le souvenir de cette résistance — laisser trace, ne pas accepter le monde comme il est — qui moins mal que tout nous caractérise. Lucie Taïeb, Lucien Raphmaj, Amélie Lucas-Gary inventent le maintenant — hic et nunc — d’une projection dans le désastre, l’éperdu sauvegardé malgré tout.

Tout récit conserve les traces d’un récit alternatif souterrain, il faut s’y faire, et on ne saura jamais absolument démêler ce qui a eu lieu de ce qui pourrait avoir eu lieu.

On pourrait alors poser cette hypothèse : le roman ne prend pas en charge le présent, ne joue pas les Cassandre d’un futur comme projection de tout ce qui maintenant a été raté mais comme la projection d’un avenir. Il repose sur cette pensée magique à la base de toute écriture : elle est une conjuration, une contre-narration, biffure et parade. On écrit seulement pour fixer le vertige de ce qui ne (se) passera pas, c’est ailleurs que doivent grandir les histoires — l’indicible sur l’apex les inspire.

Contre la mort en premier lieu. Bien sûr mais avec une certaine élégance tant il faut encoder nos détresses pour qu’elles cessent de n’appartenir qu’à nous. Raturer les présences qui n’en sont plus, rayer d’un trait rageur la bonne conscience de l’expression (de la pensée positive qui la sous-tend surtout) « travail de deuil ». Inventer d’ultimes bifurcations à ce qui revient, aux disparus, aux ombres qui constituent le fantôme que nous sommes. Suprême, désespérée et dérisoire résistance à cette réalité partagée, constituée autour de ce vide essentiel : la mort mise au rebut, loin des yeux et de la perception. Sans doute d’ailleurs ce qui fait la réalité quotidienne profondément inhabitable comme si elle était hantée par le vide occulté de la mort, comme désirer mourir, mais ne se dit pas ainsi, comme un silence, davantage, ne plus avoir de mots pour rien, pour ce flou en soi, cette brume tout autour, cette brume tout en soi, ce sentiment de ne pas exister.

Dans Les échappées, le réel dessine son avenir — le passé qui échappe, ou le futur qui déborde — en donnant une image de cette perte fondamentale. Elle est peut-être (l’avenir c’est le peut-être, la maigre certitude du malgré tout) l’ellipse qui relie les fragments dont se constitue ce roman tout d’ombres projetées. La signification est sans doute une de ses échappées capturées dans le titre. La mort revient, avec un autre visage, la présence d’un enfant mort taraude le récit : elle est ce qui continue à ne pas lui donner un sens définitif. Le pouvoir est vacant et chacun veillera, désormais, à ce qu’il le reste. Variation autour d’une disparition, le fantôme d’une explication, un temps toujours autre. Soudain surgit la protestation de ce qui ne devrait pas se passer et pourtant ressemble furieusement aux rêves réalisés des tenants de la réalité unique, ceux pour qui l’épuisement salarial demeure seul horizon. L’enfer du monde du travail où chaque individu est remplaçable, disparaît quand il ne produit plus assez.

La conscience du vide, la non-acceptation de la mort devient notre seule résistance. On éclaire ainsi les images de perte de la première partie des Échappées. Ne jamais se résoudre à ce vide que rien n’occulte. Malgré tout, la persistance de la croyance de dire autrement le monde, d’en laisser subsister une conscience flottante dont on ne sait si elle est avenir, passé, ou temps amalgamé de la conscience de notre perte. Il ne saurait, à l’évidence, s’agir d’offrir un salut clé en main, de faire de la littérature le prêchi-prêcha d’une parole rédemptrice. Continuer à offrir la possibilité d’une autre interprétation à ce qui résonne dans la nuit, raconter des riens, la floraison d’un arbre, lire le dictionnaire, laisser éclore l’irréductible inutile. La vie est vide, ses innombrables temps morts sont la seule résistance à la rentabilité. Éluder toute naïveté, écouter la mélancolie de la résistance. Cette obstination esseulée du sens qui échappe, ce vide qui creuse tout raisonnement, cette croyance que raconter suffira à ce que ça ne se passe pas, à ce que tout puisse continuer à se passer autrement. La magie survient seulement dans ses reprises et autres ratés, rémunérée par la seule instance qui avait ce pouvoir : le réel.

Quarks, électrons, muons, taus, neutrinos, gluons, photons, bosons… Avec leurs noms compliqués, ces sauvages interrogent l’innommable origine.

Le maintenant de la fiction est toujours une catastrophe éludée. Amélie Lucas-Gary l’explore dans Hic. Curieuse remontée dans le passé pour examiner le futur où une radio porte elle aussi cette parole de non-assignation. Le récit se décompose en strates temporelles, en capture d’un lieu comme vestige de tout ce qui aurait pu le constituer. Ici et ailleurs, la matière est une fiction. Dans ce paysage, les hommes sont des ombres barbares, des passagers aussi importants que l’eau qui s’y écoule. Sensible effacement, ludique aussi, ensuite aux antipodes survient la catastrophe : tout cela n’a pas plus d’importance qu’un hoquet. L’histoire qui hoquette, se répète, balbutie, se projette et préserve le rêve qui la constitue. Le roman ouvre ses vides, invite à interpréter l’effacement, les dévorées s’abolissent dans l’espace.

À nous l’histoire de cet ailleurs. À nous l’histoire de cette nébuleuse.

Ainsi avoir conscience que ce qui passe est ce que nous avons en commun. Il faudrait alors le privatiser, le rendre strictement individuel, le cantonner à un moi sans échappatoire tant tout ce qu’il manifeste se devrait d’être mesurable, mercantile. Notre dernière parcelle d’humanité, expression suprême de notre vide puisqu’il, paraît-il, compense le quotidien diurne, reste le rêve. Capitale Songe, île artificielle où le rêve serait devenu capital, en voie de disparition, épuisé quand vendu. La préservation des interstices comme seul endroit, où nous pourrions, à la dérive, survivre. Le conditionnel laisse place au futur : l’avenir n’est pas une projection mais le commentaire de ce qu’il aurait pu être, les rémanences spectrales de son discours. Peut-être même le vide entre deux livres d’un auteur, la reprise sous une autre forme de sa parole, la continuation par dédoublement de ce que l’on peut deviner comme ses obsessions. Par diffraction intime de mon multivers. Je dis “mon”, je dis “je”, cela est une fiction.

On lévite, on écoute Radio Levania, la parole en lévitation : point de rencontre entre variations, fragmentations de la fiction et achoppement de la parole critique. Lucien Raphmaj montre alors le vide primordial : celui qui hante l’impossible narrateur, les identités plurielles qu’il emprunte dans chacun de ses récits au genre, variable lui aussi. La part romanesque après une question de conjugaison apparaît dans une collision grammaticale, une indifférenciation pronominale. Aucun je chez Raphmaj, il y substitue, par emprunt, un il où le elle s’amalgame (une île ? Pour faire isthme et rediriger son choix d’un emprunt à l’écriture dite inclusive), Blandine Volochot pour explorer l’identité commune entre Blanchot et Volodine. Une critique qui reviendrait à imiter la parole, parodier la présence et les personnages des écrivains dont il parle, à pirater la pensée pour voir ce qui reste : un vide que l’on pourrait dire sien. L’essentiel serait de lui trouver un lieu pour pouvoir ensuite créer — par emprunt et pastiche encore — une formule qui en cernerait l’idéale absence. Capitale Songe le fait en plongeant dans ce lac primordial, cette ultime retenue d’eau où se noie le rêve d’un inconscient collectif irrécupérable. Ce rêve, Lucien Raphmaj le nomme par le mot, trop labile pour devenir concept, de désistānce.

On invente des mots pour conjurer le mauvais sort qui nous accable, les énergies qui nous vident.

Au fond de toute cosmogonie survient le vide. Pour parler d’une littérature au participe présent, il faut dévisager ce que la science (ne peut-on pas l’envisager comme une hypothèse mélancolique : vraie jusqu’à ce qu’il soit prouvé que ce soit faux, déclinaison d’autant de fictions, en détournant ses hypothèses) propose pour pallier cette peur primale. Dans l’espace mathématique, projection idéale de ce vide qui nous enveloppe, une pluralité de monde serait possible, présence simultanément absence obsédante. Conception vertigineuse, toujours au seuil de la compréhension, du vide des représentations qu’elle peut faire naître. L’Apocalypse déçoit. Lucien Raphmaj en fait une voix limpide qui commenterait le désastre niché dans toute écriture. Des manières d’apocalypse qui seraient aussi une origine, le trou noir où naît et disparaît Blandine Volochot. Un rien conceptuel, il faut l’admettre, écouter ce qui en subsiste : une voix, un reflet dans l’éther, épopée neutre composée des fluctuations de cette pensée réticulée.

On l’entend à nouveau décliné dans son livre suivant, on aime la persistance avec laquelle Lucien Raphmaj se demande quel vide en lui parle. Ou plus simplement quelle voix trouve l’espoir pour subsister dans le multivers plein de mutations de Capitale Songe. L’idée de toute littérature qui ne soit pas passéiste est de se demander quelles formes et quels tons trouverait une conscience contemporaine. Un des vides avec lequel, paraît-il, il nous faudrait composer serait la perte du statut auctorial de l’auteur. La fin du roman, la mort de l’auteur, allez savoir. On s’intéresse plutôt aux dérèglements des consciences qui subsistent. Non plus seulement à quoi peuvent rêver des moutons électriques, mais quels seraient les cauchemars d’une intelligence algorithmique, finira-t-elle par dépérir après avoir colonisé, catalogué toutes les latences, vides et rêves de l’humanité ?

De la désistānce à la désidération. Par une biffure, dans le sens sonore que lui donnait Leiris, Lucien Raphmaj invente un autre rapport à la disparition. Une fascination stellaire donc. Au fond, on interroge ceci : la naissance d’une figuration, ses coïncidences avec l’épistémologie contemporaine, dessine d’abord une fulgurante constellation. Possiblement, par approximations et poussifs épigones, à s’imiter elle-même. Souvenir d’un univers au-dessus de nous, sa réserve vide d’illuminations.

Disons-le autrement : le vide est l’expression de nos insuffisances, méconnaissances et toutes les étranges manières dont on pille ce que l’on n’y comprend pas. Inventer alors un autre schéma de pensées. Il paraîtrait que pour appréhender l’inconnu on le réduirait toujours au connu, on ne connaîtrait pas, on reconnaîtrait. Peut-être pouvons-nous bifurquer, interpréter nos incompréhensions. Emparons-nous des notions flottantes proposées par Raphmaj, piratons-les, écoutons-en les échos stellaires. On voit les étoiles, dit-on, quand elles sont déjà mortes. Le roman, ce serait une persistance rétinienne, une lumière qui survit dans un temps non pas suspendu, mais comme l’expression d’une distanciation. Un intervalle exprimé en années-lumière, la mesure de ce vide est l’espoir d’une lumineuse persistance. La fin a déjà eu lieu, peut-être n’en avons-nous pas eu conscience. On recommence, on remplit le vide autrement.

Le vide, c’est s’intéresser à ce qui subsiste au flottement d’un vocabulaire qui n’accepte pas la restriction, dont polysémie et possible contresens sont échappatoires et désastres. Tant que la langue peut être court-circuitée, elle ne se laissera pas résumer à un mot d’ordre, laissera entendre nos doutes.

Pas un instant je ne cessai d’attendre qu’une chose se produise. Une chose qui mette un terme à l’histoire. Une chose qui donne une explication au mystère — quand bien même je n’aurais pas su dire en quoi le mystère consistait.

Au risque d’érafler ce soupçon de vernis intellectuel, cet esprit de sérieux et de contentement de soi qui en tient lieu, qui validerait mes propos, suggérons que le vide se dévisage dans toute son évidence dans le polar. Un récit raconte toujours un vide, le roman policier sait l’inanité des innovations formelles, met en garde contre la gratuité des complexifications à l’envi. Polémique un peu… vide, sa simplicité serait décevante, sa réussite commerciale suspecte. Posons cette hypothèse : le polar dérange, car il nous confronte à la platitude de nos mobiles. Nous sommes vides, agissons comme des pantins, désirons malgré tout que l’histoire ait une fin, que tout soit remis en place. Le roman est et reste un divertissement coupable. Pour en finir avec l’auteur, on pourrait le considérer comme un artisan. Le polar, ce serait la satisfaction du travail bien fait. Rien d’autre, à nous de nous débrouiller ensuite avec l’impression de vide laissée par n’importe quel livre refermé.

On pourrait aussi se référer à tous ceux qui en empruntent la structure pour mieux en éluder le dénouement, pour mieux éclairer la disparition au centre de tous les récits. On le sait : un personnage n’existe pas, il est l’agrégat, toujours hasardeux, de mots, de rythmes, d’idées que parfois ils dictent. Plutôt que de penser que le roman ne parvient jamais qu’à portraiturer des disparus, ne parle que de morts plus ou moins virtuels, on pourrait penser que les portraits les plus accomplis sont ceux qui s’ouvrent au silence entre leurs mots, aux ellipses entre leurs évidences psychologiques. Ici s’impose alors le souvenir de L’Été des noyés de John Burnside.

L’occasion d’évoquer le point de rapprochement du vide pourchassé dans ces lectures : la solution de l’image. Le roman ou la possibilité d’incarner l’abstraction, d’en offrir non tant une représentation personnelle qu’une vision de ce qu’elle pourrait être, une variation derrière les mots où se dessine un personnage. Ou peut-être rien de plus qu’une irrégularité infime, discutable même, dans l’étoffe des choses.

Le polar repose, pour partie, sur cette évidence : on ne portraiture qu’un absent, on ne trouve des mobiles et autres motivations que trop tard. L’autopsie et ses images saisissantes, le savoir ne veut pas dire s’y résoudre. Perdue d’avance, la lutte contre le vide ne dit pas autre chose. Il subsiste des interstices d’incertitude, des visions de ce qui aurait pu être, des écarts au regret.

Burnside, bien sûr, ne fait pas du polar, il n’en emprunte pas même les trompeuses apparences. Les fantômes qui l’animent, qui ressurgissent dans son œuvre sont infiniment plus poétiques. La disparition, dans L’été des noyés comme dans Le bruit du dégel, devient l’endroit où les mots se dissipent, font sens. L’espace poétique peut-être. Un peu pompeux peut-être.

Plus simplement : comment rendre sensible une perte sans sombrer dans le pathos ? Peut-être par l’art de l’ellipse. On pourrait, s’il le fallait vraiment, juger un roman par ce qu’il se refuse à préciser. Façon d’éprouver la force du rapport au vide entretenu par son auteur. Écrire un livre avec le moins de mots possibles, tel est le souhait de Dashiell Hammet. Ensuite, on subit l’écriture blanche, les insignes facilités de son efficacité. L’économie de moyens propre à ce genre parle seulement en sa profondeur.

Manière de remettre les mots trop grands à leur place, dans le vide. Tout ce qui ne trouve ni image ni incarnation est tu. Grandiloquent indicible : la croyance dans le roman est de penser qu’il ne trouve expression que dans des situations précises. Des tableaux dont le polar accentue la dynamique, approfondit surtout l’atmosphère. Là intervient sans doute toute la beauté de l’ellipse : un paysage en trois mots, un état d’âme en une notation, l’examen des déterminants sociaux sans insistance.

Un des vides explorés par le polar serait le sens de la communauté. Par convention, par facilité narrative aussi parfois, le roman policier aime les milieux restreints pour pointer ce qui y déraille. On goûte parfois le cocon d’un univers forclos ; on préfère quand même quand la fiction dessine une utopie. Willnot de James Sallis où la mise à la question de la communauté. Depuis Melville, « je préférerais ne pas » demeure l’affirmation la moins vide d’un individu dans sa communauté. Toute communauté se fonde sur un meurtre, la mort ou au moins une absence qui en déjoue la fatalité. On lui trouve des responsables, des substituts, des explications ; on fait société. James Sallis en propose une autre lecture. Ou, comme il le dit en citant un auteur connu de science-fiction, la seule question qui importe est la question suivante. Plus seulement savoir qui a tué, comment, ni pourquoi, mais comment l’absence fait sens, collectivement, contraint si je veux échapper au vide du temps, de poursuivre une narration où ne se donneront plus cours que la prose du monde et la bêtise humaine. La bêtise citoyenne, la barbarie, la vraie.

Le roman policier serait alors un art de la substitution. Le lecteur substitue ses craintes et manques à un monde où tout fait sens, tendu en principe vers un dénouement qui remettrait tout en place. Une vision archaïque : elle réduit le polar au vide de sa structure narrative. L’un des premiers à avoir systématisé le dédaigneux confort du roman policier fut Barthes, en parlant d’un texte de Balzac. C’est dire. On ne peut pour autant réduire l’ambivalence du roman policier, céder à la facilité d’y lire l’émanation d’une contre-culture valorisée parce que prétendument populaire. Ne nous trompons pas : le polar n’est pas porteur de contestation. Il pointe seulement des interstices, laisse apparaître les failles du quotidien. On peut, certes, se demander qui s’intéresse aux instants nuls, aux temps morts, à tout cet irrémédiable dans lequel s’écoulent nos vies, banales. Sans souligner la pertinence de l’argument sociologique derrière lequel trop souvent se cache le polar, le vide qu’il révèle a un intérêt, dans l’idéal, pour le miroir altérant tendu à notre saine incapacité à nous résoudre à n’être que ce que nous sommes. Certes, pour l’essentiel dans des fuites momentanées, des identifications de substitution.

S’il nous manque quelque chose ? Sans aucun doute. Mais c’est pour ça qu’on lit, non ? Pour ça qu’on tisse un lien avec les autres ? Ça nous permet de nous faire une idée des vies qu’on ne peut pas vivre.

Poussons encore un peu. Hypothèse outrée : le polar est souvent regardé de haut, car il interroge ce que l’on peut espérer de la littérature. Une confiance désespérée dans ses capacités d’altération, dans ses infimes modifications de la perception. Peut-être, simplement, laisser perdurer le vide. Aucun récit ne viendra le combler, on fera de nouvelles enquêtes pour substituer d’autres visages à cette absence qui ne nous appartient pas. Pour se laisser aller à des interprétations trop transparentes : la mort spectaculaire, deuil et disparition, sans doute n’avons-nous d’autres peurs où nous projeter.

Nous choisissons peut-être bien nos craintes et nos frayeurs, me disais-je. Nous nous effrayons de petits détails de manière à empêcher l’important de s’approcher suffisamment pour nous inquiéter.

On regarde alors, impassible, apaisé aussi parfois, des fantômes, les décors auxquels ils donnent sens. Le vide autopsié par le roman policier est celui de nos hantises, des traumas qui reviennent et qui définissent un individu, la société dans laquelle il prend place. Certes, le polar, par commodité, accentue le trouble, parodie sa violence, rend désespérément visible ce qui nous manque. Mais il met ainsi en scène une des croyances les plus fondamentales, peut-être la plus pérenne, de tout récit : représenter une horreur permettrait de l’empêcher d’advenir. Ou alors autrement. Ou alors en sachant que l’on ne s’en remettra pas. Qu’il faudra d’autres récits, que le vide aura un autre nom, donnant, phrase après phrase, des coups de bec au désordre du monde.

Conservons alors la tentation de la biffure leirisienne, à continuer à dire, pour les vivre, des états de glissement. Chasser la mort en traquant tout ce qui y échappe par une connaissance de Soi, aussi intense que possible. Se faire le biographe des absents. Pour mieux entendre que la pratique du roman, sa lecture qui serait participante, en se confrontant à son vide, consisterait à se déprendre de ses croyances. La mélancolie est une ombre, un mirage heureux à condition de s’en déprendre. L’ultime image du vide qui nous anime ?