Joséphine Lanesem

Trésors et Trouvailles

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Abrüpt

Légende

Ce livre présente une trentaine de collectionneurs : un funambule collectionne les nœuds, un philosophe les miroirs, un père et une fille les branches qui les relient, un somnambule les cloches qui le guident, une guérisseuse des boîtes pour le vide qu’elles cernent…

La collection permet d’explorer le monde sensible, d’en avoir une connaissance détaillée et nuancée, mais aussi de maintenir l’équilibre intérieur, en portant remède à la perte sans combler le manque. Rationnelle jusqu’à l’irrationnel, elle appartient à la plus haute science comme à la plus grande folie et allie la rigueur de la méthode aux charmes de la magie.

Souvent, presque toujours, c’est une survivance de l’enfance. Bien qu’elle se montre et s’expose, elle se nourrit du plus secret de l’être, de souffrances enfouies, de joies fondatrices. Cette histoire du collectionneur qui se raconte dans sa collection, j’ai voulu la déterrer, la mettre au jour. L’objet qu’il collectionne est l’alambic où se résolvent ses contradictions, la matriochka où s’emboîtent ses souvenirs, le nœud où s’embrassent sa peur et son espérance. Il est son plus fidèle portrait.

Si ces histoires ont une fin, si ce livre a une fin, les collections n’en ont pas. Elles poursuivent une quête qu’aucun objet ne saurait achever, car, au-delà de l’objet, elles courent après le temps, qui court plus vite qu’elles.

Les cloches

Zed rêve d’une banquise, comme toutes les nuits, d’un continent glacé. Cette fois-ci, il a pour dos une poutre cloutée et pour visage du verre brisé. Épave, il coule lentement. La nuit sera longue. Le jour, il est distrait et oublie aussi bien ses papiers que ses rendez-vous, ses clefs que le nom de ses filles, mais la nuit il se souvient du monde à sa naissance, ce qui lui donne une grande paix malgré sa dispersion : il sait que rien ne se perd.

Il rêva de la banquise pour la première fois à onze ans. Levé sans se réveiller, somnambule suivant le chemin tracé par la lune de la chambre au salon, il monta sur un fauteuil et décrocha le miroir au-dessus de la cheminée. Il le souleva aussi haut qu’il put et lâcha. La glace se fracassa, dans son rêve comme dans la réalité. Réveillé en sursaut par le bruit, jamais il n’eut aussi peur qu’à ce moment-là, dans la pièce vide où résonnait l’écho d’un événement terrible et inaccessible.

Depuis cette scène, sa mère accrocha des grelots à ses pyjamas ou une clochette à son poignet, pour être réveillée par ses promenades nocturnes, les surveiller et, si nécessaire, les interrompre. Pieuse, elle espérait aussi que le son sacré des cloches chassât les démons qui possédaient son fils et appelât les anges à son secours, comme il avait, aussi loin qu’elle s’en souvienne, là-haut dans les montagnes, protégé son village des tempêtes, des épidémies, des invasions et des famines, des tentations de la ville comme de la sauvagerie des forêts, ouvrant une voie directe, une voie à vol d’oiseau entre terre et ciel, Dieu et les hommes. D’autres incidents survinrent malgré tout : à l’aube, Zed se réveilla dans une station de bus à l’autre bout de la ville, dans le jardin d’un château de la périphérie, sur le balcon d’un ami, sans se souvenir de ce qu’il avait fait de sa nuit.

À la mort de sa mère, il trouva dans le coffre au pied de son lit, mêlé au linge de nuit, l’abondante pluie d’or des grelots et des clochettes, qu’il avait plus ou moins cabossés dans son sommeil immobile ou funambule. D’elle, il ne garda que ça, les débris du fil sonore, impalpable, infrangible, qui avait couru comme l’amour même de sa chambre à la sienne. Il complète de temps à autre son héritage, y ajoutant un grelot de Noël, une sonnaille de chèvre, le toupin d’une vache des Alpes, des agogôs du Brésil, un bonshō du Japon, des bols tibétains, l’alarme d’un navire naufragé, le carillon d’une chapelle ensevelie, l’appel à la margelle d’un puits pour le malheureux qui y tomberait, le klaxon d’un train à vapeur du Far West, l’amulette d’une ceinture de parturiente, la méditation d’un jardin miroitant.

Les cloches tintent et tintinnabulent dans son esprit, pluie d’or continuelle aux vitres de ses soucis. Il apprécie leur rusticité d’objet aussi simple pour la main que pour la pensée, leur liesse carnavalesque qui célèbre la vie sauvée, ressuscitée, et ce brassage ample et lent du temps lourdement soulevé par l’airain, cet ébranlement profond de l’âme, qui, en continuité avec l’air, est parcourue d’ondes longues sous le choc du maillet, le lieu enfin qu’elles bâtissent sous l’arc de leurs échos, un lieu clos, recueilli autour de son centre et pourtant rayonnant. Les cloches comptent parmi les premiers instruments. Elles naissent du feu et de la fonte avec les seaux, les pots, les vases et les gamelles et n’en sont au final que la version sonore. Elles chantent le foyer et la famille, l’abri et l’asile, par leur courbe de sein, leur balancement de berceau, leur clôture de tente, suspendues au beffroi, à la porte d’entrée, près de la table à manger, appelant à se retrouver, se réunir. Dans leur oscillation où le lointain devient proche et le proche lointain, on entend le retour, depuis les mers, les champs ou les pâturages, depuis le travail, la tourmente ou la guerre, l’éternel retour chez soi.

Zed songe souvent à elles, plus souvent qu’il ne croit, et sûrement plus souvent qu’à sa mère, ou même à ses filles, s’inquiétant de leur état, leur rangement, leur conservation et surtout d’un vol potentiel, multipliant les pièges et les cadenas. Ce foyer fantasmé prime peu à peu sur le réel, comme s’il était un foyer dans le foyer, creusé en son centre mais à la dérobée, plus intime, retiré et profond, finissant par former le bruit de fond de ses pensées, trop constant pour qu’il en prenne conscience, jusqu’à cette nuit où le cri de sa fille cadette le déchire ; et Zed se réveille en sursaut, hérissé dans le silence glaçant, comprenant soudain que l’événement terrible et inaccessible qui l’avait paralysé enfant, dans le salon au miroir brisé, est en train de se produire maintenant. Il se précipite dans la chambre des petites et voit, par la fenêtre ouverte, à la clarté des réverbères, l’aînée qui marche sur l’arête du toit voisin. Il reconnaît la démarche : elle dort. La cadette tremble au point de claquer des dents. Il la prend dans ses bras et la câline. Elle a cinq ou six ans, un de ces détails qu’il oublie. La déposant sur la chaise près de la fenêtre, il lui dit avec une douceur espiègle, comme si ce drame n’était qu’un jeu : « Regarde ta sœur. Si tu la regardes, elle ne tombera pas. » Sans lui laisser le temps de répondre, il part chercher quelques cloches dans sa collection. Il en choisit trois, celles de la chèvre, du puits et de la parturiente. Revenu dans la chambre, il commence à les agiter, d’abord maladroitement, puis avec de plus en plus d’agilité, composant une mélodie qui appelle l’enfant. Celle-ci suspend ses gestes, surprise, puis se tourne très lentement vers eux. Elle écoute longtemps avant de prendre le chemin du retour. Avançant sans appui dans la nuit, pieds nus dans sa chemise flottante, tache claire de plus en plus définie à mesure qu’elle approche, lueur, feu follet, elle semble marcher entre les vivants et les morts, à la frontière des mondes. Zed, pour la première fois, voit les yeux fermés mais voyants des somnambules. La cadette aussi, elle en tremble de nouveau et son père lui chuchote, tout en continuant de jouer des cloches : « Regarde ta sœur, regarde-la et elle ne tombera pas ». L’aînée touche enfin à la fenêtre, se penche et entre, descendant de la table à la chaise et de la chaise au sol, puis s’arrête, hésitante, au milieu de la pièce. La nuit est entrée à sa suite et scintille dans la chambre. Ses paupières closes ondulent sous le défilement de ses rêves. Ses poings s’ouvrent et se ferment en un morse muet. Zed ne la réveille pas, il la remet au lit en guidant ses gestes et reste à son chevet le temps d’attacher les trois clochettes au bas de sa chemise. Ce faisant, il raconte à la cadette le pouvoir des cloches qui sauvent de la nuit les voyageurs égarés et que, pour cette raison, on baptise Sauveterre. La petite applaudit, elle en veut une elle aussi et choisit dans la collection que son père, dans l’urgence, a renversée au sol, la plus petite, le grelot de Noël.

Les choses

Depuis dix ans, personne ne pénètre dans l’appartement d’U ; et qui y rentrerait peinerait à le décrire. Il est comble, n’offrant aucun espace où placer le corps ou même le regard. Tableaux, tabourets, escabeaux, boîtes à chaussures et à bijoux, sacs en toile et en plastique, figurines, magazines, gongs, toupies, tongs, clefs à molette et à portail et à carnet, bâtons d’encre et d’encens, dés à coudre et à jouer, colliers, câbles, pinces, cartes, photos, post-its, plantes mortes ou vivantes, paniers, savons, chaussettes, écharpes, livres, réveil, tiroir, pelotes, bouillotte, tasses, tringles, entonnoir, napperons, peignes, tubes de peinture et de crème, cage, miroir, caméra, peluches… comment savoir en vérité ? Impossible de démêler les objets de leur amoncellement. De toutes tailles, ils s’enchâssent et s’entrelacent. Les énumérer reviendrait à les distinguer les uns des autres. Or ils font masse, mur, mer. Tissu ou papier, plastique ou porcelaine, fer ou bois, quelles qu’aient été leurs premières forme et matière, ils sont devenus le grouillement, le pullulement, la perpétuation d’un même objet sans limites, multiple et démultiplié, dont la loi est le désordre et le destin la sépulture. Sans doute ont-ils d’abord gagné les murs, contre lesquels ils s’appuyèrent et grimpèrent d’étagère en étagère, avant de s’écrouler et tapisser le sol, où de nouveau ils s’entassèrent et se déversèrent, lentement et inéluctablement, jusqu’à remplir des pièces entières. Des galeries basses et étroites, déjà parsemées de billets et de tickets divers, permettent à U, menue, proprette, modeste, d’aller et venir, des toilettes au lavabo, de la table à la fenêtre, lui réservant quelques alvéoles où elle se lave, suspend son linge, grignote des galettes de sésame et des racines de gingembre, s’assied, lit, rêve, sirote un thé acheté au distributeur de l’immeuble, puisque sa cuisine est depuis longtemps inaccessible. Elle dort au hasard, ici ou là, dans des châles qu’elle balade dans un panier. Souris curieuse et clandestine dans la poche encombrée d’un géant. Taupe patiente et prudente dans les entrailles de ses souvenirs. Enterrée vivante se débattant entre ses trésors et sa poussière.

Les gens ignorent sa condition. Ses voisins ne prêtent pas attention à cet étage sombre et silencieux, puisqu’aucune nuisance (odeur ou bruit) n’en provient, la poussière n’étant pas pourriture. Chaos calme et sans éclat qu’est le sien, camouflant et étouffant ses luttes. U elle-même est d’une discrétion et d’une distinction au-dessus de tout soupçon, toujours polie et ponctuelle, jolie malgré son âge, comme une fleur d’herbier, remarque la boulangère, encore parfaite dans sa forme mais terriblement desséchée. Sa solitude, si elle était sue, serait difficile à concevoir. À peine un sentiment, plutôt un point au cœur, circonscrit et sans issue, un poinçon qui la marque comme on authentifie le métal pour dire : celle-ci coulera, droit au fond, elle ne sait ni nager, ni flotter. Ce n’est pas la solitude d’une personne, mais celle d’un objet : une fenêtre fêlée, une chaise vide, un thé éventé. Une poupée gonflable lui tient compagnie, trouvée au coin de sa rue, affaissée contre la benne à ordures, jambes écartées et tête baissée, une de ces prostituées de plastique à l’âme malléable devenue sa sœur en détresse et détritus. « J’ai été comme toi », chuchote-t-elle en tricotant ; et la poupée est loin, déjà égarée dans une galerie, mais qu’importe, elle l’entend : « J’ai été comme toi. J’ai aimé. Tu vois comme ça m’a aidée. »

Pourtant U n’est pas malheureuse. Rarement a-t-elle été autant en paix avec elle-même, sans crainte, sans demande, comblée. Remplir la rassure. L’espace, devenu ami, chaud, enveloppant, la protège du dehors. Il lui est terreau et terrier, nid et grenier. Elle est fort occupée toute la journée à y ménager un minimum de vide et à éviter par des étais et des seaux les incendies et les glissements, choisissant sciemment de vivre au cœur d’une catastrophe, comme si la catastrophe était chez elle ; et, en effet, ce chaos n’est pas sans rappeler le lieu où elle a grandi : la ville sous les bombardements, les immeubles éventrés se déversant, l’intimité sens dessus dessous. Sa voix crépitait comme du feu en demandant de l’eau. La faim la rendait dure, elle léchait des cailloux. Il y avait des trous dans le sol et sur sa peau. Elle n’a jamais eu d’enfants par peur du visage qu’ils auraient eu.

Par la suite, sa tante l’avait élevée dans un ordre et une propreté maniaques, qui tentaient de nier les ruines et la misère passées, d’affirmer qu’elles n’avaient jamais existé, allant jusqu’à interdire les parties de campagne qui rappelaient les campements d’après-guerre, puis l’aspirateur et toutes ces machines nouvelles au bruit sourd et assourdissant de raid aérien. U avait longtemps gardé ses habitudes de ménage et de minimalisme, très longtemps, jusqu’à ses soixante-dix ans, quand, en son absence, quelqu’un vint dérober ses bijoux, sa télé et quelques économies. Ce n’était pas grand-chose. Elle n’y était pas attachée et loin d’être ruinée. Elle consigna calmement sa déclaration à la police et reçut un dédommagement de l’assurance. « Ce n’est rien, avait-elle dit à ses voisins. » Mais, de ce jour, elle commença à accumuler et ne quitta presque plus son domicile. Elle se fait un peu la morale, mais pas trop. « Je ne suis pas pire qu’un autre. On tente tous, avec nos moyens, d’arriver au lendemain. Ma tante aussi, à sa manière. Au fond, je ne suis pas plus dérangée qu’elle. »

Lui reste une inquiétude : partir et tout perdre, se retrouver dans une salle incolore et aseptisée d’hôpital, où enfant on l’avait dévêtue, manipulée, pénétrée de tubes et de seringues, avec d’autres enfants, spécimens d’une bombe nouvelle, rats d’un laboratoire à la taille d’une ville. Lorsqu’elle se trouve paralysée par un muscle raide ou une articulation rouillée, elle se garde bien d’appeler à l’aide et attend, terrée sous ses tas, des jours, des semaines s’il le faut, préférant mourir de faim et de soif entourée de ses affaires que de mourir de vide, de blanc, du rien foudroyant qui l’avait menacée autrefois et cette fois ne la manquerait pas.

Un pull effiloché lui sert de repère : elle en laisse des fils ici ou là pour se rappeler où elle a été et où elle va, y enfouit son visage pour dormir, en couvre ses genoux ou ses épaules quand elle tricote ou grignote. Il lui rappelle la jeunesse, le frisson d’un premier baiser que l’homme prend pour de la frilosité et il lui offre sa veste. Quand elle était jeune, elle s’imaginait souvent morte, mais jamais vieille. Peut-être n’y a-t-il rien de plus inimaginable que la vieillesse. Devenir étranger à soi-même. Sentir son corps qui se fige en chose. Ne pas reconnaître son visage dans le miroir, qui emprunte tour à tour les traits de la mère et de la mort et finit par les confondre. Et où est-on si on n’est plus dans son corps ? Est-on encore quelque part ? Au cours de sa vie, U a répété avec sagacité qu’il fallait agir selon son âge, se plier aux usages, mais ces derniers temps elle comprend qu’on a toujours tous les âges qu’on a eus, et pas un seul d’entre eux, le dernier d’entre eux. Comme dans un songe, elle se trouve à la fois au sous-sol d’un abri antiaérien et au sommet d’une tour de trente-six étages, bercée par la prière de sa tante au sein d’un temple et traînant une valise à travers un terrain vague au ciel déchiré par l’alarme ; elle est une jeune fille dont la respiration porte un tonnerre de silence et une femme diligente, prévenante, parfaite et parfaitement absente, elle est une petite fille qui voit sa mère tomber en cendres et une vieille femme momifiée dans du papier journal.

Les voix

Au flanc de l’immeuble se ramifie le métal vert d’un lierre incorruptible qui, au gré de ses liés et déliés, entre volutes et chutes, forge une véranda de verre aux vitres peintes d’un violet pâle, d’un jaune éteint de fleur battue par l’averse. Jardin d’hiver et de hasard aux dalles en damier, cabinet de curiosité et d’invention où la poignée s’est changée en scarabée, le sucrier en abeille, la carafe en palmier, le fauteuil en panier, terrasse ruisselante de ciel, craquelée de plantes et de ruines, où se côtoient crânes et masques, icônes et totems, voiles et miroirs, mais dont le plus précieux trésor échappe au regard. D’une transparence opaline, impalpable, impondérable, ne prenant presque aucune place bien qu’il puisse occuper tout l’espace, il est conservé dans des fioles qu’abritent d’anciens coffrets à maquillage à trois étages, compartimentés et doublés de velours et de miroirs, miniaturisant l’univers du théâtre et de ses coulisses. C’est une collection de voix.

Œu l’a constituée dans l’idée de préserver l’âme, la retenir, du moins sa trace. Quoi de plus proche de l’âme que la voix ? N’est-ce pas la même chose ? À la fois dedans et dehors, elle s’ancre dans le corps et s’y volatilise, s’offrant comme son surplus et son essence, anomalie presque paranormale. Incarnation sans corps donc, empreinte immatérielle de notre matérialité, souffle devenu sonore et qui, en résonnant, crée l’espace qu’il traverse, trame très travaillée de silence et de bruit qu’on appelle le langage, double fond entre le dit et le non-dit, l’entendu et le sous-entendu, chatoiement de nuances et d’ambivalences que tout écrit ternit, vie la plus désarmée, la plus désarmante qui prend son vide pour instrument, creux où tombent et se troublent les années comme dans un puits les pluies et les débris, plongée dans le flux anonyme de tout ce qui bruit et bruisse, enchantement puissant, sortilège des promesses, sésame des définitions, envoûtement du chant.

De la voix, Œu prélève seulement une parcelle, ce qui la casse voire l’éteint pour quelques jours, mais elle cicatrise vite et n’en garde aucune trace. Sa nourrice lui a enseigné ce procédé d’ancienne sorcellerie, jugeant que l’enfant taciturne qu’il était ferait un bon gardien de voix. La personne visée, et qui l’ignore, étonnée de son aphonie soudaine et indolore, se demande quel est ce virus bizarre — et Œu est bien un virus bizarre. Il entretient ensuite ses prélèvements en les humectant régulièrement. Rien de pire que la sécheresse pour une voix, elle s’aigrit et dépérit. Le résultat n’a rien à voir avec les techniques d’enregistrement sonore. La voix ne se fige pas dans une seule et unique version, condamnée à une répétition mécanique qui la désincarne et la désarticule. Métonymie de la voix d’origine, partie qui contient le tout comme le tout ses parties, elle vit et s’invente, jouant de toutes ses harmoniques, ses inflexions et ses tonalités, lorsqu’Œu, ouvrant la fiole, la laisse se répandre tel un parfum.

Riche, prolixe, répétitive, se déroulant sans fin au fil de plus en plus raffiné de ses raisonnements, à la manière dont Pénélope tissait et détissait sa tapisserie et dont Shéhérazade enchâssait un conte dans le conte du conte, la voix de son père charme et captive, tandis que celle de sa nourrice apprivoise et apaise, rude et rauque de grand air et d’espérance, savoureuse bien qu’amère d’être trop crue, accompagnant l’ouvrage plus volontiers que la pensée. Celle de son petit-fils monte et descend, monte et descend, grisée de ses envolées et de ses retombées, faite balle, yoyo, toboggan, va-et-vient entre ici et là, haut et bas, jeu avec l’espace et le temps devenu élastiques et rebondissants, lui rappelant, bien qu’il s’agisse d’une tout autre dynamique, celle du vendeur de granités qui ne parvient à se poser, stridente puis sourde, de tête puis de ventre, à l’image de son corps disproportionné d’adolescent, de ses allées et venues dans les rues vallonnées de la ville, ou de sa place incertaine dans une société inégale, ou de son amour qui devient si facilement haine et sa haine amour. Celle d’un ami, mariée au silence, en a pris la douceur ; même lorsqu’elle résonne, elle écoute ; à l’inverse de celle de sa voisine qui pépie, crépite, clapote, trottine, primesautière, commère. Et celle des étrangers dont il ne sait la langue chante, voix à l’état pur, sonorité déliée du sens, langue natale qu’est la langue inintelligible.

Mais la plus mystérieuse, il l’a écoutée pendant des années sans en percer ni même en cerner le secret. Grave et brève, atone et hachée dans la colère comme les perles éparpillées d’un collier, patiente et éclairée dans la conversation comme la prière égrenée d’un rosaire, juteuse et savoureuse dans la joie comme la grappe de raisins luisante de soleil, la voix de sa femme le ravit. Son oreille y trouve sa plénitude. Il se rappelle, au petit-déjeuner, son visage doux et indistinct comme une mie de pain, son goût de chocolat, le feuillage d’or de ses cheveux où se cachait, brodé dans le dos de sa robe de chambre, un grand perroquet blanc — savait-elle quelque chose de sa collection de voix ? Ce perroquet était-il un clin d’œil ? Il ne l’a jamais su, ne le saura jamais. Car sa femme est morte, bien que sa voix vive. C’est là tout son tourment.

De plus en plus souvent, les voix survivent à leur propriétaire et deviennent même, dès leur vivant, leur fantôme à venir, leur voix d’au-delà. Hanté par toutes ces morts réelles et virtuelles, d’autant qu’il a eu la malheureuse idée de prélever sa propre voix, Œu ne supporte plus sa collection, mais ne se résout pas à la disperser. Sans elle, où iraient les morts ? Que resterait-il d’eux ? Il ne peut pas pour autant vivre avec eux. De souvenirs, ils sont devenus des spectres, peuplant de leurs échos sa véranda changée en bras de limbe, marche de purgatoire, frontière brumeuse et encombrée entre les mondes. Sans doute aurait-il fini par se tuer pour s’en échapper, si la vie, toujours pleine de ressources, n’avait trouvé le moyen de se poursuivre : Œu devient sourd. Bientôt, il n’entendra plus aucune voix, sans qu’il ait eu à en détruire une seule.

Les verres

Dans la cour de l’immeuble, deux fillettes jouent à clapper et clapoter des mains. Les paumes frappent, frappent, frappent, une à une, deux à deux, en haut, en bas, croisées, décroisées, symétriques et inversées. Rebondissement sans balle, tissage sans fil, échange sans objet, jeu sonore avec l’invisible. Gestuelle que rythme l’éternelle ritournelle : trois p’tits chats, chats, chats, chapeau de paille, chapeau de paille, chapeau de paille, paille, paille, paillasson, paillasson… La comptine tambourine, légère, obstinée, pluie fine au fond de ce puits de lumière fraîche et embaumée. Bée, l’aînée, a décidé d’enseigner tout ce qu’elle sait à sa cadette Cée, de la galipette à la roue, du nœud des lacets aux pas de la marelle, du dessin des chiffres et des lettres aux figures de la corde et de l’élastique.

Leur mère se penche à la fenêtre et crie depuis son auréole d’azalées jaunes : « Les filles, vous avez oublié la vaisselle ! » Les deux répondent d’une seule voix, qui, d’être double, est doublée de douceur : « On arrive ! » Elles adorent faire la vaisselle. Elles adoraient déjà, autrefois, regarder leur mère faire la vaisselle, l’ailleurs qu’elle contemplait par la fenêtre bigarrée de linge et d’azalées où la pierre tenait lieu de ciel et la balustrade d’horizon, les airs qu’elle fredonnait à ces moments-là dans l’oubli complet d’où elle était et avec qui, le mystérieux passage entre ses mains magiciennes du sale au propre, du laid au beau, du mal au bon et surtout la précaution et la patience avec lesquelles elle ménageait chaque plat, chaque verre, chaque couvert, la même précaution et la même patience avec lesquelles elle portait, dorlotait et écoutait ses filles, qui s’identifiaient en retour au verre, à la porcelaine, au métal, dûment récurés et rincés, renversés sur l’égouttoir, nets et brillants.

Côte à côte face à l’évier double, l’une chargée du lavage et l’autre du rinçage et plus fières l’une que l’autre de se voir confier une si auguste tâche, les deux sœurs tentent d’imiter les gestes de leur mère, et son regard, et sa voix, mais difficile de faire autant de choses à la fois ; et elles finissent par laver bien prosaïquement les plats, sans cet air de princesse prisonnière de sa tour qui, un jour, elles n’en doutent pas, leur viendra. Les verres attirent toutes leurs attentions. Elles aiment leur transparence voilée de reflets qui révèle, en un éclat, une infinité de mondes parallèles. Elles aiment leur matière à la fois très dure et très fragile comme un cœur innocent. Elles aiment leur épaisseur absente que le regard traverse pour en ressortir transformé. Elles aiment leur manière de retenir l’eau comme si c’était de la lumière et la lumière comme si c’était de l’eau, et comme on y voit ce qui, d’ordinaire, est caché, le secret des substances, leur intériorité. Elles aiment leur fabrication fabuleuse, ce soufflé d’un gros ballon de feu. Et elles aiment le bruit terrible quand ils cassent comme éclate un nuage plein d’orage. Elles les aiment tous, avec ou sans pied, à facettes, à torsades, évasés ou étranglés, troubles ou limpides, bistres ou bleutés, mats, brillants, grainés, perlés, bosselés, larges ou étroits, hauts ou bas, à fond bombé ou plat, fils des pots de confiture ou de la cour des rois. Elles aiment avant tout leur dépareillement. Chacun a sa personnalité. L’un se croit une bulle, l’autre une patte d’éléphant, un troisième une flûte.

Tous leurs jouets ont été échangés contre la verroterie que leurs petites voisines ont dérobée à leur cuisine et leur peu d’argent de poche, pour leur fête et l’Épiphanie, est consacré à l’achat de nouveaux exemplaires. Leur mère ne sait plus où les ranger. En rang d’oignon sur le manteau des fenêtres et des cheminées, en rosace sur les tables de nuit et de toilette, en château de cartes dans les placards, en plate-bande dans le coin oublié d’une pièce. Lorsque passe un courant d’air, les verres chantent en chuchotant et lorsque perce un rayon, ils le dégradent dans toutes ses teintes et ses intensités. L’appartement semble ainsi habité par des fées timides et malicieuses qui conspirent au bonheur, dissimulées dans leurs grottes opalines, leurs buissons de cristal, leurs palais de reflets.

Les deux sœurs savent qu’il n’en sera pas toujours ainsi. Les fées déserteront leur vie. Elles le savent comme ça, comme les enfants savent, sans que personne leur ait dit quoi que ce soit. Elles leur pardonnent déjà. Qu’elles leur disent seulement, avant de partir, un grand secret, le seul qui vaille : comment faire pour s’aimer toute la vie. Les fillettes ne veulent pas finir comme des adultes, s’asseoir avec leur gros visage autour d’une table, pour boire de l’amertume et pleurer très doucement. Elles savent que ça viendra, tout de même, malgré tout. Elles le savent comme ça, comme les enfants savent, sans que personne leur ait dit quoi que ce soit. Mais elles veulent, qu’entre elles, au moins entre elles, rien qu’entre elles, l’enfance soit éternelle, et que résonne à jamais la galerie enchantée de leurs verres comme un éclat de rire qui n’en finirait pas. Elles veulent s’aimer toujours comme maintenant, s’aimer comme des enfants, entièrement. Elles le veulent de toutes leurs forces, mais elles savent que ce n’est pas assez pour leur amour soit sauvé. Elles le savent comme ça, comme les enfants savent, sans qu’on leur ait dit quoi que ce soit.

Les nœuds

À six ans, Air ne sait pas faire ses lacets. Son père, impatienté, le laisse sur un banc : « Tu reviendras à la maison quand tu sauras les faire. » L’enfant essaye de toutes les manières, aucun nœud ne tient. La nuit tombe, un homme dort sur le banc d’à côté. Il décide de rentrer et fourre les lacets sous son talon. Le chemin, il le connaît par cœur, ou plutôt par corps. Il suffit de ne pas penser, de se laisser guider par ses pieds. En cas d’erreur, l’étoile le guidera. À son arrivée, la famille, autour du dîner servi, rit à gorge déployée. « Tu m’as pris au sérieux ? lance son père. Quel con ! » Air a les yeux sombres de la nuit traversée. Il sait que son père était très sérieux. S’il y a une chose que son père ne sait pas faire, c’est jouer. Il ne s’étonne pas de ses fanfaronnades, mais de la complicité de sa mère, de ses frères. Ils savaient qu’il l’avait abandonné et ils ne sont pas venus le chercher. Ils savaient et ils mangeaient. Ils savaient et ils rient. Air se découvre seul au monde. Il est pris de vertige.

Ce vertige ne le quitte pas de sitôt. Il apprend, peu à peu, à le surmonter. D’abord, de manière brouillonne, avec ses camarades dans la cour de récréation, en nouant un foulard autour de son cou et le serrant jusqu’à l’évanouissement. Puis de manière plus élaborée, seul au parc, en nouant une corde entre deux arbres, à deux mètres du sol, et marchant dans les airs. Il grandit, la corde monte. Les arbres ne suffisent plus. Il lui faut des maisons, des immeubles, des ponts, des cathédrales. Air est devenu funambule. Il marche sans soutien et même sans sol, plus haut et plus loin que quiconque, sans rien ni personne. De la chute, il a fait un envol. De l’humiliation, un triomphe. De la solitude, une danse. De l’anéantissement, une vie plus intense.

Bien que formé au cirque, il ne voltige jamais sous le grand chapiteau. Il a horreur des intérieurs. Il veut être dehors, le plus dehors possible, habiter l’air, arpenter l’azur, se reposer sur l’horizon. Son spectacle s’adresse aux passants, c’est-à-dire à personne. Son costume noir et ajusté, d’une extrême sobriété et d’une feinte négligence, l’assortit à son fil de métal. Parfois, une salopette le remplace, l’habillant en ouvrier du ciel, habilité à l’échafaudage des nuages. Le métier est rude, aride, lucide. Air n’est jamais satisfait. Il se méfie de la satisfaction. C’est le plus court chemin à la chute. On peut toujours faire mieux, mais le temps manquera pour faire toujours mieux. En s’arrêtant, on ne fait que perdre l’élan. Il répète sans trêve. Tout art est un artisanat — un apprentissage rigoureux, une immersion dans la matière, une imagination dans le réel. La grâce naît d’efforts sans relâche ; et le travail le passionne tout autant que son résultat, l’ascèse tout autant que l’extase.

Aucun ornement ne vient égayer sa mise, si ce n’est l’or de ses chaussons et de son élastique, celui-ci retenant sa tignasse brune aux nœuds indémêlables, ceux-là empaquetant ses pieds noueux aux veines saillantes, durcis et assouplis à la corde de chanvre. Son visage se passe de maquillage. Il a une peau naturellement dorée, que la sueur paillette, et des yeux vert de jade. Maigre mais musclé, au sol comme au ciel, il paraît frêle et fort, et ce n’est pas le moindre de ses sortilèges. Djinn plus friable qu’une feuille sèche qui, d’un regard, soulève les déserts. Après un spectacle, il ne garde de son costume que quelques fils noirs, attachés en bracelets à son poignet. En descendant du ciel, assis sur une marche de l’échelle de corde, assourdi d’applaudissements, il ajoute un nœud à l’un d’eux, perle dure et sèche comme un cal. Quand un fil est rempli, il passe au suivant. Les nœuds racontent sa gloire. Ils sont ses titres de noblesse. Ils lient son destin.

Air ne prend pas de risque, il affronte un danger. Il ne veut pas mourir. À vrai dire, vivre ou mourir, cela lui est égal ; et cette indifférence est le secret de son équilibre sur le fil. Il n’a pas peur. La chute est une erreur et, pour qui sait son métier, il n’y a pas lieu de se tromper. Sa manière n’a rien de spectaculaire. Il avance sur le fil sans accessoire ni artifice. Aucune longe, aucun filet ne le retiennent. Balles, cerceaux, trompettes, il laisse à d’autres leurs éclats. Air reste discret, même lorsqu’il a le soleil pour projecteur, le ciel pour scène, la ville pour public. Le voici qui glisse avec aisance, ampleur, assurance et une franchise sans défi. Il semble avoir l’espace entier à sa disposition et ne se tenir sur son fil que par délicatesse, pour rassurer la foule. Tout en arabesques — roues, sauts, pirouettes — il évolue sur le lac gelé du ciel, le fil marquant le sillon de son patin. Sa lenteur envoûte. Rien de la cadence saccadée de la cascade et du casse-cou. Tout au contraire, une harmonie travaillée au point d’être le comble du naturel, l’évidence même. Venez, venez donc sur mon fil, vivre la vie réelle. Il ralentit et ralentit encore, jusqu’à s’immobiliser, puis, très doucement, s’allonge, les mains sur le ventre, et s’endort. Une jambe pliée le maintient, l’autre se balance et le berce. Dans son dos, le vide, l’immensité. Soudain, il s’éveille et, comme en retard, se redresse brusquement, le fil entre les jambes, prend appui sur ses mains, par une bascule se retrouve sur la pointe des pieds, s’élance à petits pas précis, court, de plus en plus vite, ses pieds s’ouvrant en canard, ses bras battant l’air, le fil vibrant croirait-on à se rompre ; et il tombe ! Mais non, il s’est rattrapé par les genoux, tourne en soleil autour du fil et se retrouve dessus, les jambes écartées qu’il écarte encore jusqu’à finir en grand écart ; il s’étire à gauche, à droite, puis, réunissant ses membres, se lève, se recompose et, s’excusant par un salut grotesque qui parodie celui, si distingué, de son entrée, quitte le fil à reculons. Joie malicieuse de ce second acte, insouciance qui rappelle l’enfance, celle qu’il n’a jamais eue et que, sans doute pour cela, il retrouve si bien, intacte, au fond de lui.

Un violoniste accompagne ses circonvolutions. La musique fait silence. Elle suspend la parole. Marcher, s’asseoir, se pencher, prendre, lâcher, plier, tendre, les gestes les plus anodins, une fois transposés là-haut, sans objet ni décor, cernant du vide dans le vide, se trouvent transfigurés. Dépourvus de toute utilité, ils révèlent leur sens et leur portée. Sans plus de prise sur la réalité, ils sont d’une réalité stupéfiante, sidérante. C’est l’homme plus nu qu’il n’a jamais été. Qu’importe qu’il soit vêtu. Il est nu. Et même les objets qui manquent à ses gestes semblent se présenter en creux avec plus d’acuité, rehaussés par le rien. En bas, Air, indifférent aux histoires des gens, prête une brûlante attention à leurs gestes, leur grâce insoupçonnée. Il en établit la grammaire et le vocabulaire et finit par connaître le corps autant qu’il ignore l’âme. Le sien lui est limpide, accordé à la perfection, tout en justesse et précision, aligné au nadir.

La vie sur le fil est une présence absolue au point d’être une absence. Air n’a aucune pensée. Une pensée est une chute assurée. Il n’est qu’à ce qu’il fait, qu’à l’instant, qu’au geste. Parfois, il se souvient à peine de sa performance après l’avoir achevée. Seules l’entrée et la sortie se rappellent à lui. Une vie extraordinaire ne sait comment s’inscrire dans la vie ordinaire. Elle la troue de blancheur, comme toutes les doubles vies magiques, celles du loup-garou, de la sorcière, du demi-dieu. Frappée d’amnésie, mais d’une amnésie éblouissante, elle illumine l’autre vie, l’amoindrie. Loin du fil, Air attend simplement de le retrouver, égrenant les nœuds de ses bracelets pour s’assurer de la réalité de ce qu’il a vécu. Quand il s’apprête à une traversée sans figures, il espère son plus grand adversaire, le seul à sa hauteur : le vent. Luttant contre ses assauts, il s’affronte à un dieu. Un dieu considérable, inégalable, forcément victorieux. Mais seule compte la beauté du geste — n’est-ce pas le sens de tout ceci, la beauté du geste ? Une fois, il traversa un fil tendu entre deux montgolfières, au-dessus des Alpes. Le balancier qui le centrait, à la fois règle, arc et crampon, le sacra géomètre de l’éther, ascensionniste du firmament, chasseur de zéniths.

Les coquillages

Elle se rend une dernière fois à la crique, vertige précipité brusquement suspendu de soi à soi, calme plat de la pensée sous le zénith grésillant des sens, azur blanchi le temps de sa chute entre ciel et mer, fulgurance dédoublant l’âme en deux vérités sœurs dont le dialogue s’entend dans le fracas incessant du ressac, fente d’une inquiétude réjouissante dans le miroitement aveuglant de la magnificence, déchirant fièrement la langueur des baies et la douceur des anses, leur facilité sensuelle à céder, concéder, concilier, s’élançant droite avec la force sauvage de la joie, la silencieuse, dit-on dans la région, silencieuse de voix et de pas d’hommes car personne ne l’approche si ce n’est Elle, avec ses cheveux emmêlés et mordorés de soie marine, ses yeux d’onyx, sa parole fauve, la peau brunie et bosselée par la nage et la rame, le cœur oursin d’eaux cristallines, s’aventurant sur la nuit éboulée en rochers sous les aiguilles de midi et les iris enflammés des esprits qui surveillent, sait-on jamais, on pourrait la choper celle-là, elle ferait un bon maléfice, escaladant sa peur qui est son seul sentiment du sacré et lui inspire en conséquence autant de révérence que de révolte, afin d’arriver au rivage où se déposent les coquillages dont elle fait collection, vulnérables, révulsifs, ravissants, offrant leurs ors et leurs argents pastel, aux teintes de sa ville aux dix-huit églises où ne vivent presque que des frères et sœurs, fils de Saint François et filles de Sainte Claire, habillés par la grâce d’un tissu lâche retenu par une corde de salut, éclatant d’un rire qui a la clarté de la pierre où ils sont reclus, annonçant que l’au-delà n’est qu’un jardin, sans hiérarchie ni ascension, sans revanche ni résignation, leurs oreilles semblables aux coquillages qu’elle recueille, la même délicatesse sinueuse au mal, poignante de justesse et désarmante d’adversité, déversés par centaines par la tempête de la veille, intacts et éclatants, alliant en un frisson la fraîcheur du vivant à la minéralité de la mort sur le sable d’un rose qui la touche au plus rose d’elle-même, dans la pâleur de ses aurores, tandis qu’elle marche, précautionneuse, sur la pointe des pieds, pour ne pas en briser un seul, car elle doit achever sa collection avant de partir pour un autre pays, sans mer, ni crique, ni coquillages, ni rose même, et procède ce soir-là au massacre méticuleux du nettoyage : ébouillanter, crocheter, empaler, dissoudre dans l’alcool ou dessécher à l’air pour ne garder que les coques friables et fabuleuses auxquelles elle confie un à un ses souvenirs, chuchotant souffle contre souffle, les pétales de la chair effleurant ceux de la nacre, puis elle les scelle de liège, enveloppe de feutre, empaquète de bulles et les dépose entre des chiffons dans des cartons où elle note, ainsi que dans son carnet, la référence : titre, date et lieu, afin de ne pas oublier l’oubli, puisque tout enregistrement est oubli, ce qui s’inscrit sur le papier, la pellicule, la bande s’effaçant en même temps de l’esprit — lutter contre l’oubli c’est répandre sa nuit, pense-t-elle lorsque sa mère la rappelle parce qu’elle a oublié sa montre à la rondeur satisfaite de qui n’a rien compris, se répliquant aussitôt que sa collection réussit où l’enregistrement échoue en ce qu’elle conserve par enchantement, sans mécanique ni système, le plus mortel, ce presque rien d’un événement, l’évanescence qui est son essence, interrompue par la plainte de ses collines qui la poursuivent à perdre haleine à la fenêtre du train, la perdent dans un trébuchement de lumière et s’éloignent irrémédiablement, leur tendre pelage blond creusé par la caresse brutale du vent, mais elle se nettoie de cette douleur-là comme plus tôt les coquillages de leur chair, restant coquille vide bringuebalée dans le wagon comme eux dans les cartons… jusqu’à entrer en gare du pays gris plus grise que lui : elle y descend dans la saleté des cernes et des soucis, croise la gentillesse étrange qu’on appelle politesse, sourires ménageant la distance, s’arrête aux croassements qui peuplent les nuages et se rappelle le filet rose des flamants jeté sur le ciel noir d’été, la palpitation de la pêche aux étoiles — l’a-t-elle confiée à un coquillage, elle ne sait plus, est-il encore temps, se souvient-elle assez, que reste-t-il si ce n’est le pointillé, le braille d’une mémoire aveugle, songe-t-elle dans son nouvel appartement au sommet d’une tour en ciment, donnant sur une cour d’arbres en poussière où un homme saute à la corde pendant une deux bien vingt minutes en fait, dans la majesté de ses muscles lisses et luisants, immobiles même en mouvement, un effort minime de leur part suffisant à un maximum de puissance, répétition abrutissante figurant si bien son vide qui brasse et entasse du vide qu’elle s’en détourne soudain tenaillée par la faim pour chercher un en-cas dans son sac : des beignets de fleurs de courgette et des petits pains modelés en Saint François et Sainte Claire, encore gorgés du soleil de là-bas, refroidi cependant, légèrement fade déjà, au vague goût de larmes puisqu’ils sont l’ouvrage de sa mère malade, portant un cancer en son sein comme le rocher ses coquillages, et détacher l’un de l’autre, c’est détruire l’un et l’autre, arrête, se morigène-t-elle, arrête de penser, et elle ouvre violemment un carton comme si elle trépanait son cerveau, projetant par accident un coquillage contre le mur, que faisait-il à côté de la cafetière, faute à sa mère, non, faute à toi, toujours à toi, rien qu’à toi, si elle meurt c’est toi, toi le coquillage qui la gangrène de regrets, arrête, enrage-t-elle en le déballant pour le découvrir en morceaux, se reportant à la référence dans son carnet qui ne lui évoque rien, souvenir évaporé, elle a perdu sans savoir ce qu’elle a perdu, ce qui redouble la perte de jamais plus en jamais été, l’anéantit d’un souffle aussi léger que rien — ah s’il existait un grain d’éternité, rien qu’un grain, il suffirait à enrayer l’irréversible, à défaut elle recueille les éclats dans ses mains et les presse, incrustant la nacre dans ses paumes et ses doigts, la brisant encore et encore, pendant qu’elle se recroqueville au sol, en coquillage, en oreille, en cancer, en lèvres, en sein, en sexe, en plaie, pour pleurer aussi silencieusement que sa crique, prenant conscience pour la première fois, elle en a froid, qu’il faudra un jour accepter de mourir.

Les miroirs

Philosophe, Iks adore et déteste les miroirs, ensorcelé et révulsé par leurs mirages. Lieu de naissance et de scission de la conscience, où d’un même mouvement elle se ressaisit et se perd. Promesse d’identité tout aussitôt trahie, puisque la coïncidence est parfaite, mais dissociée et inversée, le même donné comme autre. Transparence rêvée de soi à soi, du monde au monde qui se retire indéfiniment, fuite, débordement, hémorragie du regard, appelé et engouffré dans l’image, une image achevée, parachevée, atteignant l’exactitude et l’exhaustivité de la vérité, mais privée de chair, d’odeur, d’épaisseur, comme si elle ne réalisait son idéal que pour en révéler la vanité. Spectrale, elle transforme la présence en absence, creuse l’être de son reflet, mais se modèle dans une matière entre le cristal et l’eau, plane bien que profonde, d’une densité mystérieuse, qui donne envie d’y plonger, de se perdre dans sa pureté troublée.

Ce que Iks ne pardonnera jamais au miroir, c’est de faire du double la loi du monde. Il accepte que le monde soit un ou multiple, à la limite qu’il obéisse à un nombre fini, quel qu’il soit, mais le deux, le deux semblable à lui-même, qui ne contient pas l’équilibre des contraires, empêche toute ampleur et harmonie, condamne au leurre et à l’angoisse. À moins que le miroir n’ouvre à l’infini ? Quand il se reflète dans un autre, ou simplement par sa capacité à tout refléter. Iks s’efforce de cerner l’essence de ce phénomène, de pénétrer dans sa réalité et d’en extraire du sens, sans y parvenir, mais il n’abandonne pas. Le miroir détient le secret du sujet, de son rapport au monde et donc du monde lui-même, au-delà de ce rapport. La pensée a façonné un objet à son image, un objet qui réfléchit le monde à sa façon. À moins que la pensée ne se soit façonnée à l’image du miroir ? qu’elle n’ait imité ses modes et ses manières et s’en trouve prisonnière ?

Narcisse de l’esprit, hypnotisé par ces inversions et ces tautologies, Iks réfléchit à la réflexion, pris dans le double sens des mots comme des images, ne sachant plus s’il raisonne ou déraisonne — ne dit-on pas justement qu’on paraisonne lorsqu’on souffle un miroir ? Il ne cherchait que le réel — au-delà de la conscience et de la perception, au-delà de lui-même, le réel — et c’est précisément ce qu’il perd. Son bureau s’est rempli avec les années de miroirs de toutes sortes. Des glaces de devanture qui vampirisent les passants. Des glaces de fête foraine qui gauchissent la silhouette. Des glaces de coulisse, enguirlandées d’ampoules ou sculptées de bougeoirs, qui savent enchanter l’obscurité. Des trumeaux de salle de bal qui gardent, dans leur vase mouchetée, les éclats et les échos du passé. Des psychés au monologue intérieur bruissant comme un ruisseau. Des sorcières concaves ou convexes qui méditent l’univers en mauve et outremer. Des miroirs à trois faces où l’espace se plie et se déplie comme un origami, et là se trouve ici, ici là, c’est à ne plus savoir où est quoi. Des miroirs de main, de poche, de secours, fragments de lumière épars et clandestins. Des miroirs ronds où les feuilles d’or se déposent, automnales, autour d’un puits sombre. Des miroirs rectangulaires biseautés dans du bois clair, portes scellées sur les rêves. Des métaux médiévaux, polis et gravés de signes et de symboles prédisant l’avenir. Des poêles antiques qu’on remplissait d’eau pour s’y voir reflété.

Iks ne sait que travailler, il ne connaît pas l’oisiveté, rien que l’ennui quand il est inoccupé. Seul égaiement, les dessins de ses enfants, puis de ses petits-enfants, qui, lorsqu’il a dû les garder, sont venus jouer sagement à ses côtés, sur un coin du bureau. Peu à peu, tous ces enfants sont devenus l’Enfant et tous ces hommes qui se reflètent autour de lui l’Homme. Il n’a plus distingué ni reconnu les autres ni lui-même. Il entre dans son bureau comme dans une bibliothèque peuplée de chercheurs studieux, industrieux, incroyablement silencieux, qui, comme lui, avec lui, se penchent sur le problème du miroir ; et comme il est content de cette compagnie, il comprend soudain qu’elle lui a manqué toute sa vie : il aurait dû passer plus de temps avec ses amis. Le travail devient un jeu pour grands. Ils font tous semblant. Car, c’est évident, le miroir n’existe pas. Où serait-il ? Iks a beau regarder, il n’en voit nulle part. Ont-ils disparu ? Ont-ils jamais existé ?

Une nuit, entouré par ses innombrables collègues qui écrivent en même temps que lui — et il écrit vite, de plus en plus vite, pour arriver avant eux à la grande découverte — il rédige une démonstration comme lui seul sait en faire, aussi facile à comprendre que difficile à expliquer, qui prouve, irréfutablement, non seulement l’inexistence, mais l’impossibilité du miroir. Il ferme son carnet, satisfait. Et tous les autres chercheurs ferment leur carnet, satisfaits. Il doute : qui a fait le premier geste, eux ou lui ? Eux. Eux tous. Quand il a relevé la tête et les a regardés, ils avaient déjà relevé la leur et le regardaient. Un instant avant, un instant inquantifiable — une seconde ? une heure ? — en tout cas, avant. Iks comprend enfin : il est l’unique reflet de cette myriade d’hommes, la rencontre fortuite de leurs mondes parallèles. Il est, lui, de l’autre côté de la réalité.

Les branches

O attend son père, avec patience, confiance, ferveur. Quand elle attend son père, elle redevient enfant, assise sur les marches de l’escalier d’ébène, entre l’atelier au rez-de-chaussée et les chambres à l’étage, à la place du cartable un sac de randonnée, entourée du bois dormant des branches, trouvées en chemin et posées au retour, sombres, noueuses, contre la chaux éclatante. Comme les sculptures d’une galerie, les piliers d’un temple, les arcs d’une église, les totems d’un sacrifice, les arbres d’une forêt fantastique et figée ou un peuple sylvestre se reposant, sous une forme d’emprunt, dans une maison de passage. Ou comme des branches mortes posées contre les murs. Oui, comme les branches qu’elles sont. Droites et fines en bosquet dense et serré. Uniques et dramatiques, étirant leur ramage. Intègres en leur écorce d’argent ou vermoulues en leurs végétations. Filandreuses, râcheuses, grumeleuses. Gélives et veineuses. Vrillées, festonnées, sarmentées. Belles défectueuses. Belles abandonnées. Charnues, crevassées, fissurées. Rases ou chevelues. Festoyantes et endeuillées.

Son père collectionne toutes sortes de choses inutiles et charmantes. Seules les branches, ils les collectionnaient ensemble. Ils ne ramassaient pas tout ce qu’ils trouvaient. Au contraire, ils ne se penchaient qu’appelés avec force vers la forme couchée dans les fourrées. Il faut, disait son père, que « ça se déjette avec allure », qu’il y ait « de l’âme dans l’aubier ». Il faut, dirait O, que « quelque drame se joue dans la ramure », qu’elle « raconte une histoire qu’on n’ait besoin de débiter ». Ainsi s’est constituée leur fresque de ruines et de nudité, irréfutable et inachevée comme un hiver, triste et belle de sa tristesse.

Au parloir de la prison, son père lui apportait des brindilles, cet or brun des forêts, en souvenir de son enfance de promenade, d’escalade et de cabane, et O souriait gentiment, mais n’y voyait que des barreaux, de minuscules barreaux, non pas de sa prison, mais du monde devenu prison, puisque tel est l’effet de la prison : faire du monde une prison, apprendre et rappeler sans trêve que la liberté n’est que l’illusion de l’obéissance, priver de toute assurance, étendre une menace sans limites, si ce n’est une force plus grande. Elle s’y était trouvée pour sabotage. Son père ne la comprend pas, mais il ne lui en veut pas. Il ne lui en a jamais voulu pour quoi que ce soit. Elle croit qu’on peut changer le monde, lui non. Il connaît la résistance de la matière pour s’y être affronté chaque jour de sa vie et d’innombrables nuits, alors que sa fille se passionne dès la petite école pour la plasticité des choses sous le burin des mots. Ainsi, elle est nomade et lui sédentaire, elle révolutionnaire et lui réactionnaire, bien qu’ils soient taillés dans le même bois, buté, solitaire et entier, bon pour les fondations, sur qui on peut compter mais qui ne compte pas, sensible pourtant et chantant. Il aurait voulu qu’il en soit autrement, que sa fille ne vienne pas de sa force dont il connaît trop les faiblesses, qu’elle n’hérite pas de sa propension au sacrifice et de sa difficulté à être, qu’elle soit plus moderne, actuelle, adaptable, intégrée, mais on ne fait pas du plastique et du pétrole avec du chêne et de l’orme.

Quand elle part et reste des mois sans donner de nouvelles, il parcourt l’atelier du regard et se demande si ces branches fissurées ne sont pas les fissures mêmes du mur, s’ils n’ont pas, par jeu, par trop grand rire, par insouciance bravache, craquelé leur maison. Si O le savait, elle éclaterait de rire : « N’importe quoi ! Ces branches nous protègent, elles font un nid, et puis ce sont des esprits. », mais oserait-elle confier : « Cette maison, c’est ma seule maison. C’est le seul retour possible. » Dans un champ voisin, un poirier déraciné par la tempête avait été la citadelle de ses étés et la banquise de ses hivers. Même renversé, il continuait de verdir et fleurir. Ses fruits avaient l’acidité de ses ambitions. Dieu, par inadvertance, avait laissé tomber un morceau de Paradis.

O attend son père, elle l’a toujours attendu. Elle est son éclaireur vers l’avenir, son avant-poste dans l’espérance, son petit soldat d’endurance. Elle regarde vers l’avant et se retourne vers lui pour le rassurer : « Demain, ça n’ira pas mieux, mais ça n’ira pas pire, je m’en occupe, ne t’inquiète pas, je vais préparer de la joie pour demain, la nuit sera son levain. » Et il la suit, un peu plus lent, un peu plus prudent, un peu plus apeuré d’avoir été une fois et tant de fois blessé. Elle, n’a pas froid aux yeux, pas encore, elle voit loin dans la blancheur des temps.

Quand il rentrera, ils ne sauront que dire. Ils ne se sont jamais dit grand-chose. Empêtrés dans l’élan d’une allégresse trop fougueuse pour leur austérité, embarrassés par tout ce manque dont ils n’avaient conscience avant qu’il soit soudain comblé, oubliant la rage des mois passés comme un mirage de la distance. Gauches, un peu gênés de leur différence comme de leur ressemblance, un peu déçus de ne savoir se retrouver. Ils s’embrasseront enfin ; et le sang jaillira plus chaud, battra plus subtil, il coulera plus vermeil.

Et si un jour elle l’attendait en vain ? Comment le concevoir ? Son père est la matière de toute chose. L’aimer ou non, ce n’est pas la question, il est la condition de l’être. O ne croit pas en Dieu, elle croit en son père. Sans le savoir, sans se l’avouer. Elle croit en la bonté de la nature, en la perfectibilité de l’humanité parce qu’elle croit qu’ils sont issus de son père, de sa bonté, de sa perfectibilité ; elle croit en l’éternité de l’âme et au sens de la vie parce qu’elle croit que son père, dans sa droiture, son équité, sa générosité, les a garantis, les a promis à elle et toute la création ; elle croit au pardon parce qu’il lui pardonne ; elle croit en l’amour parce qu’il l’aime. Si quelqu’un doit mourir, ce sera elle… Et comment saurait-elle qu’elle est, pour son père, l’esprit de toute chose, le souffle qui les anime, le geste qui les ouvre, qu’elle est son propre cœur à qui il serait venu l’étrange idée de battre à l’extérieur, et de plus en plus loin ? Comme racines et cime, aussi éloignés et étrangers qu’ils soient et qu’ils deviennent, ils ne sauraient vivre l’un sans l’autre ; et leurs branches se chevauchent, de plus en plus fournies, pour qu’ils puissent aller et venir et se rencontrer, en une escalade perpétuelle où ils s’échangent terre et clarté.

Les écharpes

Le couloir, encombré de manteaux et de chaussures, sert d’entrée à l’appartement. Ji ouvre la porte et se trouve face à face avec un dragon rouge et or, hérissé, crépitant, qui, surgi de la cuisine, se déroule devant elle et s’éloigne dans le noir. En passant, il salue sa princesse qui lui rend sa caresse. C’est l’odeur mêlée de l’huile blonde et drapée, de l’oignon blanc émincé en demi-lune et des tomates striées, gonflées de jus, hachées menues, l’odeur du dîner que prépare Ka — et le frappé régulier de son couteau contre la planche se répercute en ricochet à la suite du dragon, comme s’il le chassait.

Un couloir passe, en général, inaperçu. Monotone, anonyme, il forme le fond où se détachent les pièces caractérisées et différenciées, qui s’offrent claires et distinctes, tandis qu’il se perd dans l’ombre et l’indistinct. Pourtant, d’une maison, il délivre l’intimité, les plis et les replis, si semblables à nos propres entrailles. Les pièces sont la scène dont il est les coulisses ; elles sont l’action dont il est les ressorts. Par définition plus long que large, il s’enfonce dans l’inconnu. Courbe, il invite à l’énigme du labyrinthe ; droit, il confronte à l’épreuve du tunnel. Soustrait à la surveillance des parents, il est pour l’enfant le premier voyage, le premier courage. Le traverser, c’est vivre mille péripéties et une métamorphose.

Celui dont il est question ici est un couloir classique, avec ses craquements familiers, ses lueurs incertaines et son doux virage. Lieu à la fois indispensable et superfétatoire, déterminant et fuyant. Après avoir discrètement fermé la porte afin de ne pas signaler son arrivée à Ka, Ji prend l’escabeau et l’ouvre sous le porte-manteau. En haut, se confondant avec le mur, une boîte en carton brillant renferme des écharpes — six exactement. Elle en extrait une nouvelle de son sac et l’ajoute aux précédentes, avant de descendre et replier l’escabeau avec fracas, laissant son sac glisser de son épaule. Ses sandales délacées au seuil du salon, elle s’avance pieds nus, légère, de plus en plus légère, arquant le dos et les bras pour enlever son haut, sautant hors du cerceau de sa jupe dénouée, éparpillant ses vêtements à mesure qu’elle s’approche de la cuisine, suivant le sillage brûlant du dragon.

Dans la boîte, les six écharpes frémissent au contact de la septième. Finement tissées, délicatement brodées, elles ont été des peaux, leur peau, avant que leur couple ne subisse une mue. Vivre oblige à se renouveler sans cesse, à se quitter pour se retrouver, à se défaire pour se refaire. Ji n’a rien à objecter. Ce n’est ni bien ni mal. C’est la vie, comme on dit. Mais elle souhaite garder la trace de qui ils ont été, l’enveloppe, l’atmosphère, la chair qu’ils ont partagée, la lumière qui les a modelés.

Ka aime dérouler les écharpes, en suivre les motifs des doigts et du regard et demande souvent à ouvrir la boîte, tandis que Ji insiste pour la garder fermée. « Dans ce cas, pourquoi même les conserver ? remarque-t-il. C’est du passé, je ne veux pas qu’il soit présent, je veux juste qu’il soit là, quelque part. Comme tu es bizarre, conclut-il, comme il conclut souvent. » À l’une le passé est un précipice, à l’autre un enracinement. Possédée par le démon de la comparaison, elle ne peut s’empêcher de se demander si c’était mieux maintenant ou autrefois et comment faire pour que demain soit meilleur qu’aujourd’hui, tandis qu’il considère avec tranquillité qu’autrefois sédimente maintenant, que leur présent contient tous leurs passés et qu’il est donc forcément meilleur, si même cette question a un sens. Raisonnement fin et pertinent, elle en convient, mais qui n’a aucune prise sur son sentiment.

Leur peau se renouvelle quand l’ancienne ne leur va plus. Ils s’y sentent à l’étroit, tirent chacun de leur côté, la déchirent ici et là, ne supportent plus enfin de partager la même et quand l’un d’eux décide de la quitter, elle glisse au sol, membrane mince, mouvante qui se fossilise immédiatement en un long voile au grain d’aurore, frangé de fils tressés ; tandis qu’une nouvelle les couvre, aussi souple et sensible que résistante, ajustée à leur désir renaissant. La septième s’est détachée ce matin-là, alors que Ji sortait, et s’est prise dans la porte qu’elle claquait. Elle en garde une large déchirure. Dommage, c’était une belle peau, mais elle la meurtrissait de ne plus être à sa mesure, et la nouvelle, par sa commodité, prévient toute nostalgie, bien qu’elle ne porte encore aucune histoire.

Dans le couloir résonne le pas de Ka qui arrive torse nu, Ji dans le dos, en koala, sa peau claire de lune contre la sienne roussie de soleil. « Attends, attends, il faut la laisser reposer, lance-t-elle en tentant de faire contrepoids à son élan. Je jette juste un coup d’œil, répond-il en secouant les épaules. » Elle saute à terre et il ouvre l’escabeau, monte, trouve la boîte : « Descends ; si tu regardes, moi aussi. » Leurs deux visages se penchent au-dessus des écharpes qui les éclairent telle une chandelle. La dernière représente, dans une variation de jaunes, un couple qui s’étire au point de s’envoler au-dessus d’une colline, protégeant de son arc céleste une autre version de lui-même, minuscule, recroquevillée au creux d’un vallon. Ka est fasciné : ce sont eux, tels qu’ils ont été, rendus à la perfection, mais Ji, qui l’a déjà contemplée à loisir, en cherche une autre, au fond, contre le carton, la toute première. Fermant les yeux, elle en tire un coin, y pose sa joue, s’enveloppe de son parfum. Ka emmêle ses cheveux et soulève son menton pour l’embrasser : « Notre peau changera, mais nos caresses resteront les mêmes. » Elle sourit : « Notre amour est un oiseau dont ces écharpes sont les plumes et nous ne sommes rien que ses yeux, ses tout petits yeux noirs. » Il se dit, pour la énième fois, qu’elle est bizarre, et que ça ne lui déplaît pas.

D’une année sur l’autre, ils changent de ville, voire de pays, cherchant le travail où il se trouve. Dans leurs bagages, il n’y a que l’indispensable et rien que de remplaçable. Leur seule possession — c’est-à-dire la seule chose qui les possède autant qu’ils la possèdent — c’est leur boîte à écharpes. Seule possession, et donc seule perte possible, qui serait une véritable amputation. Plusieurs fois au cours du voyage, Ka ouvre le coffre et vérifie la solidité et les appuis de la boîte, tandis que Ji glisse une main à l’intérieur et se rassure en comptant et recomptant les écharpes. À l’installation, pour s’approprier leur nouvelle habitation, ils montent avec les peaux une cabane d’enfance, une tente chamarrée, ruisselante de clarté dans un coin sombre, un abri rituel qui fait de tout lieu un refuge. Ici, ils ont rangé leur trésor dans l’entrée, à l’endroit le plus accessible, au su et au vu de tous, afin de le priver de tout attrait secret et d’en détourner l’attention. D’où ce nom commun d’écharpes qu’ils donnent à leurs peaux, mais qui évoque également la protection qu’ils en attendent et l’identité qu’ils en tirent. L’écharpe porte fièrement les couleurs de la dame ou de la nation du chevalier qui la défend, comme elle essuie sa sueur et son sang, soutient la fracture de son bras et prévient sa voix contre le froid. Les mauvais jours, Ji rêve de manger les peaux, l’une après l’autre, sans pouvoir s’arrêter, contre sa volonté, et Ka qu’il n’a plus aucune peau, écorché vif, réduit à se déverser en organes et en sang. Les meilleurs, ils font le même rêve, celui d’un grand voyage sur leurs écharpes, qui sont autant de tapis volants vers des pays qui montent, se creusent, se surmontent, vagues échouant pour finir sur un ciel noir comme la rive d’un volcan.

Les petits crayons

Ette file à vélo dans la ville qui fouette ses joues de son odeur d’averse et de cire, de pierre et de javel, d’écorce et de café, une odeur grise et grisante de fraîcheur qui s’évapore dans la chaleur aussi vite qu’elle traverse les flaques, telle la foudre soulevant les rivières. Prenant un raccourci, elle entre dans le cimetière et descend ses allées pavées, les cahots de sa course répercutés en échos dans les caveaux impavides et les buissons creux, sous les arbres grêles, endeuillés d’anges clignotants oubliés depuis le Nouvel An, bringuebalant dans son panier des lettres en pagaille dont l’une bosselée, cabossée, risque plus d’une fois de se retrouver sur la chaussée, légère bien que pleine, de petits crayons fagotés de ficelles, taillés et retaillés, parfois des deux côtés, jusqu’à ne plus tenir dans les mains percluses de sa grand-mère qui les confie à celles, agiles, de sa petite-fille : elle, de toute façon, préfère les petits crayons, et les petits carnets, et les petits livres, et les petites personnes, et leurs petits habits, et toutes les petites choses, et aurait aimé rester petite et même rapetisser, entrer dans le monde miniature de ses vignettes et de ses marionnettes.

Maintenant qu’elle a grandi, sa grand-mère continue de lui envoyer ces crayons déchus d’objets à jouets, retombés en enfance, rajeunis d’être réduits, plus pimpants d’être plus petits, malicieux, astucieux, aussi jolis que joyeux, lustrés et affutés comme des silex, primitifs et abstraits. Elle les accompagne même de leurs chutes, la jupe plissée de leur entaillure, bordée à la taille d’une ceinture de plomb et à l’ourlet d’une marge de vernis, pétales de bois rosé aux senteurs d’automne et de rentrée, collerette égarée d’un seigneur nanifié jusqu’à l’invisibilité. Sur le bureau d’Ette, les crayons et leurs jupons s’éparpillent avec des présences impalpables (entre la saveur et le parfum, l’éclat et la couleur) de rhododendrons, charmilles, pêches, clafoutis, clocher, autant d’effluves de sa grand-mère. Dans le pli reste pris un feuillet, dispensant recettes, remèdes et affection, délivrant l’air de là-bas, où les voisines maudissent et les plantes guérissent, les chats s’étirent et les roses grimpent.

La jeune fille prend de la vitesse, s’arrachant à cette inéluctable lenteur, où l’on a le temps pour tout, les confitures, les ragoûts et même les courses d’escargots, les concurrents délicatement placés à distance égale d’une feuille de salade. Il devient évident que les virages du vélo dans les ruelles visent à lancer et relancer l’enveloppe comme une pièce de monnaie, plutôt qu’à pile ou face, à tombera tombera pas. Tombera… Tombera pas… Pourtant, Ette y tient. Précisément, elle y tient. C’est tout le plaisir, ce va-et-vient du sang, son retrait, son élan, cette rougeur qui glace, cette pâleur qui brûle, rejeter, rattraper, rejeter, rattraper, jongler avec son cœur. Plus elle réussit, plus elle risque, accélérant, piquant, zigzaguant, préférant les pentes les plus escarpées et les bords de fossé, tout obstacle surmonté ajoutant une aile à ses pieds. Elle en a tellement de ces petits crayons, un de plus, un de moins, elle n’a même plus de place pour eux, ils sont partout, comme des poils de chat, elle n’a jamais à les chercher, il y en a toujours un sous la main. Bien sûr, ce ne sont pas les petits crayons qui comptent, mais leur transmission, tous les mots qu’ils ont croisés pour la grand-mère et qu’ils décroisent pour la petite-fille, leur manière de rajeunir de jour en jour, de remonter le temps, tranquillement, de revenir, sans précipitation, à la racine et à la souche.

Les objets prennent leur relief des gestes qui les entourent. Là-bas, dans la maison ombragée de platanes et sentant à toute heure le bon beurre, chacun se trouve cerné et contrasté par l’attention et les soins. On se prend à les regarder, les manier, on a envie de tout toucher et grand-mère ne l’interdisait jamais, elle-même touchait à tout. Elle disait, et cela lui venait de son père aveugle de naissance, qu’on ne connaît qu’avec ses mains. Elle a doté Ette de sa sensibilité, lui a donné cette peau qui voit mieux que les yeux, qui pressent, qui absorbe, qui entend, la plongeant dans des bains entêtants et émollients où la fillette se sentait la flammèche d’une bougie parfumée s’enfonçant dans ses plis. « Pour mon père, une belle journée, ce n’était pas une journée de soleil, mais une journée de vent. Le vent était son soleil. Il apportait le lointain à ses mains. Il lui caressait le visage et c’était lui donner un visage. Tiens-toi là, dans le vent, ferme les yeux… Un paysage se comprend avec le front, l’arc du dos, la paume des mains, la plante des pieds. On croit voir avec les yeux, mais les yeux sont aveugles ou presque, ils sont si superficiels, ils ne savent que survoler. »

Le vélo tressaute sur les rails du tram et le souvenir dévie : c’est le bûcher qui surgit. Dans la maison aux platanes, aussi soigneux et parcimonieux qu’on soit, on ne conserve pas les choses sans raison et, le temps venu, on n’hésite pas à s’en défaire ; mais les jeter serait leur manquer de respect. Un bûcher les consume et disperse à l’époque des renouvellements, à l’automne et au printemps. Dans le crépuscule, le jardin prend les couleurs de la flamme : bleu, rouge, or. L’iris s’irise. La sueur rafraîchie par la brise est la trace des baisers précipités du feu. Comme elle aimait détruire. Ne construit-on pas seulement pour détruire ? Pour cette magnificence fugace, ce sacrifice splendide ? Au village, les enfants passaient des mois à recueillir, de maison en maison, le carton et le papier nécessaires à bâtir une Bastille crénelée et bariolée, qu’au Quatorze Juillet ils enflammaient. Main dans la main, ils formaient une farandole enjouée, trébuchant dans le blé fraîchement coupé. L’hymne les guidait, bruissant comme un drapeau, l’hymne bleu de nuit, blanc de rose, rouge de sang. Ce ne sont pas les flammes qui sont dangereuses, pense-t-elle, mais notre fascination pour elles, pareille à notre fascination pour les sirènes, les pôles, les cimes, notre fascination pour la fin. Plus d’une fois, elle s’avança pour les toucher, mais se retint au dernier pas. Ne connaît-on pas qu’avec les mains ?

Soudain, la roue bute et le vélo projette la jeune fille et ses lettres dans les airs. Les petits crayons fusent, crépitent sur la chaussée. Le genou et le coude, amortissant la chute, craquent et se fracturent. Le monde se retire. Ette est loin de tout. Lui manquent les charmilles, les pêches, le clocher, le bain où fondre comme une bougie, le feu où danser comme un esprit. Elle voudrait sa grand-mère, la force douce de ses bras, l’odeur salée de son oreille. Elle voudrait ses petits crayons. Où sont-ils, ses petits crayons ? Les gens approchent, il y a foule. Et sa grand-mère, où est-elle ?

Les éponges

Lorsqu’il ne sait plus que peindre ou comment peindre, Vé revient aux éponges, comme Cézanne à la Sainte-Victoire, Bonnard à Marthe de Méligny, Vinci aux taches et lézardes du mur. Ce n’est pas un motif, mais une réserve de motifs. Son atelier regorge d’espèces et de spécimens, essorés, écorchés, desséchés, réduits à leur squelette caverneux, à la fois rêche et caressant, tendre et résistant, qui se teinte d’un jaune sable. Caillou crépu, cascade alvéolée, branches palpitantes comme des branchies, amphores d’une Atlantide engloutie… Matricielle, l’éponge est la maille de la mer, la mousse de ses abysses. Homogène mais différenciée, aveugle bien que versicolore, encore végétale, déjà animale, docile et dangereuse, elle persévère d’une vie multimillénaire. Habitée d’algues, elle prend leur verdeur sous la glace des lacs biélorusses ; fixée au Bernard l’Hermite, elle l’enveloppe d’un orange ajouré de losanges, tandis qu’en Arctique, elle laisse flotter les blancs volants de sa longévité. Où qu’elle soit, elle filtre l’eau, la purifiant et se nourrissant de ses impuretés, si ce n’est la carnivore qui désintègre les crustacés entre ses filaments étoilés.

Vé en trempe une, classique, et l’essore pour observer ses variations de couleur et de volume : comme elle se vernit, s’épanouit, puis se crispe et se ternit. Vanité élémentaire. Il aime qu’elle serve à nettoyer. Lui-même, en la peignant, fait ses ablutions. Il se purifie, perd ses artifices, revient à l’essentiel. Mais elle eut de plus savoureux usages. Se gorgeant de miel, elle était offerte en sucette ; s’emplissant de vin, elle faisait office de calice. Gomme du papyrus et du parchemin, instrument du peintre et du maquilleur, elle appose ou efface la couleur, rappelant sa peau vive comme son arrachement. Elle ne meurt presque jamais. Entamée, morcelée, dépecée, elle renaît d’elle-même. Ses blessures sont autant de boutures ; et s’il replongeait celle-ci dans les profondeurs, sans doute reprendrait-elle vie.

Vé trouve dans l’éponge une image du cœur, de son cœur, qui, lui aussi, a été essoré, écorché, desséché. Ses mains et ses pieds ont pris sa texture poreuse, craquelés par une extrême sécheresse, empêchant toute caresse, la changeant en frisson. Il garde un portrait de la coupable. Elle est de dos, mais se tourne vers lui et cette torsion révèle la ligne frêle de son être. Il ne saurait raconter leur histoire. Elle commence avant même la naissance, dans les rêves du sang, et elle ne finit pas, elle ne saurait finir… Une femme le gorgeait d’une eau qui s’est changée en feu. Il a brûlé longtemps. Maintenant il est creux. Son pinceau s’aventure dans la touffeur sableuse de l’éponge, comme s’il recensait ses ruines, inventoriait ses pertes. C’est une traversée du désert. Il se lève et la mouille de nouveau, l’anime d’une vie artificielle, puis la laisse sur la table s’épuiser dans une flaque et change de papier. Son pinceau plonge alors dans des ténèbres luisantes, canaux étroits, toujours plus étroits, où il brasse des larmes et piste la peine.

L’éponge a le secret de toutes les rémissions, de toutes les résiliences. À son image, le cœur de Vé se remettra. Il faudra du temps. L’éponge est aussi durable que lente. Quand ce jour arrivera, Vé le saura au velouté retrouvé de ses mains et de ses pieds, à son souffle ample et aisé, son pouls régulier, ses gestes déliés. S’apprêtant à prendre une éponge, il lui préférera un pamplemousse, qu’il tranchera en deux pour peindre sa rosée ensoleillée, sa ronde douce-amère. Le lendemain, sa main se portera sur une miche du pain, sa mie farineuse, sa lumière poudreuse. Le jour suivant, il sortira et prendra des meules pour modèle. Ce sera le dernier souvenir des éponges dans sa peinture. Il se promettra, au retour des champs, de ne plus en arracher une seule à la mer.

Les bougies

Emme vit dans un pays qui ne connaît pas des heures de jour et des heures de nuit, mais des mois de jour et des mois de nuit. Les bougies lui servent de repères. Elles sont des sabliers et des horloges, des calendriers et des cadrans. Leur lumière vive, presque vivante, leur cire qui s’amoindrit racontent le temps qui passe, échappe, vient, revient. Sans doute pour cela, elles honorent les morts, célèbrent les naissances, scellent les prières. Emme les allume à toute occasion, préférant à l’électricité qui accuse et égalise la flamme qui enlumine et patine. Sagesse de la clarté qui sait laisser sa part à l’ombre.

Ce que n’a aucune ampoule et qui est l’essence même de la bougie, c’est l’odeur. Dans sa maison isolée, cernée par la forêt, au bord d’un lac que les pins trempent d’un vert si profond qu’il va jusqu’à teindre le ciel, Emme cultive un jardin de parfums. Elle croit, non, elle sait, par expérience, que la fragrance, lorsqu’elle entre en correspondance avec l’âme, la protège du mal, devenant une nuée bienfaisante, enveloppante, pénétrante, à la fois baume et bouclier. Elle a donc cherché, et trouvé, celles de sa famille. Son mari appartient à l’orange, au miel et au tilleul. Son fils aîné respire la menthe, la vanille et la sève. Le cadet exhale la rose, le muguet et le musc. Le benjamin embaume de muscade, de courge et de vétiver. Quant à ses filles, la petite appelle la mandarine, le poivre et le santal ; la grande répand le jasmin, le magnolia, la tubéreuse. Chacun a sur sa table de chevet une bougie qui le garde et le préserve, lueur au cœur des ténèbres.

Emme corrige parfois l’arôme, en ajoutant ou retirant une composante, sans pouvoir démêler si c’est elle qui s’est trompée ou l’âme qui a changé. La seule âme de la maison qu’elle n’a pas su fixer en un parfum, c’est la sienne, ce qui est bien naturel ; mais les autres, n’ayant pas ses capacités, ne peuvent lui venir en aide. Emme sait, à l’odeur, où cueillir, où chasser, où fuir, elle sent la maladie qui couve et le fruit qui pourrit, le poisson frétillant sous l’écaillement du lac et l’approche de la pluie, si elle est lourde ou légère, si elle porte l’eau de la rivière ou de la mer. Son mari la plaisante : on devrait se méfier d’elle, seul un loup peut avoir l’odorat aussi fin ; et si, une nuit de pleine lune, elle reprenait sa vraie nature et les dévorait tous ? Les garçons rient, les filles moins. En vérité, ils admirent tous ses dons, sans croire à ses superstitions.

Sa sensibilité s’accompagne d’une certaine intolérance. Elle ne supporte pas les mauvaises odeurs et exige de chacun une hygiène irréprochable, les envoyant au lac ou au bain à tout propos. Quelques-unes l’exaspèrent : la fleur de carotte, le lait tourné, l’ours en chaleur. Elle perd alors la patience qu’aucun caprice de ses enfants, aucune bouderie de son mari ne sauraient altérer. Mais d’autres l’apaisent : la poire, le sapin, l’herbe coupée, la terre mouillée. Elle en fait des bougies longues, effilées, diaprées, drapées, toutes différentes des bougies de chevet à l’abri dans des lanternes ajourées qui projettent des légendes sur les murs, de celles du salon qui remplissent de larges pots profonds, bouquets de seule senteur dans des vases pensifs, ou de celles de la cuisine, massifs multicolores qui se confondent avec l’amoncellement des fruits, des légumes et des viandes. Les siennes, semblables à des cierges, tiennent par le socle d’un bougeoir simple, avec sa boucle d’or. Elle les allume pour apporter la paix en cas de dispute, de colère, de rancune, et quand elle se sent seule. Elle monte alors au grenier, les dispose en cercle et se recroqueville au centre, serrant une boule de cire qu’elle porte en pendentif, faite à l’odeur d’une amie disparue. Dans la chambre conjugale, disposées devant le miroir qui les dédouble, elles magnifient les gestes de l’amour et portent jusqu’au plafond les silhouettes du plaisir.

Toute la famille participe à la confection des bougies de Sainte-Lucie, le treizième jour de décembre. Ils illuminent la maison et le chemin jusqu’à la prochaine. Les voisins font de même. La forêt noire et blanche de neige et de nuit porte comme des guirlandes ses sentiers éclairés. Elle est un seul et même arbre qui abrite plusieurs nids. La procession équivaut à un geste d’hospitalité, de soutien au cœur de l’hiver, mais aussi de prière, d’espoir en la lumière qui reviendra. Au printemps, la fête est inversée. Tous se retrouvent au bord du lac, sur un rivage largement dégagé. La nuit est brève et tardive. À peine est-elle tombée que l’on sort sa bougie d’une poche, ses allumettes de l’autre. Le jeu peut commencer. Il consiste à souffler la bougie de l’autre sans se faire souffler la sienne. Le dernier éclairé a gagné.

Emme détourne le temps. L’été, elle allume la bougie de l’hiver. Versée dans une branche de bouleau évidée, elle répand une odeur de gel, de neige et de racine. L’hiver, elle allume celle de l’été qui sent la mûre, la mousse et le soleil et flotte en gouttes d’or éparses dans un bocal d’eau bleue. En apparence, une manière d’apporter de la fraîcheur en été, de la chaleur en hiver ; en réalité, une façon de vivre plus intimement les saisons, par leur rappel et non leur présence, dans une poignante nostalgie. Emme n’en préfère aucune. Même le soleil de l’été ne lui donne pas l’extase qu’il procure aux autres. Ce qu’elle aime, c’est la lumière humble et humaine, forte de sa faiblesse, audacieuse et si frêle, qui résiste et rappelle, la lumière du foyer et du phare, du temple et du gâteau, la lumière de la bougie dans la nuit.

Les albums

Enne a honte de sa collection. Il ne devrait pas, il n’y a pas de raison… Mais tout de même… C’est déplacé, c’est indécent… Ce besoin de s’introduire chez les gens… Oh il ne vole rien. Il achète. Il fouille les marchés, les brocantes, les vide-greniers avant de retourner dans sa maison qui ressemble justement à un échelonnement de greniers, de mansardes, de soupentes, avec son plafond en angle, sa charpente apparente, sa pierre poreuse et ses innombrables planches à la fois marche et étagère, où logent quelques loirs, une chouette et l’objet de ses recherches : les albums de famille.

Livres d’images auxquels manque leur commentaire ordinaire, ce récit transmis de génération en génération à force de répétitions au jour des réunions, transformé d’anecdote en anecdote en roman fleuve et fable, qui célèbre la lignée aussi modeste soit-elle et dans sa modestie même de vie recommencée. Herbiers de souvenirs dont se sont effacées les légendes, scènes maintenant, et à jamais, muettes, énigmatiques, étranges, étranges comme toute famille : ce lieu d’où nous sommes et nous ne sommes pas, cette chair, ce sang qui est le nôtre et pourtant est autre.

Lui qui ne s’est jamais senti accueilli et entouré par sa famille, au point que la notion même de famille lui soit au mieux un mystère, au pire une mascarade, recueille celles-ci, les disparues, celles qui ont connu assez de malheurs ou simplement de deuils pour que leurs albums se retrouvent, anonymes, sur des étals. Le silence autour des visages les consacre d’une auréole. Autant d’anges battant des ailes entre ses mains. Leur froissement s’entend dans l’effeuillement des pages. Voici tout ce qui reste de la vie partagée, aimée, célébrée, qui s’est débattue et a vaincu tant de fois l’inertie et la mort, voici tout ce qui reste… Et l’album lui-même disparaît, pratique d’une époque déjà révolue.

Enne ne distingue pas les traits ni les types, mais s’arrête à un air, est pris par une aura. Il regarde sans être regardé, spectre de l’avenir qui va visiter les fêtes du passé et parcourt ainsi, de Noël en Pâques en Toussaint, de naissance en anniversaire, de vacances en dimanche, tout un siècle, des générations qui sont autant de civilisations avec leur manière propre de marcher, manger, parler, s’habiller, espérer et aimer, s’invitant aux grands repas et à toutes les premières fois, s’attardant au quotidien le plus anodin des regards et des sourires, allant et venant au plus près, au plus loin de ces gens, les traversant sans les toucher, les rencontrant pour les manquer. Les places s’échangent aux chaises musicales du temps : la fille devient mère, la mère grand-mère, le fils oncle. Tous se croient uniques en faisant la même chose ; et ils le sont. Paradoxe de l’espèce.

La faiblesse du vent à la fin des vacances, les reliefs du repas dans l’ombre herbeuse, les groupes en grappes au balcon, la classe en orgue dans la cour boisée de marronniers, les cousins et les copains en mauvaise herbe sur le perron, les ressemblances, les dissemblances, la communauté de gestes et d’expressions, la fierté d’un costume, le défi d’une grimace, l’odeur de grand-mère dans la laine et de grand-père dans le bois, l’éclat d’une médaille, d’un jet d’eau, le poudroiement de la luge, du vélo, la caresse du sable, la caresse d’une paume, le rire renversé sur la nappe, le vert tel qu’on l’avait rêvé, les bouches cerise et ballon rouge, la paille d’un chapeau endormi au jardin, les chaises longues comme un après-midi d’été, la brouette aux outils, le panier aux fruits, les cotillons, les confettis, un visage disparaissant derrière un bol, sous un masque ou par le flou de son propre mouvement, le poids d’une main sur une épaule, la légèreté d’une tête sur une épaule, l’assortiment du frère et de la sœur et du ciel à la mer, la poursuite du sentier dans le souvenir, la tendresse de la lumière pour la peau, de la peau pour la lumière…

Chaque photographie est ici un geste d’amour. Elle a en la grâce, la charge, l’ambivalence. Voici qu’on aime au point de dérober à l’autre sa présence, rien qu’un instant de sa présence, pour que d’éphémère elle devienne éternelle, mais, par là même, on l’en prive, un instant seulement, il est vrai, mais un instant à jamais manquant. Lui, Enne, un inconnu, s’en trouve le dépositaire, le passeur à travers les siècles, comme d’une chandelle qu’il tiendrait dans une main et protègerait de l’autre pour traverser une place battue par les vents — la flamme a très peu de chances d’arriver vive, elle n’en a même qu’une.

Une nuit, la pluie vient voir Enne. Elle entre à petits pas feutrés de biche, descend de grenier en grenier, de mansarde en mansarde, visite soigneusement son musée. Enne dort et rêve d’une biche qui entre à petits pas feutrés, descend de grenier en grenier, de mansarde en mansarde, visite soigneusement son musée, tandis que la pluie, s’introduisant par une fente du toit et s’infiltrant dans le plafond, frappe les marches, les étagères, gondole les reliures, trempe les pages, délave les images. Il frissonne, tremble, soudain glacé, comme un nouveau-né abandonné aux marches de l’église, aux flots de la rive. Et peu à peu — c’est indolore, un grand froid à l’intérieur du corps, un gel qui éclot dans le cœur, rayonne dans les veines et couvre l’épiderme — peu à peu, il pâlit, blanchit, en même temps que les photographies, se floute, s’efface, jusqu’à n’être qu’une lumière blafarde, un flash, puis c’est le noir complet et la pluie continue de tomber, comme un rideau de nuit.

Les robes

Pi a autant de robes que d’humeurs et d’envies, suspendues à des cintres brodés accrochés à des tringles enguirlandées, courant le long des murs dans tout son appartement qui n’est qu’une vaste penderie. Elle s’assortit aux héroïnes qu’elle admire, aux regards qu’elle croise, aux époques auxquelles elle croit appartenir, aux paysages dont elle se languit, au ciel, au temps qu’il fait ou au temps qu’elle espère, tantôt emprisonnée dans la silhouette d’une ancêtre, tantôt échappée en son double masculin, portant les pois ou les carreaux d’un souvenir, essayant les nuances et les alliances qui siéront à son teint et à sa pensée, les coupes et les tombés qui décideront de sa démarche et de son caractère. Difficile de savoir si elle se cherche ou s’invente. Tous les vêtements se changent sur elle en déguisements. Mince comme une image, elle ne s’incarne pas assez pour se les approprier, ce qui leur confère un éclat, comme s’ils venaient d’un autre monde, merveilleux de ne pas exister.

Pi a autant de robes que d’idées et de curiosités. Chacune réconcilie à sa manière l’âme et le corps, l’art et la vie. Sacrées et sacrilèges de voiler et dévoiler, écloses comme des corolles, des carrousels, des palettes, des gammes, elles portent la promesse d’une harmonie de gestes, d’une entente inouïe entre la pensée et l’acte. Le velours lui donne sa poigne et la dentelle sa clairvoyance, la soie ouvre des vergers clos de hauts murs et ployant sous les fleurs, la laine frissonne d’un vent chargé d’oiseaux franchissant la montagne, le feutre se montre fraternel comme une tente partagée et le lin timide comme un début de printemps. Rien n’est plus profond que le superficiel, aime-t-elle à dire. Oui, rien de plus profond que la peau, interface tout en finesse où s’enchevêtrent le monde et l’être, endroit envers de tout ce qui la traverse, chaud-froid de son attente et de son espérance.

Pi a autant de robes que de doutes et d’inquiétudes. Elle peine à se reconnaître dans le miroir comme à identifier les visages et se rappeler des noms. D’ailleurs, on altère souvent le sien, pourtant classique, en l’appelant Pé, Pa, Pou… Comme si les gens savaient qu’elle n’était pas vraiment elle, ni vraiment qui que ce soit. Elle-même se concentre pour ne pas inverser son nom avec celui de son interlocuteur, élide fréquemment les sujets, évite « je » et préfère « on », oublie si, dans son cas, s’applique le féminin ou le masculin, le singulier ou le pluriel. À travers toutes les robes, elle cherche la Robe, par laquelle elle deviendra elle-même. Le vêtement devient miroir, miroir à même le corps, qui se fragmente au fil des mouvements et qu’elle doit inlassablement reconstituer, recoller. En même temps, rien ne la terrifie davantage que d’être elle ; et, d’une robe à l’autre, elle suit le mouvement exactement inverse, se fuit, se sème, pour ne pas s’enfermer dans un soi et se fermer tous les autres soi possibles. Le vêtement se transforme alors en écran où projeter ses fantasmes, en page où se raconter des histoires, matière trouble, mêlée d’innombrables images, eau qu’elle agite avec angoisse pour en briser indéfiniment les reflets. Dans cette course contraire, elle craint par-dessus tout que sa place, qu’elle ne se résout pas à occuper, soit usurpée par une autre, c’est-à-dire qu’une autre soit elle, la condamnant à ne jamais l’être. Aussi évite-t-elle les femmes qui lui ressemblent ou cherchent à lui ressembler et qui suscitent en elle une véritable panique, l’envie de se jeter par la fenêtre, comme si son propre corps était un bâtiment en flammes.

Pi a autant de robes que d’amis et d’amants. Elle aimerait rencontrer celui ou celle avec qui elle pourrait être nue, d’une nudité qui l’annulerait. Sa peau aurait une saveur de neige. Ses sensations y scintilleraient. A-t-elle jamais senti ? Elle en doute. Elle a seulement pensé sentir. Et sentir, c’est la seule manière d’être soi. Cela se fait par la grâce d’une caresse, d’un regard, d’une voix. Eux seuls ont le pouvoir d’incarner. Aucune robe, aucun miroir ne s’y substitueront. À vrai dire, elle l’a toujours su et ses robes ne servent qu’à attirer celui ou celle qui la sauvera, la tirant de son errance dans le labyrinthe des apparences.

Les puzzles

Ä, la sœur, et Té, le frère, se croisent rarement, une à deux fois par an, dans la maison de leur mère, lorsque la famille se réunit à Noël ou à l’Ascension. Le reste du temps, Ä y dîne le mardi et Té le jeudi. Ils habitent la même ville, mais pourraient aussi bien être séparés par des océans. La seule trace de leur complicité passée, c’est un jeu : le puzzle étalé sur la table du salon, que d’une semaine sur l’autre, d’un jeudi à un mardi, d’un mardi à un jeudi, ils complètent, jusqu’à ce qu’achevé, il soit encadré par leur mère et accroché au mur ou, parce que les murs finissent par manquer, appuyé au sol contre le puzzle précédent, formant peu à peu des rangées comme des toiles dans un atelier ou des posters dans un magasin de souvenirs. Il ne lui viendrait jamais à l’esprit d’en désassembler un pour le remettre dans sa boîte et économiser ainsi un peu d’espace. Ces puzzles sont ce qui reste à ses enfants d’enfance. Rien de plus sacré. Reliques d’innocence.

Chacun procède à sa manière : Té classe les pièces par forme et Ä par couleur ; lui commence par des îlots qu’il étend peu à peu jusqu’à ce qu’ils se rejoignent et forment un continent tandis qu’elle part des rives qu’elle relie toutes avant de s’aventurer vers le centre en allongeant un golfe après l’autre ; et c’est toujours Té qui donne à Ä et Ä qui donne à Té sa pièce manquante, introuvable, la clef de son mystère. Ainsi, aucun puzzle ne leur résiste, aussi uniforme que soit son motif, intriqué son découpage, innombrables et minuscules ses pièces. Le frère achète des reproductions d’enluminures et de retables, visions où la précision tourne au supplice, scènes de martyrs ou de maternité à la minutie infinie où se télescopent les mondes, tandis que la sœur apporte des marines et des ruines, sublimes et indécises, où la rame, l’étrave, la bourrasque brassent les nuances de l’aurore ou du crépuscule.

Lors des réunions annuelles, ils ne parviennent à se parler que par l’intermédiaire d’un tiers, au sujet de la vaisselle ou de la poubelle, d’une ampoule à changer ou d’un gond à huiler, évitant d’avoir à échanger ne serait-ce qu’un regard, ce regard qu’ils ont semblable, du bleu acier de l’hiver où ils sont nés, à quelques minutes d’écart. Dans leur jeu, ils poursuivent un tout autre dialogue, soutenu, ininterrompu, cherchant main dans la main le centre de ce labyrinthe de lignes, menant une enquête dont ils ne connaissent pas mais pressentent le crime. Comme deux pièces d’un même être qui ne savent plus s’emboîter, ils s’enquièrent d’une troisième, mais où se trouve-t-elle ?

Dix ans qu’ils ne se parlent plus. Ils en ont trente. Il n’y a pas eu de malheur entre eux. Aucun geste, aucun mot qui justifieraient cet éloignement croissant. À moins que… Peut-être qu’il y a eu, au contraire, trop de gestes, trop de mots… Ä se rappelle sa rage : les poupées qu’elle démembrait, les peluches qu’elle dépeçait, les maquettes qu’elle piétinait, les jouets qu’elle fracassait ; et Té qui réparait, patiemment, méticuleusement. C’était ainsi qu’était né leur jeu favori : briser puis recoller les morceaux — dont le puzzle n’était que la version assagie et rangée, la version pour adultes. Ils avaient vécu vingt ans de guerre et de paix, d’épreuves et de soins, partageant la même chair, la même chaleur, la même odeur. Et puis… quelque chose était arrivé. Quelque chose ou rien. Plutôt rien, si on y pense bien. Ils n’avaient plus eu la même chair, la même chaleur, la même odeur ; et même ils n’avaient plus eu de chair, de chaleur, ni d’odeur. Un spectre s’était mis entre eux, les gelant à la racine. Un jour, Té prit leur mère par les poignets. Il voulait la forcer à avouer — mais avouer quoi ? ni lui ni sa sœur ne s’en souviennent — et finit par la repousser brutalement, écœuré, contre la fenêtre qui se brisa. La rambarde, heureusement, empêcha sa chute. Cette fois-là, ils ne réparèrent pas.

Leur mère s’était tue et elle se tait encore, gardant obstinément le centre du labyrinthe, ce drame qui s’est confondu avec la tristesse de six heures du soir, l’égaiement d’une saison nouvelle, l’amertume, l’espérance, l’âcreté de l’alcool et son étourdissement. Il s’est confondu avec elle et, peu à peu, a gagné la maison, étouffé les rires et les cris, embrumé les sentiments et les souvenirs, glacé ses habitants. Elle ne songe même pas à le mentionner. Un secret est un sortilège. Il endort des contrées entières de la psyché qu’on ne voudrait pas voir se réveiller. Il préserve un équilibre où rien ne se brise, ni, en vérité, ne se répare. Il garde auprès d’une mère ses enfants égarés qui, sinon, s’en iraient, main dans la main, dans le monde lointain. Il devient un double de l’âme, quelqu’un à qui se confier, à qui tout confier.

Ä, une tisane fumant dans sa main, sa mère parlant de la paroisse et des voisins, regarde pensivement ses golfes et les îles de Té, cherchant un moyen de les rejoindre, d’arrêter la lente débâcle de leur grand amour. Frissonnante comme toujours dans cette maison pourtant surchauffée, elle finit par poser sa tasse et prendre son manteau. « Merci, maman (un baiser), prends soin de toi (un autre), à mardi prochain. » En ouvrant la porte sur le ciel constellé, elle se rappelle une fugue un soir, avec Té, ils avaient seize ans. Elle secoue la tête : elle n’y croit pas, elle n’y croit plus, elle n’a eu de frère qu’imaginaire… Lorsque Té vient le jeudi suivant, il trouve le puzzle intact et, à son tour, n’y touche pas. Puis il manque un jeudi, elle manque un mardi. Ils s’absentent des semaines, des mois. Dans la maison toujours plus surchauffée, leur mère ne cesse de frissonner et se réchauffe avec de l’alcool, attendant leur retour. Il faudra bien qu’ils reviennent pour achever le puzzle…

Les plumes

Effe entrouvre la fenêtre de gros bois et verre dépoli pour mieux voir les étourneaux s’assembler et s’éparpiller, gonflant et dégonflant le nuage assourdissant qu’on appelle un murmure. Peut-être n’y a-t-il pas d’image plus exacte de la respiration universelle, de l’atmosphère fluidifiée par le souffle, humide de l’haleine partagée de l’algue et de la coccinelle, du bouleau et de l’enfant. Le ciel est battu par des myriades d’ailes, déplié et secoué comme un grand drap sorti de l’armoire de l’hiver avant d’être tendu et ourlé sur la terre, soulevant une brise qui entre dans la pièce et frise ses deux nattes blondes, tressées d’un ruban blanc plus long que ses cheveux, dont la pointe libre danse sur sa robe aux motifs pâles. Son gilet brun et rêche rappelle la terre du chemin. Ses bottes de pluie ont des reflets de flaque. Au feutre, l’arabesque de métamorphoses sans fin couvre ses avant-bras, œuvre inachevée de l’ennui qui grossit l’imagination de sa puissance inassouvie et finit par la faire déborder, aussi riche d’impossibles qu’il est vide de possibles. Des taches de rousseur portent à ses joues une éclaboussure d’agrumes, une gourmandise pour la pulpe des choses. Elle semble partagée entre l’envie de mordre le soleil et s’en barbouiller ses joues, et celle de s’éclipser et se couvrir de cendres.

Sa chambre se tient dans l’ombre absente d’un arbre dépouillé de ses feuilles et de sa forme par le vent sans entrave ni but de ce pays plat, aux champs clairs lustrés de rivières et de roselières. Sur la table de nuit, un bouquet de bruyère rigidifie la lumière et le thé fige des senteurs de cannelle et de cardamome. Au-dessus du lit, deux cartes représentent le monde, l’une selon les angles et l’autre selon les surfaces. Les îles y sont cerclées de rouge. Effe s’assied à son bureau, devant la fenêtre laissée entrouverte, et sort d’un tiroir un album photo à la couverture rigide bariolée de collages et aux feuilles cartonnées doublées de papier bulle. C’est un herbier de plumes. Réunies sous forme d’aile, de totem, de talisman ou de soleil, plus rarement isolées, alliant au foudroiement de la flèche la caresse du pinceau, elles transforment la page en ciel, portant Effe vers la contrée la plus lointaine et intime qu’elle connaisse, un lieu où tous les lieux ressurgissent pour combler les sens dans le seul souci d’être, un pays où tout est plus intense, précis, transperçant et en même temps plus dissous, vague et pénétrant, un périmètre de présence cerné d’absence. Il lui suffit d’effleurer les tiges et les vexilles, puis de souffler dans leurs interstices pour que les plumes s’animent et que, fermant les yeux, elle prenne son envol. D’un pôle à l’autre, l’espace vibre d’un mouvement qui n’appartient qu’au rêve. Le déracinement est un enracinement enchanté, la migration la seule manière de faire du corps un monde et du monde son corps. Tous les ciels sont donnés dans le bleu même de ses veines.

Sa récolte n’a pas de fin, puisque chaque oiseau a sa manière unique de battre et cadencer le ciel, d’ouvrir l’espace à l’espace. Entre l’écaille et le poil, la plume est le moyen d’habiter l’eau et l’air, et l’eau comme l’air, de faire du ciel une mer, parcourue de courants où flotter, ramer, plonger, surfer. Tombée, elle dépose entre ses mains une précipitation de ciel, une écume d’air, la trace d’un vol à poursuivre. Quelle paix de les nettoyer, les assembler. D’abord, elle les plonge et tourbillonne dans un bocal d’eau savonneuse ; ensuite, elle les rince et sèche à l’air, suspendues à un fil dans l’encadrement de sa fenêtre, comme un rideau de parure indienne, avant de les arranger avec une petite brosse rigide ou un gros pinceau souple ou des aiguilles, selon le type de plume, raccrochant barbules et barbicelles, comme l’oiseau, avec son bec, lisse son aile. Vert lustré de lac, bleu métallique de roche, jaune ciré des pétales, rose poudreux de l’aurore, rouge que veloute le violet, blanc qu’irise l’azur, couleurs pleines, enveloppantes, denses, éminentes. Miracle qu’est l’oiseau, mais qui se donne dans son retrait, s’éloignant, s’échappant, aperçu par chance, par grâce, stridence d’un instant. Effe n’en recueille que les miettes et elles suffisent à son enchantement.

Une silhouette sombre, courbée par l’âge, apparaît dans l’encadrement de la fenêtre. Elle s’éloigne de la ferme et s’approche du murmure d’étourneaux, un seau de graines au bras. Un foulard noir s’ébat contre ses oreilles et son cou, cherchant à se libérer et rejoindre ses frères piailleurs. Effe fixe sa grand-mère de ses yeux de pure pupille, le visage aussi splendide et impassible que le ciel. L’autre en a froid dans le dos mais ne se retourne pas. Les docteurs disent qu’il y a eu « décrochement », « défaut de portance ». Orpheline passée de mains en mains, Effe se fierait aux choses plus qu’aux gens, préférant leur persistance modeste et muette à la duplicité des mots et la disparition des êtres. Trop tôt tombée du nid, elle prendrait aux oiseaux les plumes qui lui manquent, pour s’envoler sans doute, mais surtout se protéger et se réchauffer, créer le contact et le lien qui lui ont fait défaut. C’est ce qu’ils disent, citant à l’appui un certain Winnicott. Effe les écoute en douce. Ils n’ont pas tort. Mais il y a autre chose.

Simples mais sophistiquées, franches mais frémissantes, flamboyantes, fugaces, les plumes lui composent une robe à sa mesure de chimère. Effe détermine ainsi son identité, son chant, un chant aigu et ultra rapide, aussi haut placé que celui d’un roitelet huppé. Si elle ne parle pas à sa grand-mère, aux docteurs ou même aux autres enfants, c’est qu’elle sait pertinemment qu’ils ne l’entendront pas, ou si partiellement qu’ils confondront son chant avec un autre, probablement le leur. Elle attend l’oreille qui saura l’écouter, distinguant tout l’éventail de ses fréquences, ses quatre cents sons par seconde et jusqu’à sa dernière harmonique. Elle attendra toute sa vie s’il le faut, refusant fièrement d’être comprise, comme tout le monde, à demi, en partie ou pour de faux. Ce sera tout ou rien. Le ciel lui a enseigné l’absolu.

Les pierres

Sur les plages de l’enfance, Hache ramassait des galets de la taille d’une phalange et y gravait des visages schématiques et énigmatiques. La mer guérissait tout, le mal au ventre, au genou, au cœur, l’embrassant de sa toute-puissance, tour à tour terrifiante et rassurante.

Sur les sentiers de l’adolescence, elle trouvait des cailloux qu’elle tenait longuement, les sentant bruire contre sa paume comme une ruche contre un tronc, avant de les déposer sur une feuille blanche où elle dessinait, de sa main encore habitée, leur intériorité, reprenant leur contour et quelques lignes directrices qu’elle poursuivait librement, selon son intuition, pour rendre ce qu’elle appelait leur âme et qu’elle seule percevait : le nuage prisonnier de toute pierre, sa conscience brumeuse et scintillante.

Dans les carrières de la jeunesse, elle cherchait le plus dur, le plus brillant, se surpassant sans cesse en ingéniosité et en adresse jusqu’à préférer la précision concise de la science aux suggestions intuitives de ses mains : ce que créait la nature lui parut bien plus extraordinaire que tout ce qu’elle inventait. Ses études l’amenèrent à se spécialiser dans les cristaux. Le réseau étincelant qui se tissait dans la matière obscure et informe la fascinait : raffinement sans faille, régularité infiniment reprise et parachevée, symétrie des symétries.

Peu à peu, dans les tiroirs plats et spacieux de sa maison étonnamment claire, balayée de la tristesse, détergée de la mélancolie, se sont alignées des pierres de tous les continents et toutes les strates de la Terre, de préférence préservées de la taille, mieux encore imbriquées les unes aux autres, se générant comme l’azurite sur la malachite ou le soufre sur la calcite, alliant à l’éblouissement cru de la pureté le charme trouble de l’hybridité.

Étoiles tranchées et pelées comme des fruits. Miniatures de grottes devenues des palais. Ondoyantes ou anguleuses, feuilletées ou tuméfiées, denses ou diffractées, elles cristallisent le feu dans une pétillante gerbe d’aiguilles sèches, l’eau dans des bulles plus inaltérables que le métal, l’air par des alvéoles sans miel et des pétales sans pistil.

Le minéral recèle déjà le paysage qui naîtra de ses richesses : lichens et fougères qui déchirent la brume de l’agate, buissons enflammés de l’or et rameaux enneigés de l’argent, aubier rayonnant d’un rubis, marées d’une fluorite, ricochets vaseux dans la jaspe, cascades figées dans la topaze, pollen éparpillé du soufre ou corail spectral de l’aragonite. Matière d’univers qui ouvre sur Terre à tout ce qui existe au-delà d’elle, le minéral fonde le vivant en lui fournissant la protection de ses coquilles et de ses carapaces, la puissance de ses épines et de ses arêtes, présageant son intelligence dans ses prouesses géométriques. Il est toute la nature à venir, et puis, surtout, toute celle qui n’est pas venue, celle qui n’a été que rêvée…

Chaque pierre, aussi petite et terne soit-elle, occasionne une plongée dans la couleur, une immersion dans la vision, dont Hache peine à s’extraire et se détacher. À ses yeux, la beauté n’est pas ornementale, superficielle ou illusoire. Au contraire, elle est l’essence, ce qui reste une fois tamisée la souffrance, décantée la joie, émondée l’indifférence, débrouillée la pensée, débroussaillé le geste : l’être à l’état pur. La beauté des pierres plus que toute autre, puisqu’elle ne dépend pas des gens et des goûts, des lieux ou des époques, qu’elle est l’absolu, l’il y a de la beauté, d’après lequel toutes les autres beautés ont été décrétées.

Sa quête l’a portée jusqu’à ce désert où elle prélève des fragments de météorites, ravie du vert de l’olivine lunaire. « Système cristallin orthorhombique, clivage pinacoïdal, fracture conchoïdale », récite-t-elle. La sécheresse de la science égale ses pas monotones comme sable, son regard fixe comme firmament. Le sol qu’elle pulvérise comble presque aussitôt ses failles et se retrouve intact. Sacrée d’épines et de rayons, drapée de vent insatiable et insinuant, elle seule s’élève verticale, touchant au bleu du ciel, jour après jour première et dernière à traverser cette terre où se fondent et confondent les rares animaux ou végétaux, épaississant peau ou écorce, pétrifiant sève ou sang. Les directions et les saisons s’abolissent, les ombres et les chemins s’effacent.

Une faiblesse lui vient. Des jours qu’elle n’a pas mangé. « Je n’ai jamais mangé, rectifie-t-elle, ou plutôt je n’ai jamais été rassasiée. Aucun aliment, matériel ou immatériel, n’a su apaiser ma faim de lumière… » Ses mains brûlent. Mains tendres et rudes qui ont si longtemps cherché, choisi, classé, conservé, apporté du savoir à brassées dans les musées et les universités à seule fin de donner matière à rêver, occupées sans répit, modestement, fièrement, à faire et refaire le monde, aussi pauvrement que ce soit, soulevant bien plus de poussière que d’éclats, mais seuls les éclats resteront.

Les origamis

Igrec commence à plier du papier par désœuvrement, derrière le comptoir du café du port, se servant des serviettes et des nappes qui restent sans emploi. L’automne embrase l’île qu’engloutissent les vagues. Quelques touristes s’attardent en terrasse, des marins complotent dans un coin. Ainsi passe la saison morte, dans le balancement monotone des amarres et des branches, le claquement soudain des drapeaux et de la grêle. Igrec regarde des tutoriels, achète des manuels. De ses mains, comme d’une arche de Noé, sort tout un bestiaire : des grues aux gazelles, des baleines aux pandas, des scorpions aux coccinelles. À force d’imiter, il invente, modifiant une pose, un geste, une expression, cherchant la juste silhouette comme l’essence de l’être, ce qui le détache de tout le reste, fait qu’il est lui, et aucun autre, et non rien. Le papier, qu’il choisit craquant, mat et moiré, s’engendre sans coupure ni collage, un dans sa multiplicité. Pain dont ses mains sont le levain, pâte fine et feuilletée, aussi fluide et friable qu’un songe.

Chaque plieur a son style. Le pli est aussi singulier qu’un trait de peintre, un pas de danseur, une diction d’acteur. Celui d’Igrec tient plus de l’entrebâillement de l’éventail que de la césure de l’enveloppe. Tourné et contourné, il imprime au papier, sans le marquer, une ondulation qui l’anime, semblable aux courbes disparaissantes des dunes et des vagues, à la force douce, la fragilité obstinée des joncs et des roseaux, au son fuyant mais persistant des flûtes sur la rive voisine. C’est un art de patience et d’immédiateté, entre le détachement et l’affairement, profondément futile, dont l’alternance de faire et de défaire rappelle le mandala et le rosaire, la ponctuation de la prière.

Quiconque plie mille grues de papier verra son vœu exaucé, dit la légende. Mais Igrec n’a aucun vœu à formuler. Il est content, sachant se contenter. Comme il n’a rien à désirer, il dépose ses pliages sur les tables du café. Qu’ils portent bonheur aux autres, qui en ont bien besoin. Pas un ne les découvre sans un sourire, allant de l’amusement à l’émerveillement. Beaucoup demandent s’ils peuvent les garder, s’en servir comme de marque-page ou de boutonnière, et le serveur s’attendrit de les voir aussi timides devant le bonheur, attendre une permission, chercher une justification. Certains, refusant d’être dupes, les déplient pour les replier, sans y parvenir. D’autres se les approprient à la dérobée, sans demander leur reste, ou s’obstinent à garder les mains vides en soupirant sur leur propre manque de talent, ou bien les rangent soigneusement dans leur portefeuille, promettant de revenir et faire collection. Reconnaissant, un poète écrit quelques vers sur les marges du sien. Par défi, un journaliste en défait un pour y poser son verre. Une femme le mêle à ses cheveux, une autre l’épingle à sa boucle d’oreille. Un enfant le fourre dans sa bouche, un autre le plante sur sa fourchette.

Un jour, à l’aube, tandis qu’il débarrasse la terrasse dévastée de l’été, Igrec trouve un de ses origamis métamorphosé. C’était un poisson d’or. Son pliage préféré, celui qui, selon lui, figure le mieux la félicité. Maintenant, c’est une jonquille. Il reconnaît son œuvre, le type de papier et le style de pliage, mais quelqu’un l’a défaite et refaite, suivant ses plis tout en les inversant pour créer une tout autre forme : cette jonquille d’une telle délicatesse qu’il a cru qu’il s’agissait d’une vraie. Il reste sous le charme. C’est le premier origami qu’il garde. Le pli en est raffiné, presque éthéré, tranchant pourtant : il s’entaille le doigt en en suivant les contours. Le lendemain, un bateau de pêcheur se transforme ainsi en autel bouddhiste. Puis, un coquillage en scorpion, un organiste en dragon, une mosaïque en vase… Qui cherche ainsi à troubler son bonheur ? À moins que ce trouble, ce soit le bonheur ? Au-dessus de son lit, sur une étagère où s’empoussièrent quelques ouvrages de philosophie, s’alignent les origamis graciles et acérés. Il les compte et les contemple.

Son premier soir de libre, il s’assied en terrasse, curieux de l’identité de ce malicieux complice en félicité. Il cherche des yeux quelqu’un d’absorbé à son travail, penché sur la table au plus près de la lumière, alors que celle qui déplie et replie ses origamis rêvasse en regardant ailleurs, de dos, à quelques tables de là, silhouette sombre se détachant sur la lune claire, aussi effilée et nerveuse que ses plis, ses mains secrètement à l’œuvre sous la table, entre ses genoux, parfois une seule d’entre elles, tandis que l’autre porte à ses lèvres un cocktail fluorescent qu’elle boit en compagnie bruyante et exubérante ; et Igrec lui sourit comme si elle lui faisait face.

Les toupies

Doublevée attend dans un café, au petit matin, près de la verrière, dans le désordre d’un petit-déjeuner à peine achevé. Les veilleurs de nuit discutent debout au comptoir ; les veilleurs de jour, assis en terrasse, regardent la place. Pour les uns, le travail s’achève ; pour les autres, il commence. Moment de bascule, oscillation de la roue de la Fortune au bord de son recommencement, suspension du sort à quelques secondes, angoisse qu’elle exorcise en cherchant dans sa poche son talisman : une toupie, qu’elle lance d’une main exercée sur la petite table de fonte, initiant un mouvement souple, subtil, équilibré, une continuité enchantée.

Petite, on la surnommait toupie et on lui en offrait : « C’est le jeu parfait pour toi, elles ne s’arrêtent jamais. » Parfait pour l’enfant qui ne cesse de courir, questionner, bagarrer, l’enfant pirouette, pipelette, comète, précipitée, éparpillée, brisant tout sur son passage et l’emportant à sa suite. En tissu, en bois, en fer blanc, en terre cuite, à ressort, à fil, à fouet, bombées, creusées, peintes ou vernies, elle en avait des myriades, de ces tornades sans tempête, ces tourbillons sans vagues, à la pointe légère, et grave pourtant, grave de toute la gravité terrestre, perforante, térébrante, dirait-on, mais non, sans une trace, douce, caressante, identifiant le dessin et la danse en un vertige qui l’hypnotise ; et leur contemplation eut un effet auquel personne ne s’attendait : Doublevée se calma, se concentra, se recentra, parce que, non seulement la toupie ne lui ressemble pas, mais elle est son contraire et lui sert d’antidote.

D’antidote à sa soif de vivre, vivre tout, ne rien manquer, ne rien regretter, être ici et là, elle et lui, hier et aujourd’hui, réaliser toutes les possibilités de chaque instant, exister autant qu’il est possible d’exister, vivre sans arrêt ni rupture, vite, intensément, à la crête de son sang. La toupie décrit, à l’inverse, une vie qui atteint sa totalité, son summum par soustraction et non par addition, substituant le moindre à la multiplication, le renoncement à l’ambition. Centrée aussi aléatoire que soit son tracé, alignée sur la Terre et l’univers, profondément ancrée bien que suivant tous les accidents de la surface, mêlant les couleurs les plus contraires dans l’harmonie d’un kaléidoscope, dépouillée de tout ce qui n’est pas son mouvement propre, elle recueille, réunit, réconcilie, même avec la mort. Car la toupie, quoi qu’on en dise, s’arrête. Rien à faire, à un moment ou à un autre, elle tombe, brisée par la caresse de l’air, si aucun accident ne vient entre-temps en interrompre le cours. L’enchantement s’achève, suivi d’une grande paix.

Rien n’est plus familier à sa main que ce petit objet au rythme entêté qui ouvre au fil de son tracé un espace-temps délié, élastique, un milieu de confiance et d’apesanteur. Comme elle y a joué, et toujours seule, y découvrant le bonheur de la solitude, qui, loin d’être un abandon, sonne les retrouvailles. Enfermée dans sa chambre, elle se consacrait au rite giratoire sur un plateau en bois peint d’empreintes de ses mains écartées. Enfant, ce jouet lui apportait une permanence, une stabilité, une unité ; adolescente, il lui parlait de hasard et du destin, dessinant les lignes de ses mains. À présent, il dénoue ses nœuds, toutes sortes de nœuds — et, heureusement, il y a toutes sortes de toupies — les nœuds d’argent, les nœuds d’amour, les nœuds de tous ces fils qui la relient au monde et qu’elle ne cesse d’emmêler.

Sur la table du café, celle de ce matin-là continue de tourner, fuseau qui tisse l’air et la lumière, brodant dans la fonte les méandres invisibles de sa méditation. Un chat attentif s’apprête à bondir sur ce chatoyant oiseau-souriceau, quand la verrière, vibrant au passage d’une moto, le fait fuir. Bientôt, la jeune fille reprendra sa course contre la mort, lancée du fin fond de l’enfance et perdue de toute éternité. Durant ces quelques instants de repos qui lui restent et se réduisent, elle comprend soudain qu’elle n’a pas peur de la mort, qu’elle n’en a jamais eu peur. En vérité, elle a peur de la vie, de cette responsabilité — vivre sa vie — dont la mort est la sentence et le soulagement. Ainsi ne s’épuise-t-elle pas à éviter la mort, mais à justifier sa vie, à en payer le prix, à en mériter la chance. Car vivre, c’est vivre de la mort des autres ; et la seule façon de se laver de ce crime-là, c’est d’en faire quelque chose, quelque chose qui vaille. Elle, que fait-elle ? Chaque jour, elle doit répondre à cette question et, tandis que la toupie dessine la courbe de sa chute, elle souhaite, un instant, entrer dans le silence des ombres et laisser à d’autres le soin de répondre. Puis, sa main recueille le jouet renversé, le glisse dans la poche de sa robe à losanges et, vite, se lève pour faire signe au garçon d’apporter l’addition.

Les cartes

Gé n’a jamais quitté sa ville. Pourtant il n’y habite pas. Peut-être n’y a-t-il même jamais mis les pieds. Il ignore le nom des arbres qui éclairent les rues, des collines qui ombragent les remparts, des places qui honorent les dieux et l’histoire, du fleuve qui allège et élargit les pensées. Il est ailleurs, dans des lieux qui n’existent qu’en imagination, et donc en réalité, même plus qu’en réalité, en surréalité. Car l’imagination parachève, accomplit, incarne la réalité, comme la forêt tropicale joue la symphonie dont la forêt tempérée n’est que le lointain écho. Seuls les véritables imaginatifs le savent. Gé est l’un d’eux. Il n’est pas dans son monde, comme les gens disent, il est le monde et le monde est lui, modelés dans la même pâte indifférenciée, levée de destinée. S’il imagine emprunter le sentier d’une colline voisine, ses cuisses se crispent, son cœur accélère, son dos se trempe, ses mains et ses oreilles bourdonnent et il s’arrête, étourdi par les cimes, grisé par la brise. Il n’a pas besoin d’y aller. L’imaginer, c’est déjà le faire, et le faire mieux, plus pleinement, dans un rêve qui est en fait un éveil, l’éveil de notre vie qui est un rêve. Peut-être les imaginatifs sont-ils les fils des dieux. Ils créent le monde autant qu’ils sont créés par lui. Ils ne lui sont pas supérieurs comme les dieux des origines qui lui donnèrent naissance, mais égaux en demi-dieux qui ne cessent de le former en s’y formant. Égarés parmi les hommes, ils ne se mêlent pas à eux. Ils n’ont d’amis, de famille, de collègues qu’en apparence. Ils ne les ont, en fait, jamais rencontrés. Eux n’aiment pas, ils imaginent aimer, et c’est tout autre chose. Leur désintéressement porte des noms doux et inoffensifs : distraits, oublieux, discrets, dit-on d’eux. Ils ne connaissent pas pour autant la solitude, peuplés qu’ils sont de toutes sortes d’êtres.

Toute image est une dégradation de l’imagination. Aucun art, aucune science n’égale cette puissance. Tous en expriment la nostalgie, en sont les exilés. Qui y a un accès illimité, comme les imaginatifs, leur est indifférent. Cependant, une discipline a attiré l’attention de Gé : la cartographie. Il n’y a pas trouvé l’habituelle et fastidieuse transposition de l’imagination, mais l’imagination même et un moyen pour mieux l’explorer, l’approfondir, notamment dans les cartes anciennes, par essence composites et mouvantes, à la fois incroyablement pratiques et décoratives jusqu’au délire, apposant sans façon le trivial au divin, superposant aplats et perspectives, alternant plans et dimensions, sertissant les routes et les frontières de noms inquiétants et tentants comme des élixirs, les monts et les vallées de scènes cocasses ou solennelles sur une terre dont le moindre pli devient le rideau soulevé d’un théâtre, les grottes et les courants de bêtes familières ou mythiques s’ébrouant joyeusement au sortir de la surface du plan et les pays de paysages lustrés et frémissants dans leur surgissement, immenses d’être minuscules par une mystérieuse inversion des effets. Voici que la page devient matière en gestation, matrice des sensations, diagramme des mouvements, déformation de l’espace dans la pensée et de la pensée dans l’espace, non pas le compte-rendu du voyage, mais le voyage qui se déroule, risqué, aventureux, du vertige du départ à la nostalgie du retour, dans les méandres d’un dessin qui défriche et déchiffre, à jamais inachevé. Entre la géométrie et l’enluminure, la carte fascine par son sérieux dans le merveilleux, sa naïveté minutieuse, son application à décalquer un monde qu’en vérité elle invente. Elle témoigne d’un temps où l’homme ne s’était pas encore distingué de la matière du monde, ni même de la matière des autres hommes.

Gé a fréquenté assidument les musées, les bibliothèques, les observatoires, les phares et leurs archives. Il a copié toute leur collection cartographique, tandis que sa chambre se remplissait d’atlas et de mappemondes. Peu à peu, il a commencé à esquisser ses propres plans, machinalement, sur un coin de nappe, au dos d’un ticket de tram, sur la paume de sa main, pendant qu’il écoutait, rêvassait, attendait ou ne pensait à rien, puis sur de grands cahiers aux pages d’un blanc cassé, veloutées où s’imprègnent les encres, grainées où poudroient les pigments, toujours dans ce même état d’inconscience, d’essentielle distraction, propice à l’imagination. Le résultat l’étonne : il n’aurait jamais cru possible d’inscrire ainsi son expérience intérieure dans le monde extérieur, bien qu’elle reste sans doute indéchiffrable à tout autre que lui. Moirées, magmatiques, ardentes par endroits, éteintes à d’autres, tordant et torsadant des puissances éblouissantes mais englouties, ses cartes rayonnent en strates, condensent et dispersent une terre de lumière.

Mais il y a un prix à payer pour le privilège d’imaginer : Gé souffre de terribles migraines depuis tout petit. Une lumière l’irradie qui abolit toute image. Autrefois, il restait allongé dans le noir, se débattait dans l’immobilité. Maintenant, il cherche ses cahiers à tâtons et, les yeux blancs de douleur, il dessine, dessine, carte sur carte, sans même changer de page, épaississant son palimpseste pour que se disperse ce brouillard, et quand, par miracle, il finit par y voir clair, il découvre l’image exacte de son enfer. Il songe à détacher ces pages noires et les coudre en un gigantesque cerf-volant, qu’il irait faire voler et divaguer au sommet des collines qui encerclent la ville, afin de se désensorceler. Il y songe ; et c’est comme s’il l’avait fait.

Les boîtes

Dée a des mains comme des soleils qui répandent la lumière autour d’elle. À ses chevilles, ses poignets, ses oreilles, son nombril gouttent des pendeloques d’azur ou de verdure, limpides bien qu’obscures, miroitant sur sa peau à la densité ondée d’éternel été, à l’ombre ambrée d’arbre au repos, ou parmi ses cheveux nattés et noués à l’odeur de noisette, enclose, secrète. Dans sa maison fraîche et étoilée comme une fontaine, elle a peint le plafond de racines, le sol de nuages.

Une légende de sa région raconte que l’éléphant vient du nuage. Un jour, un arbre maigre et tourmenté, amoureux d’un nuage paisible et dodu, tenta de le retenir entre ses branches et il y réussit. Le nuage ne savait pas comment se libérer. Au moindre mouvement, il se déchirait. Il décida de s’épaissir et s’alourdir jusqu’à faire plier les branches et toucher terre. Mais il ne sut, ensuite, retrouver son état premier, reprendre sa chair de pluie et d’air. Il était là, solide, lourd et fermé comme un rocher. Il essaya d’avancer. C’était plus difficile que de se laisser aller au gré du vent, mais ce n’était pas déplaisant. Il se sentait la force et la majesté des montagnes. Soufflant sous l’effort, il déroula une longue trompe qui l’arrosa de l’eau du nuage qu’il avait été. À présent éléphant, il n’en était pas mécontent, mais, par principe, il punit l’arbre en lui retirant son écorce qui devint un fleuve brun et or.

L’une des pièces de la maison fait exception. Peinte entièrement en rouge sang, à part la poignée restée blanche, interdite d’accès à qui que ce soit, elle renferme quantité de boîtes, du pendentif au coffret, pourvues de toutes sortes de fermoirs, glissoirs et tiroirs, gravées d’initiales, peintes de scènes, marquetées de motifs. Aussi diverses et variées qu’elles soient, elles ont toutes en commun d’être vides. C’est ce vide qui intéresse Dée : vide en forme de rectangle, de carré, de losange, de triangle, vide plus ou moins profond, contourné, tapissé, compartimenté, qu’elle a enfermé là comme un mauvais génie et auquel les boîtes servent d’écrin, de lampe, de vase ou de sablier.

Il y a le vide de son fils qui ne vient pas assez la voir et celui de sa fille qui vient trop souvent la voir. Le vide de n’avoir personne à qui parler et d’entendre trop de personnes parler. Le vide d’attendre, de n’avoir plus rien à attendre. Le vide d’un ventre plein, d’un ventre vide, celui de ses mains ouvrières, de ses mains désœuvrées. Le vide des placards et des chambres. Le vide de soixante minutes qui font une heure qui vingt-quatre fois fait un jour. Le vide de trop désirer, de ne plus désirer. Le vide entre maintenant et plus tard, penser et faire, aimer et être aimé, espérer et croire. Le vide d’un mot à l’autre, d’un pas à l’autre, d’un battement au prochain. Le vide entre une chose et sa voisine et pourquoi une chose et pas une autre et pourquoi quelque chose plutôt que rien. Le vide de cette vie qui ne fait aucun sens, mais surtout ne pas le dire, ne pas même le penser, au risque d’y tomber, et le vide de se refuser au vide, gouffre qui s’ouvre derrière soi quand on recule devant lui.

Le moindre vide, Dée le chasse et l’emprisonne dans sa chambre rouge sang, tel un moustique inopportun et inoffensif en apparence, porteur en vérité de la pire épidémie, d’une lèpre de rien. Elle aide ceux qui y sont le plus exposés, en leur demandant de venir chez elle avec une boîte appropriée à leur vide, c’est-à-dire qui saura en faire le tour. Face à face, la boîte ouverte entre eux, ils attendent que le vide vienne s’y loger. Ensuite, il suffit de rabattre le couvercle.

Ce qu’elle ne leur dit pas, c’est le charme du vide, son appel certaines nuits d’une étonnante clarté, lorsqu’elle se rend dans la chambre d’instinct, sans lumière, parfois les yeux encore fermés, ouvre une boîte dont elle dévore le contenu comme une crème, avec les doigts, avec la langue, habitée par une faim fantomatique, une faim d’avoir faim, en peint les vitres qui vibrent et tintent au point de s’argenter, le répand dans la cour dont les pierres s’irisent, se fissurent et libèrent des herbes folles et orphelines, en couvre le toit dont les arêtes s’élèvent et s’abaissent comme les vagues d’une mer en tempête ; et de là-haut, elle chute, sans fin, frissonnant plus d’une fois de soulagement et de surprise. S’ils savaient comme le matin brille après ces nuits terribles… En vérité, ses boîtes servent à préserver le vide autant qu’à l’écarter. Il lui en faut des réserves comme des élixirs d’invention, de nouveauté, de rêverie, d’aventure. Mais c’est un jeu dangereux. De rares protégés viennent réclamer le leur, après quelques années. Quand ils se sentent prêts.

Les renards

Sur les rayonnages grevés d’œuvres complètes et d’encyclopédies, se tapit, se perche, s’élance une foule discrète et méfiante de renards aux aguets qui attend la nuit pour s’animer et chasser les songes de leur maître, blotti dans un coin de la pièce, au creux d’un fauteuil à larges oreilles, sous une couverture à carreaux anglais. Certains, les plus anciens, ont été immortalisés dans une pose spectaculaire : fuite, poursuite, pirouette dans la neige, lutte redressés sur les pattes arrière, griffes aiguisées et babines retroussées, ou reniflant le vent, le museau long de ruse, la queue dressée de malignité, en dignes frères du loup ; d’autres, plus récents, dans le geste émouvant de leur humble survie : enroulé dans un sommeil de duvet blanc, fourrageant le sol à la recherche de vers de terre, surveillant un sentier, à gauche, à droite, oreilles dressées, grimpant agilement au tronc ou au toit, en cousins germains du chat ; enfin les derniers, au goût du jour, lors d’un moment en commun : deux petits emportés dans une galipette, deux mères unissant leur portée dans un même terrier, deux jeunes courant symétriques et synchrones, en grands-oncles de l’homme, à la fois solitaires et sociables, imprévisibles et routiniers, s’adaptant au lieu et à l’époque par un équilibre inquantifiable de libre arbitre et de déterminisme.

Toutes les espèces ne sont pas représentées, ni tous les âges et les pelages. Q préfère l’austère renard des steppes et l’espiègle renard des sables, l’ensorcelant renard roux et l’attendrissant renard polaire. Il nomme chacun d’entre eux d’un adjectif simple, comme s’il les adoubait chevaliers : le fier, le grand, le blanc, le bref, l’oublieux, le chanceux… Presque tous portent la fourrure fournie et flamboyante d’un hiver au plus beau de leur âge. Mais quelques-uns semblent fossilisés : la gale a minéralisé et fissuré leur peau, la rendant à la poussière alors que leur corps vivait encore. Ils se sont rongés jusqu’au sang, la gueule dévorant la queue, pour mettre fin à leurs tourments. Q a voulu les conserver pour leur rendre hommage, mais est-ce un hommage de se joindre à sa garde personnelle contre les ténèbres ? Est-ce un au-delà enviable que son salon obscur ? Autant dire que les renards n’auraient jamais choisi cette vie-là, qu’ils n’auraient pu même la concevoir. Vidés de leurs entrailles, leurs muscles, leur sang, jusqu’à leurs os, remplis d’une paille blonde et rêche, soutenus et structurés par une armature de fer en une position qui les crucifie de sa fixité, aveuglés d’yeux vitreux, rien n’est plus infidèle à leur vie où l’odeur et le bruit prolongeaient leur chair en univers et où la vision, ainsi que l’apparence qui lui est attachée et à laquelle ils sont à présent réduits, était la part la plus pauvre et dispensable. Mais, réincarnés ainsi, ils apprennent à s’y plaire. Suivant le rythme de leur vie antérieure, ils s’endorment à l’aube et s’éveillent au crépuscule, chassent les angoisses de leur maître à la lumière dramatisée des flammes, puis se lovent contre lui ou jouent entre eux tandis que le ciel pâlit, dans le craquement de la paille et le cliquetis du fer, la sécheresse des odeurs et le silence des cris.

D’aussi loin qu’il se souvienne, sa famille a collectionné les animaux empaillés, par imitation de leurs proches et de leurs pairs, avec la simplicité d’évidence que donne l’appartenance, à des fins décoratives ou éducatives, faisant montre de leur curiosité scientifique comme de leur goût esthétique ; et il a continué apparemment pour les mêmes raisons. En vérité, en grandissant, il s’est secrètement identifié à ces êtres bourrés de vide, combles de rien : comme eux, on l’a vidé de sa pensée et de sa sensibilité, privé de chair et d’univers, interdit d’intériorité, afin de le modeler et le figer à la guise et convenance d’un monde de bienséance et d’apparences. Rien de plus éloigné d’un animal qu’un animal empaillé comme rien de plus éloigné de lui que lui-même. Le renard, par son astuce et son adresse, sa capacité d’adaptation et de multiplication, lui semble le meilleur soldat pour constituer une armée inépuisable contre son angoisse, le meilleur substitut à ce qu’il était, ou aurait pu être, ou aurait voulu être, il ne sait plus, ni se connaît assez pour en juger mais le pressent. Une nuit, ses compagnons le dévoreront. Après avoir anéanti tous ses autres cauchemars, ils s’en prendront au dernier, au pire d’entre eux : son corps bourré de vide, comble de rien ; et peut-être — il l’espère avec ardeur, c’est même tout ce qui lui reste d’espérance — peut-être qu’en l’ingérant, ils reprendront vie, chair et lumière.

Les cicatrices

Dans la forêt, en deçà des frondaisons qui ploient, au bas des troncs qui penchent, sous l’enchevêtrement des fougères et l’étagement des prêles, entre le pullulement sombre des champignons et l’étoilement pâle des mousses et des lichens, dans l’odeur fraîche, composite et visqueuse de la terre, au plus près de l’origine du monde, Esse se repose. Un ruisseau bruit à son oreille, la lumière bruine sur sa peau nue. Quantité de cicatrices brisent ses lignes onduleuses. Mordre, brûler, inciser. À chaque amant, Esse a demandé de laisser sa trace, sa marque : son corps n’a pas traversé intact sa pulvérisation, il a gardé la faille ouverte par chaque vibration de plaisir.

C’est sa façon de se souvenir, non des hommes, mais du sexe. Cette racine de son être qu’elle a tendance à ensevelir, par commodité, pour vaquer aux occupations du jour et dormir toutes les heures de la nuit, elle la porte à la surface de sa conscience, à même sa peau, au regard de tous et surtout au sien, afin de ne pas perdre de vue le plus grave, le plus gai, le plus vrai, et se contraindre à vivre selon sa loi. Le sexe a la sauvagerie des rêves et leur véracité. Milieu sans pensées ni paroles, sans distance ni dissociation, où elle plonge pour être renouée en tous ces points : son corps devenu filet s’ouvre puis se ferme sur son âme, qui cesse son errance, ayant trouvé la paix d’un lieu à sa mesure.

Vertige délicieux du risque et du salut, grâce étourdissante d’une chute et d’une étreinte. Les caresses ne se contentent pas de dénuder, elles retournent la peau, inversent le sens du sang et font d’elle, non une autre personne, mais un autre être, appartenant à un règne informe, tendre et obscur. Plus de haut et de bas, de devant et de derrière, de dedans et de dehors. Passage du vertical à l’horizontal, même debout, équivalence de chaque point du corps qui entre en résonance avec tous les autres. Inclinée, la tête abdique pour la vulve, la pensée laisse place à la pulpe, et le corps défait se recompose en une harmonie nouvelle : le plaisir le constelle.

Pourquoi des hommes et pas des femmes ? Elle se le demande parfois. Certes, elle ne trouve pas les hommes plus beaux que les femmes ; mais le sexe a peu à faire avec la beauté pour elle, il n’a rien de visuel, il est même essentiellement aveugle, et si elle devait répondre franchement, elle dirait l’odeur. Non que les femmes n’aient pas d’odeur, ou une mauvaise odeur, mais c’est celle des hommes qui l’attire. Et aussi quelque chose dans leur corporéité, une résistance de la chair, une rusticité de la peau, le volume de l’ossature et sa géométrie, une masse, une force, elle ne sait, quelque chose sous la main qui ne trompe pas.

Au début, quand son corps était encore intact, ses amants craignaient de lui infliger la blessure qu’elle exigeait. Avec le temps, voyant les marques des autres, ils prirent de l’assurance et même trop, rivalisant de gravité et d’inventivité. Elle les arrête tout net, d’un geste. Son corps n’est pas une galerie de trophées, une liste de conquêtes, ni même un terrain de jeu entre la douleur et le plaisir, mais le bouillonnement de son inconscient, la peinture rupestre de ses passions. D’ailleurs, les meilleurs dissimulent leur marque comme un secret, dans un pli, un repli, la réduisant, minuscule, au pointillé d’un murmure.

Un tel a choisi le talon, socle, soc, inaltérable bien qu’éminemment vulnérable, un autre l’omoplate à la courbe d’aile et l’articulation de pantin, ou encore la saillie palpitante d’une veine, le frisson d’une ligne invitante, la tendre pâleur d’un intérieur ; la plupart ont cherché à laisser l’empreinte d’un geste intime, sous le sein, contre le flanc, derrière l’oreille, autour d’une jambe ; aucun n’a touché au visage, tandis que la vulve rayonne. Et si, par ce rituel, le corps prenait sur lui la déchirure de l’abandon, afin que l’âme n’ait pas à en souffrir ? La blessure inaugurerait la séparation, libérant le sang déjà lourd d’amour naissant. En vérité, Esse ne s’embarrasse pas de ces sentimentalités. Elle veut être marquée, ne pas être vierge, se distancier de sa naissance, sortir de sa peau comme d’une coquille, la fendiller, l’écarter, précipiter son destin, avec un appétit d’avenir et d’advenu. La cicatrisation lui enseigne la plus antique sagesse : un éternel retour à la plénitude d’être, une saine confiance en ses ressources d’oubli et de réinvention.

Cet après-midi d’été, elle s’est réfugiée dans la forêt où elle se cachait enfant, muette aux appels du soir, refusant d’être domestiquée par l’amour d’une mère, se rêvant orpheline de conte aux mille aventures, et où elle déambulait adolescente, cherchant le chemin qui mène au bois antique, avide de savoir et de sentir, curieuse du premier souffle qui anima la Terre, et où elle revient femme, à la saison de sa mélancolie, pour s’allonger au bord du ruisseau et s’y ressourcer, dans l’attente de son ange gardien, un loup blanc comme l’aube qui vient s’abreuver sur l’autre rive et la regarde fixement de ses yeux gris. Il lui arrive de traverser l’eau pour venir la renifler, la lécher, la griffer, la mordre… Les marques qu’il laisse sont les plus cruelles qu’elle porte. L’animal purifie ainsi son âme. Un jour, lorsqu’elle sera irrémédiablement corrompue, il devra la tirer du corps, la traîner dans la tourbe, la mêler aux cailloux et aux brindilles, pour la baigner dans le ruisseau et la porter sur l’autre rive. Lavée, renouvelée, elle y suivra un destin dont Esse ignore tout. Pour l’instant, celle-ci attend paisiblement. Elle ne sait si son heure est venue, mais elle sait que seule la vie consacrée par le loup vaut la peine d’être vécue.

Les mots

Le premier souvenir d’I, c’est la vitre de la voiture, le défilement des devantures, le déchiffrement des affiches, des enseignes, des graffitis, la ville dépliant l’alphabet où il apprend à épeler le monde. Lorsqu’il commence à lire, il ne s’intéresse qu’aux dictionnaires. Un mot décliné dans les variations de sa définition déploie un univers qu’aucun récit fantastique ou roman d’aventures n’a le pouvoir de susciter. L’enfant s’engage entre les glissements de sens, emprunte le souterrain d’une citation, se perd dans les méandres des synonymes, antonymes et homonymes et, piégé devant l’impasse d’une étymologie, revient au centre du mystère : le son qui fait le sens, le mot qui fait la chose, la langue qui fait la personne. Dans des carnets souples et lignés, il consigne soigneusement ses découvertes. Il apprendra tous les mots, c’est décidé. Il saura nommer chaque chose, qu’elle soit abstraite ou concrète, ancienne ou moderne, technique ou poétique. Il n’ira pas confondre peine et chagrin, pétales et sépales, savoureux et délicieux, tuile et bardeau, réel et essentiel, escarbille et charbon. Il saura désigner, dans leur intégralité, les sensations et les pensées, les passions et les actions, les outils et les métiers, ainsi que les formes et les matières, les mouvements et les éléments, les animaux et les végétaux. Collectionner les mots sera collectionner le monde entier, dans ses parties et sa totalité.

Dix ans ont passé et il est devenu ce garçon étrange qui tremble dans la salle 6C du lycée quand entre son premier amour. Auréolée de sa simple présence, elle se distingue de la foule floue et infinie des autres, les indistincts qui parlent en vain, vaguement, avec leur habituelle mauvaise foi, sans jamais coïncider avec eux-mêmes ni avec quoi que ce soit. Au fond de sa voix bruisse la limpidité radieuse de qui a creusé pour accéder à sa propre source. Ses phrases scintillent de justesse et résonnent de mille sens. La classe en devient une grotte argentée par les eaux. I aimerait lui répondre mais ne sait comment. Depuis des années, il se tait. Paradoxalement, plus il apprend de mots et moins il en use, découragé par la pauvreté et la perversité de la communication ordinaire. C’est dans ses copies qu’il tente de s’adresser à elle et elle l’a bien compris. Ce garçon qu’on lui a décrit comme autiste voire attardé, elle le découvre prodigieusement intelligent et tout aussi prodigieusement seul, environné d’un silence au souffle glacé de gouffre. On frissonne malgré soi à son approche. Ses camarades le traitent de psychopathe. Ils racontent en rigolant le jour où il arrivera à l’école pour tous les fusiller, bien que ce soient eux qui l’achèvent sous la mitraille sèche des humiliations, en partie par jalousie, parce qu’I ne laisse pas indifférent. Grandit en lui une grâce dépaysée de tournesol esseulé dans un champ brûlé, quelque chose d’émouvant de maladresse et de rayonnant de bonté. La professeure en est troublée plus que de raison. Elle sent I chercher sa voix au-delà de son discours, la trouver avec enchantement, remonter son cours jusqu’à sa source qu’il recueille entre ses mains et boit. Elle en tremble comme lui et, cherchant à se distraire de son attirance, tente de l’aider de la seule manière qu’elle puisse imaginer. Il s’est progressivement vidé de lui-même pour contenir le monde : il faut inversement le vider du monde pour qu’il revienne à lui-même. Lui apprendre à se distraire, oublier, rêvasser, bavarder.

Novembre s’achève. La nuit règne sur leurs jours. Les fenêtres de la classe s’y détachent, dernières feuilles ocre et or sur l’arbre aveugle de l’hiver. Les élèves et la professeure, complices d’être une exception à la mort, parlent plus fort et comme fiévreusement. Pour calmer les esprits, elle rend les copies, celle d’I en évitant son regard, ce qu’il ne remarque pas, trop pressé de lire le rouge en marge de son bleu. À la sonnerie, les élèves sortent en désordre, tandis qu’il s’attarde. Gagné par la ferveur commune, il a décidé de lui parler, mais il se contente de lui sourire et comprend soudain qu’il y a tout un monde que les mots ne disent pas.