Composition

le texte qui suit contient (liste non exhaustive) : 204 183 espaces ; 3 192 virgules ; 645 et ; 529 à ; 229 comme ; 138 tout ; 106 là ; 102 y ; 86 bien ; 63 faire ; 59 aussi ; 58 points d’interrogation ; 54 ici ; 48 tous ; 39 regards ; 37 peut-être ; 31 mot ; 31 mots ; 30 œil ; 28 main ; 28 monde ; 27 encore ; 27 forme ; 26 yeux ; 24 cosmogonie ; 22 autre ; 22 exemple ; 19 gens ; 17 doute ; 16 pourquoi ; 15 mains ; 14 cosmogonies ; 14 livre ; 14 objets ; 13 quelques ; 13 vraiment ; 12 langue ; 12 possible ; 11 écoute ; 10 lignes ; 10 mondes ; 10 sans doute ; 9 autres ; 9 canard ; 9 réellement ; 8 ensemble ; 7 cercle ; 7 cercles ; 7 murs ; 7 rond ; 7 texte ; 6 bruits ; 6 couleur ; 6 fabriquer ; 6 kilomètres ; 6 ligne ; 6 livres ; 6 mur ; 6 pages ; 6 phrases ; 5 phrase ; 4 impossible ; 4 orange ; 4 ronds ; 3 bruit ; 3 fiction ; 3 formes ; 3 merci ; 3 pages ; 2 disque ; 2 textes ; 1 disques ; 1 pardon ; 0 méthanol ; 0 pesticide.

Liste des chapitres suivants ou précédents (le facteur temps est ici essentiel), convertibles en chapitres précédents ou suivants à peu de frais

  1. Où l’on en saura plus sur une mauvaise habitude, Bali, Detroit, la liberté et les baleines
  2. Où sera posée sur la table la question du sujet (du latin subjectus, « soumis, assujetti », ce qui d’entrée me contrarie, je propose une sédition)
  3. Où je me demande ce que j’oublie
  4. Où le voyage écarte soudainement les bras sur une distance qui va de Calhoun street au jardin du Luxembourg
  5. Où se lave et se rince quelque chose qui dit oui
  6. Ne perdons pas de temps : penchons-nous sur l’attente
  7. Du youpala à Frank Capra
  8. Où sera mentionné un livre au futur antérieur, ce qui n’est pas une mince affaire, et pourquoi pas une épopée au plus-que-parfait pendant qu’on y est, tout cela finira en toute logique à la poste avec un gobelet tendu
  9. Parlons un peu des filatures et des pianos qui tombent
  10. Dessiner des lunettes
  11. Examinons ensemble la question des dieux, de la Bavière et des cheveux gris
  12. Que dire des pierres, des rhinocéros et des ongles manucurés
  13. Quand tout à coup surgit une énorme boule orange — heureusement Miró intervient
  14. Entre parenthèses
  15. Aimez-vous le vélo, les montagnes violettes et les effilochures ? moi oui
  16. En aparté
  17. Et qu’est-ce qu’on sait du poids des couvertures de survie ?
  18. Où il sera question d’œufs cuisinés, de draps, de taxis et de floraisons blanches
  19. Dans la partie qui va suivre, on ne dira pas ce que Wechsler pense de l’intelligence (qui à ses yeux n’est pas une capacité unique, mais bien un agrégat de plusieurs traits humains), c’est bien sûr une marque d’étourderie de ma part
  20. Très court chapitre qui pointe ex abrupto la possible inadéquation d’un titre avec ce qu’il est censé annoncer
  21. Et pourquoi pas un roman sur la flûte et rien d’autre
  22. S’arrêter pour un bilan provisoire me semble ici approprié
  23. Où l’on se demandera quel est le bon côté des portes, tout en faisant une petite cosmogonie (deux)
  24. Nous voilà près d’une urne, c’est étonnant
  25. Pour faire de petites cosmogonies (trois, etc.)
  26. Quelques données scientifiques
  27. Livraison gratuite satisfait ou remboursé deux ans de garantie paiement sécurisé elle n’est pas belle la vie ? n’attendez plus pour vous faire plaisir
  28. Où la narration évoque l’éventualité du Yukon et frôle des gueules de truites avant de se perdre dans les visages et l’écholocation chez les chauves-souris
  29. Digérer difficilement est un emploi à plein temps
  30. Focus sur la vie des nasses réticulées
  31. « Tu n’arriveras à rien », dit-elle
  32. Quittons-nous sans une once de rancœur, gardons-nous d’évoquer les fosses que nous creusons pour nous mettre à l’abri, ainsi que le manque de visibilité qui y règne, ayons la pugnacité joyeuse, allons allons, à toute berzingue

Je mâche ma langue. C’est un tic. Parfois, quand je réfléchis à quelque chose, ou quand j’avance en allant d’un endroit à un autre, j’utilise ma langue comme du chewing-gum et je la mâche, doucement, sans me faire mal. J’ai un peu honte de ce tic. Un jour je me suis vue dans un reflet en train de mâcher ma langue, la bouche un peu ouverte, et ça me donnait un air un peu fou, un peu abasourdi, un peu vieux, un peu dérangé. Pourtant je ne me sens pas folle quand je mâche ma langue. Mais vieille oui. Comme une vieille. Comme un vieux pêcheur qui mâche ses vieilles phrases sur un quai, comme un vieux cliché qui ressasse ses vieilles combines, comme une vieille histoire dont la fin est bancale, avec une morale trop appuyée ou trop enrubannée. Parfois je mâche ma langue aussi à l’intérieur, plus loin que la mâchoire, au profond de la tête, personne ne s’en rend compte. Comme quand elle (la trentaine, faussement décontractée) a raconté une blague qu’elle tentait de faire passer pour une histoire vraie, une anecdote, alors que ça sortait en ligne droite des pages de Pif Gadget ou du Vermot et tout le monde (ils étaient tous assis en cercle, une soirée, certains se connaissaient mais pas tous, il y avait du champagne, une lampe avec un pied transparent remplie de coquillages et un canard en porcelaine dont on m’a expliqué que c’était un canard thérapeutique), tout le monde autour du cercle a éclaté de rire, d’un rire énorme. Plus fort que les bruits extérieurs qui montaient des fenêtres ouvertes devant le kaléidoscope de lumière dehors, avec les projecteurs bleus et violets sur les gargouilles. Je suis restée la seule à ne pas rire. Ou plus exactement, la seule à faire silence, c’est-à-dire à fabriquer du silence. Bizarrement, mon silence s’entendait. Il m’enveloppait comme un airbag. Je suis sûre qu’ils ont ri encore plus fort d’entendre mon silence, qu’ils ont forcé leur rire à monter en colonne d’air plus puissamment, depuis le diaphragme, je ne sais pas trop, la technique des chanteurs d’opéra, pour que leur rire monte à l’unisson et vienne s’arc-bouter franchement à mon silence. Comme s’ils avaient voulu, tous ensemble et sans se concerter, l’anéantir, le mouvement réflexe des gnous qui détalent tous au même moment même s’il n’y a pas de prédateurs en vue. Et depuis mon silence, comme si j’étais montée debout sur un tabouret invisible, dedans, je mâchais ma langue.

Je mâche ma langue sur le côté, la bouche sur le côté, en travers, c’est pour ça que ça me donne l’air dérangé (l’autre jour, l’adolescent qu’on a croisé en ville, entouré par deux autres, il criait, il geignait, tordait aussi sa bouche sur le côté, mais son visage impassible pendant qu’il criait, quelle rupture, on n’a pas su quoi en faire, ça partait comme en ricochets, le contraste entre sa figure placide et ses cris, et le contraste entre la rue civilisée et ses cris, c’était comme une photo de Vivian Maier mais avec le son).

Je mâche ma langue, je mâche mes mots, là aussi ça part en ricochets. Je mâche mes mots, au contraire de ceux qui ne mâchent pas leurs mots, qui parlent cash, moi je ne sais pas faire, j’anticipe, je tortille, je reformule. Je prends tellement de gants qu’on dirait qu’ils se superposent, plusieurs paires. Et quand j’ai l’impression de dire quelque chose de sec, de limite agressif, c’est raté, parce que j’ai tellement mâché mes mots avant de les prononcer que c’est tout aplati, inoffensif. Et je mâche mes mots quand j’écris. Je les ressasse comme une vieille, je les lisse, je les améliore, je les remplace au fur et à mesure par plus précis qu’eux, mais ça m’éloigne. Ou ça les éloigne. C’est très difficile de rester tout près. On ne s’en rend pas forcément compte tout de suite, mais plus on lisse les mots et plus le glissement augmente, les bords s’écartent comme la faille de San Andrea et on se retrouve les pieds de chaque côté de la crevasse, mais ce n’est pas une question de plaques tectoniques, c’est une question de mots, je veux dire une question d’être. Pour que les bords se réajustent, qu’ils se réparent, il faudrait se coller aux mots sans les lisser, sans repasser les fripes, les ourlets défraîchis, rester tout près sans rien recoudre. C’est le plus difficile, parce qu’en restant tout près on se retrouve contre, tout contre sa sauvagerie.

Je mâche ma langue comme quand au téléphone on écoute la voix préenregistrée qui donne le temps estimé avant d’avoir le conseiller en ligne et on a préparé un papier, un crayon, de quoi noter au cas où, et pendant la reprise en boucles de la voix mécanique, jingle sur Vivaldi, on gribouille des cercles concentriques. Il paraît que griffonner des quadrillages, des constructions, c’est avoir le problème bien en main, se sentir prêt à le résoudre. Si c’est un problème récurent, insoluble, on fait des cercles qui peu à peu se recouvrent. On mâche des cercles.

J’ai demandé à mes proches de me dire que je mâchais ma langue quand je mâche ma langue, de me prévenir, car c’est un tic, le plus souvent je ne m’en rends pas compte, et je ne veux pas avoir l’air dérangé. Quand ils me le disent, je réponds que je suis désolée, et c’est vrai que je le suis, désolée, mais en même temps je suis dérangée qu’on me le dise. Je suis dérangée doublement sans le vouloir, empêchée d’avoir l’air fou, et contrariée d’avoir l’air fou.

Ça me dérange aussi de ne pas avoir vu tout de suite qu’elle avait une main artificielle. Elle disait qu’elle parlait cinq langues, mais elle le disait en anglais. Elle disait qu’elle allait parler plus lentement pour ceux qui ne comprennent pas bien l’anglais mais elle parlait à la même vitesse. Elle disait qu’elle avait fait du bénévolat à Bali, pour les enfants sourds, qu’elle leur donnait des cours d’anglais, et je n’ai pas pu l’imaginer concrètement à Bali, au milieu des plateaux de fruits, de fleurs et de safran, à cause de sa main artificielle que je n’avais pas remarquée.

Je ne cadre pas. Je donne l’information trois fois et trois fois ils me la redemandent (ceux du cercle, qui se connaissent ou ne se connaissent pas tous, ils ont une assiette sur les genoux et un verre de champagne à proximité). Pour ne pas les vexer, je fais semblant de réfléchir, comme si je devais faire travailler mes méninges pour retrouver l’information cachée au fond de ma mémoire incertaine (tous les mardi, jeudi et samedi jusqu’au 27 août), en cherchant bien, avec efforts, en hésitant à formuler, alors que je sais parfaitement répondre à ce qu’ils demandent. Ils redemandent trois fois, trois fois je fais l’effort de répondre avec les mêmes faux semblants, je fais l’effort de ne pas penser qu’ils sont obtus, et j’oublie de penser qu’ils veulent peut-être que l’information soit redite et durable pour que s’installe une coulée de paroles fluides qui sache bercer.

Par contre, il était beau le jeune homme lorsqu’il a mis sa tête dans son coude replié pour montrer à quel point Donald Trump est désespérant. Et puis il y a eu ce moment où un autre a montré à quelle hauteur était tombée la neige à Detroit, cet hiver-là, et c’était plus haut que sa tête. Les images de salles de concert délabrées, de pianos édentés, de salles de classe abandonnées, les tables renversées et les portillons des vestiaires tous ouverts ou déglingués, se sont superposées à celle de la neige bleue la nuit, lorsqu’il faut déblayer l’allée ou le toit de la voiture tandis que les lumières rougeoient et se reflètent en flipper muet et qu’on salue le voisin pour l’encourager devant la masse de ce qu’il reste à faire. C’étaient des empêchements lointains, ils ne pouvaient pas nous atteindre là où nous étions, à la hauteur où nous nous tenions, la même que celle de la rue d’à côté où, sous deux volets peints, se voient encore des lettres très anciennes, elles sont presque effacées, « Café au 1er ». J’ai entendu un bébé pleurer en contrebas. Je me suis penchée pour regarder, mais rien, que des pavés vus de haut derrière une jardinière de géraniums. Un des invités avait laissé son verre sur le rebord de la fenêtre, je ne sais pas qui. Peut-être la fille qui ressemblait à une épingle acérée. Ses oreilles comme des lames, ses jambes de jean en métal. Elle disait C’est très beau en prenant des photos. Ils disaient tous C’est très beau en prenant des photos, en faisant bien attention de cadrer le mot Liberté projeté sur les murs, en plusieurs langues, certaines langues que je ne connais pas. Le mot Liberté flottait à plusieurs mètres de hauteur, hors-sol. Il ne résonnait pas réellement en eux, pas plus qu’une couverture posée élégamment sur un sofa ou un marque-page en dentelle (ils vendent de la dentelle ici, deux maisons plus loin). Mais ça ne m’a pas attristée cette histoire de mot Liberté sans résonance, je me suis juste dit que chacun mettait ce qu’il pouvait dans les mots et que ça n’était pas forcément une faute, ou une erreur, ou un manque, parce que c’était contrebalancé par ce qu’ils avaient mis ailleurs, dans d’autres mots qu’ils ne disaient pas, ou dans d’autres objets, comme ce canard en porcelaine turquoise qui soignait. C’est une question de croyance au fond, et chacun a ses petites limites. Il faut se forcer pour le comprendre, mais on l’oublie. Il faut se forcer à penser qu’à six mille kilomètres de distance, au milieu du sable et de pics rocheux, un homme époussette des os de baleine disposés en arc de cercle. Une baleine préhistorique. Il faut s’imaginer que le présent ne s’arrête pas à l’envergure des bras, à la portée de l’œil, et que la femme acérée comme une épingle a besoin de son jean de métal pour marcher, comme la locataire du 1er a besoin de penser qu’un canard posé à côté d’une lampe lui est très utile, curatif. On ne sait pas grand-chose des objets. Ou plus exactement, je ne sais pas grand-chose des objets (il faut que je perde cette habitude d’édicter des règles qui seraient communes à une masse d’humains, je suis plutôt la seule dans le coin à mâcher ma langue).

Le dimanche, en été, les objets sortent. Il y a des braderies, des vide-greniers. Les gens sont assis derrière leur table pliante. Parfois de la musique déborde de la voiture garée en parallèle et ils laissent les portières ouvertes pour écouter des chansons. Il y a des enfants aussi, et ceux qui ont grandi vendent leurs Playmobil. Il y a des porte-clés, des bougies, des chaussures à talon, des cendriers Pernod, des clubs de golf, des canevas, des poneys en plastique, des saucières, des numéros anciens de L’Illustration. Ils vendent des calendriers, certains récents, d’autres parfois plus vieux que moi. Des tas d’objets et ils ont décidé que c’étaient des objets sans importance. Il y a peut-être un canard de porcelaine quelque part, mais lui ne soigne rien. Il y a peut-être un marque-page en dentelle unique pour quelqu’un quelque part, et ce quelqu’un le caressait tout en lisant ou en pensant à des choses graves, à des choses secrètes, et puis ce quelqu’un est mort, ou l’a perdu, et maintenant les gens assis à côté des voitures aux portières ouvertes le vendent 2 euros. Ce sont des trajectoires, des mutations sans unité centrale décisionnaire. Un monde d’objets en formation. Les brocantes se forment comme se développent les univers, en six jours, en un instant. Le lundi matin, les étals sont pliés et tout a disparu, mais le dimanche il y a de vieilles cartes postales avec au dos les Bons baisers de Lion-sur-mer d’une famille en vacances qui écrit à sa tante. Juste à côté, à Luc-sur-mer, ils ont trouvé une baleine échouée (« Dans la nuit du 14 au 15 janvier 1885, une baleine de 40 tonnes et longue de 19 mètres »). Ce qui reste d’elle est suspendu dans le jardin public de la commune et présenté en enfilade de bouches successives, ouvertes dans un certain ordre sur du vide. Je ne sais pas trop si c’est de l’os, si c’est du cartilage, si c’est du boyau séché. Ça peut même ressembler à de la pierre. J’aime l’idée d’une baleine de pierre. Et l’idée de cet homme à six mille kilomètres qui en ce moment même époussette le sable avec une brosse. Il est au milieu du désert, ce qui n’est déjà pas commun. C’est déjà un destin de personnage. Et il fait apparaître une baleine morte, il brosse, elle dépasse du sol, du sable où elle avait coulé. On peut identifier nettement sa forme vue d’avion, qui n’est pas effacée comme les lettres Café au 1er. C’est quand même incroyable ce qu’on a sous les yeux. Et incroyable ce qui est hors de portée. Ce qui est mis dans les objets, les ossements, les distances, les changements, les répétitions.

J’ai pensé que je pourrais toujours écrire depuis ces personnages que j’avais croisés. J’ai pensé que je pourrais écrire depuis la femme épingle, depuis le manager en chemise satinée, depuis la blonde comme il faut, un peu ramassée sur elle-même, le sourire un peu facile, un peu raide, comme si elle se brûlait. Que je pourrais écrire depuis cette construction là-haut, à la même hauteur que Café au 1er, au-dessus de la pancarte PRODUITS BIOS et de Sorry I am not listening imprimé sur un t-shirt à tête d’ours.

J’ai pensé que je pourrais écrire une sorte d’autofiction, et qu’à l’intérieur un déclencheur étrange surviendrait, comme une dislocation : la même scène sans paroles, juste le rire surpuissant ; la même scène trop bavarde et le rire me désagrège ; la même scène et remplacer la puissance du rire par des torrents de larmes, ils s’écroulent tous sur le parquet en chêne massif, s’écroulent tous, le téléphone à la main ouvert sur la fonction photo, on voit nettement le mot Liberté bien cadré, tous en larmes ils s’écrient C’est très beau, puis ils fondent et leurs caractéristiques se descellent, se mélangent et dévalent l’escalier jusqu’en bas, jusqu’à la grille électrique munie d’un digicode, et là, au pied des sacs poubelle, on retrouve des fragments fracassés (la chemise satinée, les oreilles en lame de rasoir, les épaules de la blonde comme il faut toutes serrées), les passants les réparent ou s’en emparent, ça sert à autre chose (comme la boîte à cigares transformée en banjo que j’ai vue en vitrine l’autre jour). Ça se disperse. J’ai pensé que je pourrais tout écrire et son contraire, qu’il ne me manquait que la confiance en moi pour ça, que je n’avais qu’à y croire pour que cela prenne forme.

Mais c’était fatigant aussi cette succession d’événements troublants, fatigant d’extrapoler pour deviner à quel point ça se défaisait, ça se distordait, et surtout je n’avais pas vraiment besoin que ça arrive réellement dans le texte. La réalité est déjà assez défaite et assez distordue comme ça. J’ai ouvert un nouveau document et je n’ai pas su écrire autre chose que « J’ai ouvert un nouveau document », et c’était fatigant cet entre-soi, d’écrire entre-soi, en retour sur soi, de se regarder. C’est ce qui arrive, naturellement, spontanément, de se regarder écrire. Ça commence quand on apprend à former les lettres, un adulte posté au-dessus de notre épaule dit mais regarde un peu ton g, à quoi ça ressemble. Il faut donner un grand coup de pied en bas pour se propulser et propulser ce qu’on écrit à un endroit où on ne se regarde pas.

C’est fatigant aussi de toujours désirer une construction. Quelque chose qui fasse corps. Même pour dire que ce qui fait corps ne réussira pas vraiment à faire corps, que c’est quand même un peu une illusion. Même pour dire qu’on ne peut pas donner corps, réellement, car on est impuissant. On ne peut pas dire le corps des mains artificielles perdues, les très discrètes qui ne se voient pas au premier coup d’œil, qui prennent l’avion pour Vancouver en serrant bien leur sac et leurs épaules, ou rient comme on se brûle, à petits hoquets secs, douloureusement.

J’ai pensé que c’était les gens mon sujet, oui les gens. Et je ne les connaissais pas. J’ai pensé qu’avoir un bon sujet en main c’était surtout ne pas le connaître. Bien connaître son sujet c’est souvent l’encercler, le réduire, rétrécir les angles, maintenir à l’écart ce qui nourrit et modifie, la vie n’étant pas une expérience scientifique en milieu stérile, la vie étant imbibée de kilomètres de détails impropres, et chaque sujet également. J’ai pensé que je n’étais pas spécialiste et que c’était peut-être un avantage. J’ai pensé que les spécialistes ajustent leur monocle à tel point qu’il arrive qu’il ne leur reste que l’espace d’une tête de clou pour regarder. Sans doute une façon pour eux de se sentir en prise avec le réel, de se réconforter en le disséquant. Peut-être aussi leur peur d’être débordé. C’est bien compréhensible. Je comprends les spécialistes qui veulent se rassurer, enfin se spécialiser, je comprends qu’ils doivent, tout comme nous, composer avec leurs affects, leurs manques, leurs déshérences, leurs petites fêlures singulières, c’est épuisant. Aussi, il ne faut pas leur en vouloir s’ils deviennent prétentieux, guindés d’érudition, car sans elle, ils pourraient tomber dévastés à genoux sur le sol, anéantis. Certains spécialistes approfondissent tellement leur spécialisation qu’ils en arrivent à ne plus parler qu’à leur main, chacun la sienne. C’est d’ailleurs très comique, question effet visuel, lorsque des gens d’allure respectable fixent leur paume pour entamer une discussion avec leurs doigts. Ça rappelle le cercle de la piste du cirque avec au centre le ventriloque qui agite sa marionnette. Les enfants rient. Peut-être qu’on devrait rire aussi des spécialistes, c’est ce que je me dis (mais après tout, qui suis-je pour juger, n’étant pas spécialiste des spécialistes — mise en abyme).

Les gens, voilà un bon sujet. Un sujet solide. Quand on traite le sujet des gens dans un roman, ou un récit, ou un poème, une vidéo, une chanson, un opéra, une peinture, une sculpture ou une installation, on obtient tant de réponses différentes. Tant de regards différents avec tant de distances possibles. En surplomb, à côté, dos tourné, toutes les façons de regarder les gens se retrouvent démultipliées par les regards qu’on porte. Mais ça ne m’avance pas beaucoup. Est-ce qu’on regarde les gens quand on regarde la façon de regarder les gens ? Sans doute que oui, mais à force d’ajouter le filtre du regard sur le regard, et avec cette succession d’additions de regards, est-ce qu’on ne risque pas au final, à force de filtres et de filtres, de poser un rideau opaque sur ce qu’on voudrait mettre en lumière ? Je ne sais pas. Je connais mon sujet, c’est déjà ça. Je sais que je ne le connais pas, un point de plus. Je sais aussi que rien n’est plus versatile que l’image d’une image.

Ici il y a des touristes, nombreux. Et parfois, dans les rues, des expositions de photos géantes. Il arrive que les touristes prennent en photo ces photos géantes. Lorsqu’on les voit faire, on assiste à un vertige grandeur nature. On peut visualiser à quel point les reflets du monde se répercutent. Peut-être qu’à chaque nouveau reflet, un peu de substance se perd. C’est possible. Un peu de lumière pourrait s’échapper, une couche colorée pâlir, baver ou s’intensifier, un contour se déformer sous le zoom, le dézoom, le flou gagner ici ou là. Les images, parce que leurs reflets s’additionnent, pourraient se trouver repoussées de ce qu’elles sont censées raconter. Peut-être que c’est aussi ce qui se passe avec les mots, ce qui se passe quand on regarde les mots. C’est comme ravir. C’est quand même bien étrange que le même assemblage de sons, ra et vir, dise autant le rapt que l’émerveillement.

Le reflet d’une lampe flotte sur la vitrine et lèche une fausse blouse d’artiste devant un chevalet factice où une reproduction d’esquisse est exposée. Sur la table vernie, les gouttes d’eau forment des amas bombés qu’on a peur de détruire. Ils sont parfaits, parfaits au point de ne pas savoir le raconter, de ne pas savoir les reproduire, de ne pas savoir donner simplement une idée de leur beauté géométrique, de leur transparence charnue, absolue. La fausse blouse, plus haut, a sûrement été mise en scène par un spécialiste des choses hiérarchisées selon leur importance. La vérité des détails est cependant bien plus complexe. Ce serait une belle vie d’attraper de plein fouet le détail des gouttes d’eau et de s’y tenir. De ne pas considérer ce qui advient comme décousu, mais comme une chance. Une belle vie de prendre cette certitude comme sienne. Ça pourrait générer une nouvelle croyance, une église triviale, une religion du tout-venant. On la reconnaîtrait à des autels discrets, hétéroclites, disséminés un peu partout. Par exemple on lève la tête et on remarque un fil qui part d’une tige vers une feuille craquelée, ensuite une araignée qu’on dirait en lévitation. La pluie lui tombe dessus, des gouttelettes de pluie plus grosses que son corps, solides, aussi solides que des gouttes de plomb. L’araignée valdingue et valdingue, pourtant elle ne tombe pas.

Je lis la correspondance d’un sculpteur célèbre. C’est un travail d’archivage, et toutes les lettres y sont, même celles qui n’y sont pas (avec la date, un destinataire, suivi de la mention « lettre perdue ou détruite »). Il y a aussi les lettres basiques (« je vous écris pour vous donner de mes nouvelles, je suis un peu malade et je vous souhaite une bonne année »). La scène avec tous les invités assis en rond ce soir-là, au 1er étage, ressemble à cette correspondance. Il y a ce qui est perdu ou détruit (les enfants sourds de Bali qui apprennent l’anglais, la nièce qui entre à l’université) et ce qui est basique (qui veut encore du fromage). Il n’y a pas non plus de construction spécifique. Le sculpteur ne dit pas dans ses lettres de quelle façon il sculpte, comment ça lui arrive et pourquoi. C’est toujours par la bande, toujours des reflets de ce qu’on voit qu’on voit.

Je ne sais pas m’en aller. Je ne sais pas dire au revoir sans avoir l’air d’une petite fille au fond de la classe qui demande à aller aux toilettes et hésite depuis deux heures déjà, dépêchez-vous de lui répondre, ça va être trop tard. Je n’ai pas su partir de ce salon sans être cette petite fille. Je ne sais pas dire bonjour non plus, je ne sais pas rencontrer les gens sans ressentir une sorte de sidération fébrile, c’est d’enfiler un masque qui prend du temps, et la fébrilité c’est parce que je sens que si j’allais trop vite le masque pourrait me glisser des mains et on verrait clairement sans lui la petite fille chercher la porte des toilettes dans le dédale des portes identiques sans la trouver. Je n’ai pas su saluer les invités lorsqu’ils arrivaient au compte-gouttes. Chacun d’eux semblait être un piège à contourner, un plat brûlant qu’il faut sortir du four. Mais entre les salutations d’arrivée et ma fuite, est-ce que j’ai su écouter et étreindre ce qu’il était possible d’écouter et d’étreindre ? J’ai entendu l’histoire de ce canard thérapeutique et pas une seconde je n’ai douté de lui, ni de son existence, ni de ses capacités à soigner. Et je n’ai pas pensé une seule seconde que je pouvais en avoir moi-même un, ou plusieurs, qu’ils prenaient d’autres formes, indécelables pour l’œil non averti, et la couleur, pas sûre qu’elle soit turquoise mais c’est possible.

Ensuite j’ai écrit une lettre en anglais à un destinataire rare, une entité entière ancrée dans un corps vif. J’ai essayé de lui dire que je crois que le monde est fait d’émotions. Même si on pense avoir affaire à des plantes séchées, des coups de feu dans les rues, des couloirs d’hôpitaux, des femmes en bleu qui ressemblent à une Françoise Sagan très vieille à la poste. Des émotions. Des émotions de jardinières contenant autant de cailloux que de mégots et de géraniums. Des émotions placardées en affiches pour la fête des ânes l’été dernier, sérigraphiées sur des plaques de porcelaine Coca-Cola, collées sur des porte-clés à l’effigie de Gagarine. Des émotions dans les brames des bisons enregistrés il y a longtemps près du mont Sheridan. Des émotions dans les photographies, toutes. Parfois c’est daté et signé. Parfois, c’est sorti de l’album et il est mis en vente entièrement vide dans un marché aux puces, avec juste les coins blancs qui permettaient de fixer les images, mais elles non, on ne les voit plus, ça n’empêche pas.

Je voudrais être claire dans ma lettre en anglais, mais c’est très difficile parce qu’en français non plus, ma langue natale, je ne sais pas si c’est compréhensible ce que je raconte (almost nonsense). Par exemple, pour ce qui est des émotions : je ne crois pas que le monde provoque des émotions (bien sûr, oui, mais pas seulement, ça ne se limite pas à ça). Je ne crois pas que les émotions fabriquent le monde (par leur façon d’influencer là où tu vas quand tu y vas et comment, en tout cas pas seulement, et seulement dans une certaine mesure). Je crois que le monde est constitué d’émotions. Qu’elles prennent la forme de châteaux d’eau tagués Sarah L Je t’aime ou de bancs incurvés joliment pour empêcher les SDF de s’allonger — les émotions ne sont pas toutes bienveillantes. Et bien sûr c’est confus, même si j’en suis certaine. Je crois aussi que dans une flaque, ou dans le bois d’un volet à des milliers de kilomètres de là où j’habite, dans ce que ce bois garde comme empreintes digitales, ou même dans une lettre, une simple lettre et d’autres, de simples lettres, très claires ou sibyllines, des lettres qui n’ont pas été retrouvées (« lettre perdue ou détruite »), ou des lettres qui existent réellement, archivées ou non archivées, chiffonnées avant même d’être pensées, et dans des listes de courses, dans de vieilles pages d’agenda, il y a un monde en résumé, en tout petit.

Un monde complet, avec sa juste part d’oubli. L’oubli, on ne le voit pas tout de suite. Il n’entre pas dans le cadre. Il faut se reculer un peu. Comme dans ce dessin humoristique qui montre Dieu en train de bricoler la Terre sur son établi. Il la répare et va la poser derrière lui sur une étagère. Au dessin suivant, on a pris de la distance, on peut voir des dizaines d’étagères et des tonnes de Terres posées dessus, avec d’autres établis en enfilade et devant eux des dizaines et des dizaines de dieux au travail. L’usine est si grande que ses limites débordent de la page. Pour l’oubli, c’est un peu pareil. Notre dessin contient toutes les particularités qui nous semblent tangibles, parce qu’on a le visage très près et qu’elles prennent toute la place. En reculant seulement d’un pas, on apercevrait peut-être une enveloppe large et nuageuse d’oubli qui attrape tout. Et puis on l’oublierait, ce qui serait logique. Perturbant mais logique.

Il a dit : « J’ai fait un drôle de rêve, j’ai rêvé que je n’arrivais pas à m’endormir. »

Tirer sur un fil est une possibilité, et tirer sur ce même fil par son autre extrémité en est une autre. Par exemple, la ville de Detroit, évoquée ce soir-là, est reliée à l’appartement du 1er étage sur le principe de la cordelette qui unit ensemble deux boîtes de conserve que chacun colle à son oreille.

Sur Calhoun Street, les maisons sont toutes semblables, en briques rouges, et les allées très bien tenues, pas un arbuste qui dépasse. Il y a une route entre Dearborn et le centre de Detroit qu’on peut suivre pendant au moins vingt minutes sans hésiter tant elle est rectiligne. Les bâtiments sont bas. Le rouge n’est pas très rouge et le gris envahissant semble sûr de lui. Il y a peu de piétons, certains savent où ils vont mais d’autres non, ils se dandinent et changent d’avis sous des enseignes Ford de douze mètres de long. On ne sait pas s’ils sont les rescapés de l’escalier de secours d’une impasse, ou bien les rois du quartier où la pharmacie est à vendre depuis des mois. On se fait doubler par des Chevrolet aux portières froissées et aux pare-brises arrière réparés par du scotch. La route montre les réparations successives du bitume, des nuances de gris, selon qu’elles sont récentes ou pas. Elles suivent des lignes nettes avant de se diluer dans l’ombre des panneaux Speed Limit 35. Sur la façade aveugle d’un cube énorme, juste avant de tourner à droite vers Charles Street, il reste la trace d’un coquillage Shell et le mot LIFE. Entre deux hangars vides, une silhouette en bonnet se faufile, titube avant de changer de trottoir. Plus loin, des maisons de briques toutes pareilles alignent leurs entrées ouvertes sur deux chaises derrière des palissades. Ailleurs des tags, des escaliers jumeaux, des bardages de bois blanc, la végétation rousse. La rivière Detroit, tu la suis vers le sud et elle t’emmène vers Toledo, vers Cleveland. Si tu passes par le nord, après le lac Saint Clair, tu vas remonter vers Sarnia, et là tu continues en passant sous le Mackinac Bridge pour rallier Chicago, c’est la même eau qui borde. Par la route tu mets quatre heures et demie, et en passant par l’eau je dirais presque un jour entier. Ici un couple de faucons pèlerins tue les pigeons. Qu’est-ce qu’il y aurait à Chicago ? Tu pourrais vivre dans Calhoun Street, t’asseoir sur un des deux fauteuils derrière la barrière peinte en blanc sans plus jamais bouger. Suivre du doigt la route qui mène sur la carte to Downtown Detroit avec les feux qui se balancent, suspendus dans les airs. Qu’est-ce qu’il y aurait à Chicago ? Quelqu’un qui chante No woman no cry sur Wabash Avenue. Des tours plus hautes, plus claires. Des passants affairés, une église adossée à une tour si imposante que le clocher semble renfrogné. L’homme qui a montré à quelle hauteur la neige s’entassait cet hiver-là (et c’était plus haut que sa tête) travaille là-bas. Il aime se promener. Il ne croit pas en une puissance céleste. Il croit plus volontiers au chaos. Il pense que la naissance résulte de forces contradictoires, et pour ce qui est de l’existence de l’harmonie, il ne sait pas, mais il aimerait.

Comme il n’avait que douze ans en arrivant, il parle sans accent. Et on peut dire l’inverse, comme il avait déjà douze ans quand il est parti, il parle sans accent, c’est-à-dire qu’il n’a ni l’accent français quand il parle américain ni l’accent américain quand il parle français, et il passe d’une langue à l’autre en glissant comme un surfeur. La gestuelle, je veux dire celle qui ne sait pas parler sans faire de gestes (et vraiment on la contrarierait beaucoup si on lui attachait les mains, elle sous-titre tous les mots qu’elle prononce, loin, et sa main s’éloigne, grand, sa main monte, compliqué, sa main suit la courbe hasardeuse d’une fumerolle) parle écossais et français, elle aussi sans souffrir du passage d’une langue à l’autre, mais avec un accent marqué, autoritaire, comme elle impose des gestes à ce qu’elle dit. Elle a besoin de maîtriser. Assis en rond, une assiette sur les genoux et un verre à proximité, ils ont tous besoin de maîtriser, mais ils ne veulent pas tous maîtriser les mêmes choses.

La chemise satinée veut maîtriser les enfants qui montent sur les fauteuils et écrasent des cookies sous leurs fesses. La blonde comme il faut veut maîtriser son rire en gardant les épaules serrées. La locataire du 1er veut maîtriser les touristes qu’elle promène, surtout ceux qui lui posent des colles (races de vaches normandes, dates de construction de transepts et tympans, chronologie des guerres, descendance de la Reine Mathilde), elle lit énormément et elle apprend les réponses par cœur. La police de Milwaukee veut maîtriser les manifestants, et les pompiers de Milwaukee les flammes qui s’échappent de voitures ventres à l’air. Les hélicoptères récupèrent les images que les chaînes d’information maîtrisent puis diffusent par flashs, montrant des foules fantomatiques aux vêtements surlignés de violet à cause des gyrophares et du feu.

La télé est allumée ce soir-là au 1er étage, mais tous n’y jettent qu’un œil distrait, vaguement hypnotisés tandis qu’ils parlent d’autre chose. Sur l’écran une femme (une chanteuse) tourne à 360 degrés derrière des rideaux de douche, puis c’est la même découpée en lamelles par des stores, la même assise sur un cheval d’arçon, la même appuyée à un balcon, la caméra tourne autour d’elle avant de finir en plan large sur une mer propre, une mer éduquée, une plage civilisée, correctement quadrillée de chaises longues assorties aux palmiers. Ici la côte est plus sauvage.

Des dunes ébouriffées. Des algues par paquets. Des coquilles éclatées. Des pontes de bulots, petites concrétions de globes minuscules que l’on appelle parfois « savonnettes de mer ». Les mâts de bateaux en arrière-plan. Des rues pleines de passants, et où vont-ils ? Certains dans une brocante, on le voit aux trajectoires croisées, vides à l’aller, chargées de tables basses ou de fougères en pot au retour. Des cartons sont calés au sol. « Nous ne sommes pas brocanteurs », insiste la dame. Devant elle, posées sur un journal imprimé en 1905, des lunettes de théâtre en corne, un peu fêlées. Cette dame raconte qu’elles ont appartenu à un compositeur, ami de Debussy, qui s’était fâché avec lui un jour. Le nom de ce compositeur était Bade, ou Barne, ou Barle, je n’ai pas bien compris. Elle dit qu’il a écrit un opéra, Les Intrigantes. Plus tard, je chercherai, et je ne douterai pas un instant de ce qui a été dit, de ce qui a existé, pourtant je n’en retrouverais pas trace, aucune. Au-dessus des cartons qui débordent, dans une pochette transparente, une feuille bleue datée de 1921, rédigée à New York, request, protest, The Chase National Bank. Et collé dans la partie haute, comme agrafé sans agrafe, un chèque du 24 août 1921 de deux cents dollars, avec la signature de l’huissier : F. Angeloch, 60 Broadway. En septembre de cette même année, le paquebot Paris arrive là-bas en provenance du Havre avec mille neuf cent cinquante-trois passagers — mais est-ce que cet homme, F. Angeloch (F pour Francis, Finley, Floyd ou Franklin ?) le verra accoster ? Vingt ans plus tard, le bâtiment brûlera et chavirera, avec sa salle de cinéma, son dancing, son café en plein air, sa longue promenade, ses cabines de 1ère classe toutes équipées de téléphones, son fumoir décoré d’un panneau appelé Le Jardin du Luxembourg. Le jardin du Luxembourg, je connais ce lieu. Tirer sur un fil, qu’on le prenne par un bout ou par l’autre, mène à un point déjà connu, déjà parcouru, rempli d’enfants en culottes courtes — mon père lorsqu’il avait six ans — et bordé de statues faussement grandiloquentes. À quelques rues de là, mon grand-père habite dans un deux-pièces. Les choses savent fabriquer ce genre d’escaliers de Penrose. On part à tâtons droit devant, ça tentacule, ça s’enroule, ça nous enroule, ça n’est jamais fini. C’est foisonnant, ça ne désemplit pas, les objets suivent en alluvions. C’est une expérience renouvelable. Les mille neuf cent cinquante-trois passagers redescendent, reviennent sur leurs pas, recommencent, c’est si puissant. Ça peut traverser les océans. Ça peut construire des ponts, même momentanés, entre Detroit et un appartement au 1er étage, entre un port éloigné et un papier agrafé sans agrafe dans un carton.

Ce n’est pas neuf, sans doute qu’il y a ces déplacements depuis la première pirogue. Au nord ils ont construit un mur de quatre mètres de haut. Ils pensent — ou font semblant de croire — que ça peut être éteint, être stoppé, ce vouloir-vivre. C’est fou comme ils ne comprennent pas, fou comme ils ne voient pas, et fou comme ils s’en moquent. Ils sont comme des statues aveugles qui dégringolent en écrasant des corps.

La nuit, la cuisine du restaurant garde les fenêtres qui donnent sur l’arrière-cour ouvertes, on peut passer la main entre les barreaux. Le témoin orange d’une multiprise clignote. L’écran suspendu qu’on a oublié d’éteindre montre la terrasse vide et un peu du trottoir, ça ne bouge pas (la nuit).

Les images sont patientes, et les objets. C’est un monde patient qui attend qu’on vienne découper, tailler, éplucher, qu’on sorte fumer dans l’arrière-cour, qu’on parle de moteurs de voiture et de permis moto entre les glings qui préviennent qu’une assiette est prête à être servie à un client. À l’étage, une femme fabrique une sorte de tableau vivant. Elle plie les nappes qu’elle vient de repasser et les empile à un endroit dont on ne voit rien. Ces nappes attendent d’être étendues dehors sur les tables de la terrasse, d’être filmées par la caméra oubliée et que s’allument les lampes, aussi puissantes que discrètes, qui projetteront le mot Liberté sur un mur du XIVe siècle. Le mot Liberté attend d’être pris en photo par les invités du 1er étage qui, assis en rond, attendent le fromage, sans vraiment tenir les comptes. Ou s’ils les tiennent, ils se concentrent sur le nombre de visiteurs, de nuitées, de promotions et de réservations, de spectateurs, de repas à thèmes, et moins sur d’autres pourtant parlants : votes exprimés, ventes de charité, tentes sous les ponts, expulsions, refus de demandes d’asile, kilométrages de barbelés, nombres d’incapacités à savoir étreindre, consoler, à ajouter aux quantités de gouttelettes acides qui tombent, formant de petites trouées permanentes dans les corps des gens. On a posé une coupe de champagne sur le rebord de la fenêtre.

Derrière une autre fenêtre de ce même bâtiment, mais au rez-de-chaussée, c’est moi. Je lave des rectangles de coton dans un lavabo, des parures indiennes très colorées, avec de l’orange lumineux, du rouge vif et du vert pénétrant. Je les presse, je tords le tissu, le retourne, le pétris et la mousse remonte à la surface en imbibant les plis là où des pattes de biches croisent des trompes d’éléphants empêchées. Des plantes grimpantes et des panthères sont séparées ou combinées sous des nuances de verts et du grenat puissant. Le blanc de la lessive entre en émulsion, des bulles se surélèvent pendant un court instant, vite remplacées par des brillances. Cet assemblage (tissu, eau, couleurs) peut paraître chaotique : il n’y a pourtant rien de plus logique, rien qui obéisse mieux à des règles de physiques, des vecteurs de forces en puissance (« Un tas de gravats déversés au hasard : le plus bel ordre du monde », dit Héraclite). L’eau gonfle le coton, le déserte, respire. Si on s’enfonçait plus loin dans la trame en s’équipant de loupes, on apercevrait des bêtes à corps compacts, grosses de quelques micromètres, munies de plusieurs antennes très fines et pourvues d’une carapace marquetée de points blancs. On verrait des batailles terrifiantes.

L’eau de rinçage, on dirait du lait caramel à reflets roux je pense. Il submerge le tissu lorsqu’on le presse puis disparaît, tournoyant dans la bonde. L’amas coloré, essoré, est cerné par l’ovale de la porcelaine. La même ligne ovale borde les feuilles de cytise tombées au sol (c’est l’automne), cette même bordure étanche, quand le corps de la feuille se tache de plaques jaunes et que toute raide elle dégringole sous les bourrasques en heurtant les trottoirs.

Assise en rond avec les autres ce soir-là au 1er étage, j’ai ouvert la bouche pour acquiescer, approuver d’un gentil sourire, un outil possédant la même fonction que les épaules serrées de la blonde comme il faut. Je ne me suis pas levée pour dire Je refuse d’employer les mots simples d’une poésie simple pour dénoncer ce qui devrait être acquis pour tous depuis la première parole prononcée qui avait fonction de poésie et pas d’évitement ou de charme. Je refuse la fonction d’insignifiance pour tous les morceaux de papier crépon en forme de cœur lancés aux mariages et pliés, chiffonnés par la pluie, soudés aux graviers des terrasses comme une nouvelle couche de graviers, une peau de graviers blancs et fuchsia. Je refuse les prix et les saisons. Je refuse les comparatifs. Je veux une parole d’ardoise tombée au sol. Je veux une parole posée par terre qui ne serait à personne. Je veux la musique du bâtiment avant qu’il ouvre ses portes, ses grincements, les pieds dans les escaliers qui font résonner la structure, les cris des mouettes à contretemps. Je refuse la dureté des paroles dures qui font fonction de coutelas et d’effaceur. Je refuse d’apparaître sur la photo. Je refuse que mon refus d’apparaître sur la photo soit catalogué comme un non. Je veux que mon refus soit compris comme un oui qui se lève pour parler du chaos d’Héraclite. Je veux que mon refus soit compris comme un oui à l’adresse d’une parole posée au sol. Je refuse d’assimiler les têtes démises. Je refuse d’assimiler les pelleteuses et les hommes en uniformes qui disjoignent les planches d’un abri à Calais. Je refuse d’assimiler le croche-pied fait à un homme qui court poursuivi par des matraques, et sa course est gênée par ses sacs, des sacs de n’importe quoi, des sacs écorchés de plastique publicitaire usé, et à la main son petit garçon tombe aussi avec lui. Je refuse les enfants assis sur des sièges tout neufs avec de la cendre sur les jambes. Je refuse les fillettes qui sortent de l’eau en hurlant et les fillettes que l’eau empêche de hurler. Je veux que mon refus soit compris comme le refus de tout ce qui n’a aucun sens. Je ne veux pas me justifier. Nous sommes injustifiables. Je refuse que notre parole ne dise pas que nous sommes injustifiables. Je refuse qu’elle tranche ce message à coups de coutelas et d’effaceurs, et qu’elle l’éteigne dans nos épaules serrées et nos sourires assis en rond. Je refuse que mes paroles de refus soient considérées comme des défaites. Je veux que mes refus soient des victoires de soin et d’évidences complexes non effaçables, et enfermer dans mon poing le monde d’une parure indienne colorée pour l’offrir.

Je ne me suis pas levée, je n’ai rien dit parce que je savais que ma parole tomberait quelque part, par terre, de toute façon, et qu’ici personne n’oserait baisser les yeux. Puis j’ai aidé à couper du melon, à enlever les pépins à la cuillère et à jeter les graines humides et stériles pour de bon. C’est à ce moment-là que j’ai décidé de créer de petits mondes, ronds approximativement, grossiers et assez délicats pour qu’au premier regard rien n’apparaisse.

L’énergie primordiale se sacrifie pour former l’univers, c’est ce qu’il paraît. Certains parlent aussi de l’œuf cosmique, mais peu savent à quoi il ressemble. Les Upanishads racontent que le Hiranyagarbha (« œuf d’or, ou matrice d’or ») flotta dans le vide un moment, puis fut rompu en deux moitiés qui formèrent le ciel et la terre.

Pour faire de petites cosmogonies, j’ai besoin d’un récipient en plastique. Il faut le remplir de chiquettes de papier. Chiquettes, c’est un mot qu’on utilisait dans la région où j’ai habité il y a longtemps, un mot que j’avais trouvé parfaitement bien adapté la première fois que je l’avais entendu. Chiquettes disait morceaux informes et petits, bouts arrachés, papier réduit en pluie de rien, sûrement pas en confetti — « confetti », un terme trop élégant (l’Italie, l’opéra, le carnaval de Venise). Chiquettes était irrégulier, pragmatique, laborieux, efficace et rieur, de la même façon qu’était E (c’était E qui avait prononcé ce mot la première fois, E était efficace, mais avec bonne humeur, prête à rire, prête à être efficace et à rire avec la même intensité et simultanément, engagée à quatorze ans comme bonne à tout faire E avait pleuré, pleuré, des heures, des nuits entières à quatorze ans, trop sensible, pas assez dégourdie, loin de sa mère, et la vieille vache de patronne ne lui laissait rien passer, celle-là c’était la méchanceté qui la faisait tenir debout — ses jambes n’iraient plus que son venin la ferait marcher encore —, ménage, couture, E ne rentrait chez elle qu’une fois par mois sur son vélo, et comme E en avait voulu à sa mère de l’avoir forcée à ça, à être ça, boniche, levée à cinq heures du matin tous les jours, houspillée, malmenée et pas grand-chose de gourmand dans l’assiette, et c’est plus tard, bien plus tard — mais est-ce que E avait fait le rapprochement ? est-ce que E en avait tiré des conclusions ou est-ce qu’elle avait pris la nouvelle avec son caractère de femme devenue adulte ? — plus tard, une fois bien entraînée à rester rieuse et efficace, bien plus tard, totalement par hasard, E avait appris qu’elle avait été adoptée, qu’elle portait un autre prénom que E à la naissance, E râlait sur les pommes de terre trop petites qu’elle appelait des pétotes, cette plaie pour les éplucher, E riait d’un seul coup, ça partait net et clair, ça claquait, E avait pris des leçons de violon mais E ne voulait pas en jouer, jamais, devant personne, car c’était une honte que ce ne soit pas aussi beau en dehors de son crâne que dans son crâne, E s’occupait du garçon de la voisine comme de son propre fils qu’elle n’avait pas et qu’elle n’aurait jamais, ni fille ni personne, et sur ce sujet-là E n’avait pas su être efficace et rire avec la même intensité comme pour le reste, sur ce sujet-là E portait du noir sous ses vêtements et du noir sous sa peau, une longue robe de deuil rigide et noire qui craquait lorsqu’elle faisait le geste de nettoyer, d’éplucher des pétotes trop petites, de secouer, de frotter et ranger, gestes qui lui étaient quotidiens depuis ses quatorze ans, pour les autres comme pour elle-même, bah, E continuait de faire ce qu’il fallait, accompagnée de ses petites superstitions, la crêpe de la Chandeleur, la première qu’on prépare, on la fait sauter et on la retourne en tenant un louis d’or dans la main, la main droite, tu la laisses sur le haut du buffet, tu n’y touches plus, un an après elle est intacte, elle est devenue comme du papier, regarde, celle-là elle a six ans, c’est du carton, mais ça ne marche qu’avec la première, la deuxième crêpe pourrit, et il faut un vrai louis d’or aussi, on en avait un qu’on se prêtait entre cousines ce jour-là, les cousines qui avaient de vrais noms de naissance, E née sous X, fille d’une autre boniche sûrement, on n’avait pas son mot à dire à cette époque, les patrons décidaient de tout, alors une fois ton récipient rempli de chiquettes de papier, qu’est-ce que tu fais ?).

Ensuite il faut ajouter de l’eau, mais pas trop, que ce soit submergé, et attendre. Le secret c’est d’attendre. Attendre, ça n’est pas difficile. Mais c’est parfois très dur. (Comme quand la blonde comme il faut attend la phrase qui apaise, debout dans la cabine, le torse nu, les bras croisés devant son sein, imaginant ce qu’elle devrait recommencer. Les analyses. L’amputation, l’infirmière le matin, le produit jaune qui désinfecte. L’apprenti pharmacien qui ne saura pas masquer sa rigolade lorsqu’elle dira « prothèse mammaire externe » en lui montrant son ordonnance. Et dans la glace : soi.)

S’il n’y a pas de répétitions possibles, si l’on ne peut pas se baigner deux fois dans le même fleuve, l’eau se renouvelant sans cesse dit Héraclite, alors l’oubli ne peut pas se répéter, il ne peut qu’amplifier. Des choses restent, d’autres disparaissent, on avance malgré tout. Le malgré-tout est une technique de pointe très efficace.

Sur le plan, avec le « vous êtes ici » cerné de rouge, les noms des rues changent, cela arrive, je l’ai vu. Des rues sont baptisées, débaptisées, rebaptisées. On vénère, on efface, on recommence. Les noms sont écrits à la craie, même dans le marbre, même sur les bornes milliaires qui honorent Tibère Claude, fils de Drusus, salué empereur pour la 11e fois. Sur le mur d’une ferme, on peut encore lire (pour l’instant) AUTOMOBILISTES A VOTRE SERVICE, PEUGEOT, RUE VILLETTE GÂTÉ à 900 m. tout DROIT. La rue Villette Gâté n’existe pas, mais la rue Villette Gâte oui, du nom de Henri Villette-Gaté, directeur d’une tannerie, là où sont écharnées les peaux du monde. Et le tout DROIT risque la dégringolade à cause des briques disjointes. Il risque l’oubli.

L’oubli se retrouve à l’air libre dans les vide-greniers. Tout ce qui a fait son temps comme on dit, se retrouve là, étalé sur une couverture, arrangé avec soin sur une table pliante ou déposé en vrac, étiqueté ou pas. Tout ce qui ne sert plus, mais qui pourrait, pourquoi pas, servir à d’autres. C’est la question générale, la question mère, celle qui est à l’origine des suivantes. Avez-vous besoin d’un 33t de Charles Aznavour ? De L’Avare, texte intégral suivi d’un appareil critique détaillé et d’un cahier d’illustrations en couleurs ? D’un album (vous semblez être placomusophile) rempli de plaques de muselet ? D’une vache en céramique qui fait beurrier ? D’un buste de Napoléon au nez pelé ? D’une horloge à marées ? Attention, sans votre intervention, cela sera rangé, avec ou sans étiquettes, dans des caisses à l’arrière de voitures, relégué dans des caves, trié, jeté, ça débarrassera le plancher, en vrac ou soigneusement, pour atterrir peut-être dans une de ces décharges à ciel ouvert, remuées par des pelleteuses et survolées de mouettes, qu’on voit dans les documentaires sur Mexico.

Le futur des objets se conjugue dans les vide-greniers. Ils vivent dangereusement incertains, en route vers un asile sûr, ou la noyade.

Et la question du « avez-vous besoin de » s’accompagne d’une solide quantité de « non merci », c’est-à-dire d’une dose considérable d’humilité : on peut avoir signé des milliers d’autographes, rempli des stades, et finir là, à côté du Babar en peluche ; on peut avoir été fêté, choyé, primé, récompensé, et se tenir au bord du vide sur une table de camping, tout près de s’évanouir ; des stars en une de Cinémonde lancent des regards à la Lauren Bacall, pas pour séduire, mais pour être adoptées. Des thermomètres de tôle donnent la température d’une journée obsolète avec obstination, une attitude splendide et superflue. Ces objets messieurs-dames travaillent sans filets et sans applaudissements.

Par exemple une chaise de jardin dont la peinture s’en va par plaques et se déroule en rubans sous l’assise. Par exemple une boîte à chaussures où se trouvent six photos. On les sort pour les étaler et c’est fou : on voit bien qu’elles viennent d’un peu partout, que la boîte à chaussures est pour elles une nouveauté, et pourtant on dirait qu’elles forment une famille. Des femmes qui ne se connaissaient pas, mais se ressemblent. Et elles ressemblent toutes à Hélène Bessette. Hélène Bessette enfant, dans une sorte de youpala antique. Hélène Bessette, sac à main sous le bras, petit col droit, coiffure en chou en haut du crâne, vaillante car elle est jeune, elle n’est pas encore obligée de faire les ménages. La mère d’Hélène Bessette, l’austérité de son chapeau triangulaire. Sa grand-mère au regard mélancolique, son portrait signé par un professionnel sur du carton fané.

Les familles retrouvées, recomposées, réelles, c’est quand la chance est là, ce n’est pas tous les jours car, il faut le dire, la majeure partie du temps, c’est l’oubli au travail, besogneux. Et pour le ralentir, les étals nous appellent à l’aide. C’est comme dans une comédie musicale. Le théâtre va faire faillite, les acteurs se maquillent dans les loges, ajustent leur smoking, redressent leurs bretelles et leurs strass, ils sont tendus parce que c’est la dernière représentation, le moment du dernier numéro de claquettes. Nous sommes les spectateurs attendus. Les objets dansent tout ce qu’ils peuvent. Sans nous, les lampes dans la salle se rallumeront et le film deviendra illisible. L’espoir de notre venue traverse les choses, on a beau dire, ça n’est pas rien l’espoir. Il y a de l’impatience. La même que dans La vie est belle, quand les personnages de Capra s’entassent dans une seule pièce — mais ce n’est pas l’ascenseur comique des Marx Brothers —, et qu’ils se bousculent, bienveillants. Cette impatience qu’ils ont, tous ces objets, de nous voir nous presser tout autour d’eux. Parce qu’ils savent qu’on vient leur sauver la mise. On vient avec la promesse de réparer le fracassé. L’impatience, l’espoir, les réparations, ça n’est pas rien.

J’aurais voulu écrire un livre que je ne vendrais qu’aux amies et aux amis. J’y ai pensé parce qu’il y a une imprimerie près de chez moi, une imprimerie à l’ancienne, artisanale. Derrière la vitrine, à droite de l’entrée, on voit une machine au ventre de bois compliqué par des roues de métal, lourde, soudée sur le carrelage (tout est ancien, même les dalles sur le sol). En face de cette machine, il y a un meuble avec des tiroirs empilés, des tiroirs assez minces, une étiquette sur chaque façade, c10 ronde, c8 gothique. On fabrique ici des faire-part de naissance, de mariage, de décès (sans se soucier de l’ordre chronologique), aussi des impressions sur des t-shirts ou des mugs.

J’aurais voulu faire un livre, comme Virginia W. avec la Hogarth Press, elle coupe, elle colle les couvertures, elle coud les pages. J’aurais voulu fabriquer ma maquette de livre, la mettre sur une clé USB et entrer. Entrer là, dans cette imprimerie, et demander combien pouvez-vous m’en faire ? comme on demande au poissonnier À votre avis combien de filets pour trois ? J’aurais voulu y entrer mais pas demain, pas tout de suite, seulement après avoir passé beaucoup de temps à préparer, à contrôler la place du texte et l’emplacement des blancs, et comment ils s’accordent, les vis-à-vis et la structure. Certaines pages seraient presque vides pour laisser respirer, d’autres serrées pour mieux remplir. Entre le vide et le rempli il y aurait de la toile, de la trame, comme des effilochures. Comme du tricot mais incomplet et sans volonté d’habiller (ça ne s’habillerait pas), comme ces sortes de fausses manches qu’on met sur les gouttières des stations balnéaires pour faire joli. Ce serait un détournement. Ce serait un livre détourné qui ne rentrerait pas dans la fonction commerciale du livre, qui n’aurait pas d’attaché de presse, pas d’éditeur, et pas vraiment d’autrice, enfin « mon moi » d’autrice serait accessoire. Une sorte d’objet mi-anonyme mi-collectif, avec la part de moi mi-anonyme mi-collective de quand j’écris. Écrit sous les pales des ventilateurs. Sous les informations qui tombent. Les nouveau-nés emmaillotés à bord des bateaux de sauvetage. Les glaciers immobiles qu’on couvre de citations. Les habitants d’Asie en colonnes, en graphiques. Les peintures rouges de Matisse. Les toits de lauze des maisons enterrées sous des tumulus d’herbes. Les portes jaunes de Berlin, criardes, avec du plexiglas dedans. Les îles artificielles construites à force de bateaux coulés en l’an 1400. Les hommes illustres en mocassins près des vignobles, un carnet à la main qu’ils annotent, ou bien ils font du canotage. Celui qui tombe tout droit, la tête en bas, peut-être un employé du restaurant Windows of the World, aux 106e et 107e étages de la tour Nord.

Il n’y aurait pas que des choses voyantes ou évidentes. Il y aurait aussi des bricoles. Des encouragements. Quand ça s’enchevêtre les feuilles. Quand ça se plie des planches, que ça se déforme, que de la rouille éclate la surface peinte pour fabriquer des archipels et des carcasses de bateaux. Quand ça s’ouvre toujours à la même page, et cette page-là on sait ce qu’elle contient, on pourrait réciter ce qu’elle contient par cœur d’un seul tenant, l’autre pourrait vérifier s’il le souhaite au mot près, sauf qu’on ne saurait pas lui dire en plus ce qu’il y a dans ce récité d’une seule traite, ce pan entier de soi tenu dans un seul bloc qui lance des tentacules vers des choses dormantes. C’est irréel et malgré tout réel. On ne pourrait pas non plus dire le fil électrique dénudé près du portail aux hortensias, et la question de ceux qui se font éventrer par des peines plus grandes qu’eux, mais ça pourrait aussi être dans le livre, avec de temps en temps « qu’est-ce qu’on peut faire pour que », ce genre de questions qui rassemble, ce qu’on a en commun, les écorchés.

Après, tout ça, c’est de la conjugaison. Du futur antérieur. « J’aurais voulu, j’aurais pu, j’aurais dû. » C’est un livre au futur antérieur dont je parle (le futur antérieur étant habituellement défini comme ce qui a été impossible. Mais si ça se conjugue cet impossible, comment peut-on affirmer — cet aplomb insensé qu’il faut — que ça n’existe pas ?). J’aurais envoyé le livre aux amies, aux amis. Je me serais assise à la poste pour recopier les adresses proprement. Ensuite j’aurais pu regarder autour de moi ce que le petit monde d’une poste raconte, qui sont ces gens et où vont-ils, et est-ce qu’ils donnent une pièce à l’homme derrière les portes vitrées, et cet homme en blouson vert foncé, comment fait-il, quelle force a-t-il pour garder le bras tendu aussi longtemps et au bout son gobelet ? Ces questionnements pourraient courir dans les adresses en se faufilant dans les mains des facteurs, des postières, pendant des kilomètres ou plus, atterrir près d’un lac, d’un mont des Vosges ou d’un garage de Copenhague, avec le souci de la force qu’on aurait, des forces qu’il y aurait, des forces qu’il y a partout, qui changent les noms des plans sur les itinéraires et sont heurtées par plus dur qu’eux, et quoi.

Ça a commencé par les rues pavées et l’hôtel du Doyen, ce qui reste de remparts et les fouilles où on trouva une tête de Minerve. Puis les chars Sherman M4 A1 et les plages, ce qu’on a conservé, ce qui se voit dans les drapeaux et les nombreuses photos d’époque reproduites sur affiches, le Général figé sous les acclamations, les plateaux, les sous-verres et les porte-monnaie. Ensuite les villes les plus proches et la Baie du mont Saint-Michel, les boucles de la Seine, puis des musées, le Marmottan, le Louvre (il est trop cher, si on veut rentabiliser on doit y rester la journée et c’est trop long, à la fin on ne voit plus rien), et Disneyland qu’elle visite seule en repérages, pour y piloter des familles qui seraient équipées d’enfants. Elle ira les chercher au Havre à 7h30 le matin. Ils posséderont cinq cliniques, des centaines de yards et deux chiens. Ils restaureront une Studebaker Commander Regal 1952 et d’autres voitures de course antiques. Elle répondra à toutes leurs questions. Elle notera celles dont la réponse lui échappe, consultera ensuite des revues, des guides, des encyclopédies pour dénicher de quoi maîtriser mieux (s’ils lui demandent de passer par Bordeaux pourquoi pas, elle connaît un endroit où manger la lamproie au vin rouge, elle recommande). Les détails qu’elle devra mémoriser vont s’ajouter en piles démesurées, il y en aura toujours plus. Le périmètre d’activité de la locataire du 1er enfle, élastique, et on pourrait penser qu’il s’élargit alors qu’elle tourne à l’intérieur du même manège de bois.

Ce jour-là elle remonte la rue Laitière jusqu’au parvis où commencent les pavés, ensuite ça n’arrête plus, des centaines, peut-être des milliers de pavés, et ils ont tous quelque chose qui les différencie les uns des autres, des marques, des griffures, un relief inégal. Un chiffre qui ressemble à un sept à qui il manque un trait, trois traînées d’orange, comme des doigts qui auraient glissé, une tache en forme de triangle ou d’arbre. Une fente où l’eau s’évapore ou s’infiltre, petit déluge régénérant qui brille et laisse des coulées d’apparence fabuleuse, on dirait des animaux sombres, tous à la file, attendant de monter dans des arches de Noé déformées, ou peut-être d’approcher Tlaloc — aussi appelé Tlalocantecuhtli, « celui qui fait ruisseler les choses ». Les formes des pavés sont inégales. Les gens (poussettes, femmes âgées, hommes à chapeaux) sont inégaux aussi, avec quelque chose de spécial, comme les personnages de Sempé (mais je crois qu’elle ne connaît pas Sempé). Long maigre à rayures, bedonnant. Pantalon à fleurs blanches géantes, torse réduit au minimum. Genoux abîmés, taches sur les mollets, sous les volants des baskets. Des sacs à dos plus ou moins compliqués et des boucles d’oreilles qui bougent. Une queue de cheval coupée net, une veste brodée, des lunettes de soleil tiennent la frange. À cheveux blancs très courts, on lui rend l’appareil photo, il ne dit pas merci. Un chien en laisse, attend, écoute l’orgue derrière les pierres. Les ongles des pieds vernis rose. Un bermuda d’explorateur aux poches pleines à craquer, drapeau anglais sur le maillot, la capuche à réajuster en avançant. Mais ça ne suffit pas pour définir qui que ce soit, ces différences. Il y a des hics, des étonnements. Comme celui aux longs bras tatoués (piercings sous le nez et sur la tempe, cheveux coupés ras sauf une tresse maigre sur la nuque), il sort une lingette d’un couffin fixé à une poussette (son bébé est solaire) pour l’offrir à son voisin de table (homme mûr, à tête de contremaître) qui s’est renversé ce qu’il buvait sur les genoux. Des improbabilités. Ça marche aussi dans l’autre sens (une très vieille femme, secrétaire particulière d’une des figures les plus monstrueuses du XXe siècle, le décrivant comme élégant, altier, noble d’allure et de comportement, et sachant jouer la comédie à la perfection pendant ses discours d’aboiements et de haine insupportables). On ne peut capter que les détails, on ne peut voir que la surface. Les erreurs sont communes, répétées, et ça n’est pas comme dans les jeux télévisés, quand on se trompe aucun buzzer ne sonne.

On pourrait choisir de suivre une personne dans la rue, la suivre jusqu’à ce qu’on la connaisse mieux (la locataire du 1er ne le fera pas, son trajet est préprogrammé). Suivre quelqu’un au hasard, essayer de surprendre ce que cette personne regarde. Par exemple les lettres du jeu de Scrabble qu’une main a collées dans les rues (en haut de l’escalier et sous le lierre elles disent LE FUTUR COMMENCE). On ne pourrait pas tout voir ni tout appréhender de ce quelqu’un en le suivant, mais on comprendrait mieux qu’il y a plusieurs couches. Même quand on penserait qu’il n’y a rien à apprendre, que c’est cliché ou vide, on n’en serait pas certain. Il y a cette possibilité des couches profondes, leur existence non avérée, mais concevable. Et lorsqu’on connaîtrait ce quelqu’un un peu mieux à force de le suivre, parfois on l’aimerait davantage. On pourrait décider que chacun devrait suivre quelqu’un, pendant une matinée, de loin, sans l’aborder, et peut-être qu’il l’aimerait davantage ensuite. Peu à peu on envisagerait les quelqu’un comme quelqu’un, quelqu’un d’autre, quelqu’un d’unique, autant que soi. Le mot « foule » deviendrait inutile. On retrouverait les personnes disparues (parce qu’on aurait sur nous tous les avis de recherche), on empêcherait les pianos de tomber des fenêtres, on préviendrait d’un cri, on pousserait les passants qui traversent au mauvais endroit, ils resteraient secoués mais vivants, et sur les pare-chocs pas de sang. On remonterait en arrière, vers l’enfance, vers le début, vers le premier acte de sauvetage, les protections de soi enfant qu’on n’a pas pu donner on les offrirait là. Les résolutions éclatantes seraient au futur surpuissant du potentiel. On en aurait fini avec la mélancolie des grilles d’égout où les plantes poussent en inversé. Ça éviterait le sombre, celui-là, certains autres, et peut-être le pire. Ce serait une belle vie d’éviter le pire. On ne sait pas si on en serait capable (je ne sais pas si je).

Le petit train touristique, qui passe par les endroits clés, transporte des familles aux regards hésitants (surtout quand la voix enregistrée dit on your left et que c’est on your right que ça se passe) et les déplace, cheval de bois. Ils s’accoudent sur la portière où est fixé un panneau 30 % de réduction sur lits, canapés, mobilier de jardin. Vissé au toit de la locomotive, un éléphant bleu nettoie des carrosseries de voitures. Il y a un lien (même s’il ne saute pas directement aux yeux) avec les tableaux de Hopper qui sont tous des allégories : nous passons, nous humains, aux endroits clé, l’œil perplexe, saisis par les offres alléchantes et l’éclat de chromes astiqués. Une allégorie assez simple, somme toute prête à l’emploi. C’est bien pratique, je pense. Mais est-ce que c’est lucide ? Je sors mon allégorie de ce train comme le mécanicien sa clé de 12, et puis ? Je crois prendre de la distance, je crois me situer autrement dans un lieu différent, mais : je n’ai rien vu en regardant, je n’ai rien vu en suivant l’éléphant. Je suis dans le train moi aussi. Moi aussi je lève le nez on my right, on my left, en soupesant les réductions de 30 %. Je ne construis pas de mausolées, pas de parcs, pas de bibliothèques. Je n’invente pas les paroles d’une chanson qui fait qu’on se sente moins triste quand on est triste. Je cultive peu (un pied de fraisier en pot qui vient de faire deux fleurs). Alors qu’est-ce que je fais ? J’observe. Je mets des mots. En vrac ou avec soin. Je prends soin de ce vrac — j’ai de petites manies, je suis très tatillonne pour que certains mots n’entrent pas en contact avec d’autres, par exemple les lèvres, ça me gêne qu’elles soient « finement ourlées », et en ce qui concerne les gouttes de sueur qui « perlent », je mets beaucoup d’application à ce qu’elles coulent plutôt de façon fruste, rudimentaire. J’arrange mon vrac avec méthode, à ma manière, comme en brocante on installe sa table de camping. Quand j’y arrive, je veux dire quand j’obtiens un résultat, je me tourne vers une nouvelle table de camping à installer. Et pareille aux touristes dans le petit train, je passe par mes endroits clés.

Surtout un en particulier. Je dois d’abord sortir de la cour intérieure qui fait fonction de sas. On y est à l’abri des cris des passants, des enfants, et du son des moteurs ou de celui des poubelles de restaurant qui sonnent infiniment creux lorsqu’elles roulent, comme si un tunnel s’enfonçait depuis leurs fonds jusqu’au centre de la planète (c’est possible). Ensuite je prends l’avenue en pente, je passe devant le toit de la sorcière qu’on peut louer bed & breakfast. Après le rond-point de la gare, je tourne à droite derrière le magasin de bricolage où on vend du carrelage, des plaques immenses, debout, ce qui me fait penser à ces alignements de piscines, debout, qu’on voit parfois en bord de voie rapide (pour s’entraîner à la nage verticale sans doute). Puis l’espace fitness rose, le parking, et voilà mon train qui s’élance tout droit, lancé, je suis lancée tout droit sur la route de là-bas.

Des fermes avec des géraniums. Des haies. Des murs avec des meurtrières qui ne serviront pas au meurtre, décoratives. De temps en temps des trouées sur les champs, des trouées sur les pâturages, des aperçus sur des hangars pas plus grands que la taille d’une pomme. Des maisons isolées sur fond jaune, des grillages, des poteaux et des arbres fruitiers, des cyclistes. Aussi un cheval immobile, sa tête en direction de là-bas. Autour de lui les joncs d’une sorte de marais dépassent. Des volets blancs. Des hachures peintes au sol pour que les voitures ralentissent. Au moment où, sans le savoir, on est un peu en hauteur, on découvre cette hauteur, parce qu’on en surplombe un détail, un léger détail, un long trait bleu, oh ce si long trait bleu, ou gris, ou gris bleuté, qui s’inscrit parfaitement entre deux arbres, deux maisons isolées, deux champs jaunes. C’est ce moment-là que je cherche à atteindre, pas la destination. Je veux ce moment d’une hauteur pas encore sue mais découverte, comme l’arrivée fantastique d’une licorne, d’une chimère, de Zeus crevant les nuages. Ce moment-là ne ressemble à personne. Il n’est pas comparable. Ensuite, comme je rentre chez moi, ce moment-là je lui tourne le dos. Durant tout ce temps le cheval a gardé la même position. Il ressemble trait pour trait à celui du film Un homme qui dort — on ne le voit qu’une seconde, quasiment une image subliminale (un box d’abattoir, le cheval est sanglé, entouré d’hommes, frappé, il tombe mort, d’un coup, de toute sa masse). La tête dans la même direction.

Rue des Billettes, le ciel est en deux parties. L’une est vraiment immense, mais striée de six lignes obliques vers le bas. L’autre est vraiment petite, des rectangles et des croisillons d’une couleur qui exagère à force de reflets, jaunes, argent, et vert d’eau accentué. Lorsqu’on regarde dans le rétroviseur, c’est ce qu’on voit.

Les voitures sont à la queue leu leu. J’observe qu’une dame en imperméable, mains dans le dos et penchée en avant, avance sur le trottoir. Je vois se pencher l’une vers l’autre les têtes d’un couple sous un pare-brise. Une autre dame passe, encore plus penchée que la première. Portant un grand cabas rayé qu’elle secoue, agressive. Parlant au caniveau. Avec de drôles de mouvements de bouche, comme si elle mâchait sa langue elle aussi. Comme si elle se parlait depuis dedans. Comme si ses lèvres articulaient des mots avalés aussitôt. Pour s’encourager, s’admonester, je ne sais pas. Elle s’arrête régulièrement, comme pour chercher à traverser, mais elle ne le fait pas. Elle tient son sac comme une voile de navire.

Comme. Tout est « comme ». Comme une voile. Comme se parlant à soi-même. Les branches des arbres comme des moignons, la peinture du pied du panneau stop comme heurtée par une multitude de chocs, comme si une guerre l’avait frôlé, comme. Il y a beaucoup de « comme », ce qui veut dire beaucoup de fictions, ce qui veut dire beaucoup de traductions, ce qui veut dire que la peau est épaisse entre soi et ce qui est vu, que la peau est épaisse entre ce que l’on voit et les mots qui le disent. C’est un problème.

(Et je ne parle pas du problème des mots qui font un pas de côté. Par exemple « rose trémière » sonne plutôt aristocratique alors que c’est une plante rugueuse, chiffonnée, une plante de pauvre. Et pour « martin-pêcheur », c’est l’inverse, on visualise un âne, nommé Martin comme tous les ânes, et un retraité dans la Somme le dimanche, assis devant un seau en plastique en train de préparer ses hameçons, alors que l’oiseau ravissant pourrait être sculpté sur l’épaule d’un angelot, place des Miracles à Pise.)

(Et je ne parle pas non plus des mots fêlés, des expressions tordues, comme « plan de sauvetage de l’emploi » qui veut dire licencier, renvoyer, expulser, liquider.)

Avenue Conseil, à la radio, ils parlent de cérémonies, de plaques de commémoration, de bougies sur le canal Saint-Martin, de terrasses de café pleines, de minutes de silence, de ne pas plier. On s’encourage. Peut-être qu’on est tous comme la dame qui avance à voix haute, on porte tous une voix qui resterait interne sinon, à destination de nos entrailles, une voix qui s’admoneste, qui se secoue, qui envisage et qui démontre, à destination de tous et pour soi. Est-ce qu’on peut traverser ? On ne sait pas. On avance, on agite un cabas qui nous porte ou nous pousse comme une voile. Les mots se défont peu à peu, ils se rhabillent à la va-vite, histoire de tenir le coup eux aussi. La radio passe maintenant une musique de film en noir et blanc, un film hollywoodien aux contrastes et à la luminosité soignés, parfaitement contrôlés. Parfaitement élu, le sympathisant du Ku Klux Klan, le quadrillage de verre ne reflète pas tout, je pense, il manque les pointes parfaitement alignées des cagoules blanches. Il manque des mots inversés. L’autre soir, ce jeune homme qui avait mis sa tête dans son coude, comment est-il en ce moment ? La couleur de sa peau a-t-elle changé ? Accentuée de reflets argentés, pâles, vert d’eau, dévastée ? Est-ce qu’il sanglote ? Ou bien la tête dans son cabas il avance, il tente de traverser. Il entend les slogans, les great again scandés. Il baisse la tête. Il longe les parkings sécurisés, destinés à ceux qui vivent dans leurs voitures car les loyers sont hors de prix. Il s’inquiète. Il passe sous les affiches de westerns qui sont des modes d’emploi du vivre (se défendre soi-même, être jury et juge soi-même et le colt à la main, voilà l’idée, les yeux si doux d’Henry Fonda et de Gary Cooper avec en arrière-plan les cordes qui pendent des gibets. Tout ça, de la fiction, des fictions, indécelables, incompressibles, tenaces, des injonctions sucrées qui se propagent, qui contaminent les yeux, les connecteurs logiques de nos cervelles, et mangent nos émotions, les digèrent, les régurgitent où c’est possible, on ne voit pas forcément où, elles sont là, elles réapparaissent dans les nappes phréatiques des avis, elles avancent progressivement, infectent sans qu’on y prenne garde les réserves de flotte du cerveau, et puis un jour c’est la sécheresse et on ouvre les vannes, ça se répand, ça entre, ça lève des drapeaux, ça touche les gestes simples, ça imbibe les housses en plastique qui recouvrent les sièges des bus réservés aux migrants — et ça réduits leurs corps à une attaque virale, corps cliniques, corps discutables, corps potentiellement non humains, corps malsains, à isoler sous cellophane).

J’observe maintenant de plus près le panneau sens interdit, juste à ma hauteur. La bande blanche horizontale est rayée par une sorte de paire de lunettes dessinée au feutre noir. Au feutre noir un nez coquin, une bouche moitié rigolante. Voilà aussi ce que font les mains. Pas seulement lever les poings, pas seulement les rejets, pas seulement l’aide en soulevant, en empoignant au-dessus du vide, pas seulement les douceurs, les accompagnements de corps proches et d’âmes proches qu’elles tressent de signes et de symboles, elles savent faire aussi d’un rien, une ligne, une courbe, un point, quelque chose. Quelque chose du geste sauf. Il faudrait savoir faire la liste de ces gestes, ce serait une belle liste.

Je sais que quelque part quelqu’un-quelqu’une imprime dans de l’argile des traces de pierres, de feuillages et d’écorces, ce qui capture des moments d’émotions, ce qui donne des tableaux.

Je sais, j’ai vu, quelqu’une-quelqu’un tailler dans des parpaings avec des marteaux-piqueurs, des ponceuses, pour les creuser en accidents, ça montre que ce qui est solide est discutable, que le sol peut se dérober sous nos pieds.

Ailleurs, des cascades de tissu tombent de haut, car quelqu’un-quelqu’une laisse pendre des bandes de cotonnades fleuries et ça ruisselle, sur le même principe que cet arbre appelé « chêne à clous », que les gens utilisent pour y accrocher leurs souffrances et les bannir.

Quelqu’une-quelqu’un tricote un maillot de bain rose fluo, puis grimpe sur une statue monumentale et l’en habille (la statue d’un notable, connu également pour ses discours misogynes, à ce moment-là, la police arrive avec des menottes et des expressions comme « perturbations de l’ordre public »).

Quelqu’un-quelqu’une explique que les pieuvres aiment jouer et pour preuve montre un film où un poulpe jongle avec un ballon de plage.

Il y a aussi quelqu’une-quelqu’un qui dit vouloir attraper la lumière, rien que ça. Il faut utiliser les rayons du soleil pour brûler des couches de papier blanc à l’aide d’une loupe. Des pétales sortent des profondeurs de papiers superposés, une nature vorace de fleurs marbrées, ancestrales, tenues par des tiges longilignes.

Quelqu’un-quelqu’une sculpte un éléphant aux jambes-tiroirs pour introduire dans chaque tiroir de nouvelles sculptures d’éléphants dont la trompe se soulève et s’ouvre sur d’autres éléphants, le dernier pas plus gros qu’un ongle.

De l’autre côté de la terre, quelqu’une-quelqu’un façonne des poupées dans des morceaux de bois, puis les peint et écrit sur leurs socles ODE À LA PLUIE, avant de les aligner dehors pour qu’elles sèchent.

Quelqu’un-quelqu’une construit une cathédrale de ferrailles et dit : « c’est au-delà de mon explication. »

Et près d’ici, dans les boîtes de quelqu’une-quelqu’un, sont emprisonnés les volumes évidés de coquillages, et c’est comme si on pouvait toucher l’air qui les a vus.

Il y a aussi l’atlas que quelqu’un-quelqu’une dessine, morceau par morceau, chaque matin. Chaque matin une carte sur une feuille de format A4. Le quadrillage des champs, des lignes (chemins, autoroutes, fleuves, ponts), les rectangles des usines, des supermarchés, et leurs noms décrétés par l’accidentel des affiches, des prospectus, ce qui donne une carte assez réaliste que ce quelqu’une-quelqu’un continue le lendemain, sur un autre format A4, et ainsi de suite.

Et puis quelqu’un-quelqu’une soude des grilles, construit des cages, avant d’y déposer tout un enchevêtrement de branches. On les regarde et on ne sait plus si on se trouve dehors ou dedans, c’est bien.

Il faut bien tenir compte des forces contradictoires, des dieux anthropomorphes, paroles, gestes, souffles, membres, sécrétions, et animaux nombreux (lions, serpents, poissons, oiseaux) lorsque l’on crée un univers, et ne pas avoir peur de faire des sacrifices, à l’image du dieu Týr qui perdit sa main dans la gueule du loup, une ruse pour s’en saisir et ainsi le vaincre.

Dans la soirée où tous étaient assis en rond, où tous se lèveraient, ensemble ou pas, se croisant ou se contournant dans leurs déplacements pour s’approcher de la longue table couverte de victuailles, y chercher une assiette, s’en aller la manger dans un angle, contre l’appui de fenêtre disponible (celui qui souligne le clocher bleu ou l’autre, celui où l’horizon est noir), on aurait pu faire un travelling des mains jusqu’aux visages, des pieds qui s’écartaient aux marques de complicité, d’étonnements d’apprendre qu’il venait en France tous les ans, qu’elle détestait celle-là dont ils parlaient mais comprenait que d’autres l’apprécient, une sorte de mansuétude dans ce travelling-là, une sorte de goût iridescent dans l’autre s’en allant du côté illuminé de la cuisine pour s’approcher de celle à la main de métal, position close, serrée sur des couverts, un plat, un verre à pied, les passant sous le robinet sans sentir l’eau couler ni sa température. Comme un contact raté, ou réussi, ou transgressé. Une volonté de malgré-tout. Et malgré-tout elle les essuyait ensemble ses deux mains, la factice prenait l’avantage, se chargeant de maintenir le torchon tandis que l’autre tapotait vaguement. Et c’était rassurant ce malgré-tout. Ça disait qu’une réponse, même ébauchée, même résignée, pouvait servir à réunir. Puis elle parlait de rien, d’une bricole, avec intensité, se persuadant elle-même malgré l’ennui de trouver ça glorieux, ou pertinent, comme si son cerveau lui aussi donnait du malgré-tout, serrant malgré-tout les informations, les historiettes, avec une poigne de métal, sans tâtonner.

Elle parlait des marchés, qu’elle aimait d’une force extraordinaire. Là aussi (je pensais) il y a des travellings de couleur qui attrapent de petits mondes, plus loin que la cuisine illuminée, car les petites cosmogonies sont partout, et là c’était les siennes qui miroitaient. C’était des courses automobiles organisées près de BC Place Stadium, puis déplacées à l’est de Concord Pacific Place, et brutalement on pouvait faire le rapprochement avec sa main manquante — restée coincée sous un volant ? tranchée net sous l’impact, la tôle déformée, les tonneaux, le début d’incendie ? Tout à coup ça sentait l’essence, les bruits des moteurs s’entendaient et par flashs on voyait des combinaisons de courses aux logos étonnants pendant qu’elle continuait à essuyer l’assiette, lui faisant faire un quart de tour à chaque passage du torchon, le maintenant comme un volant, c’est ce qu’on se disait, comme un volant. Sans crier gare elle sautait à pieds joints près d’une église de Bavière pour raconter une vierge noire, toute recouverte d’or. Cette statuette unique portait un nouveau-né enchâssé dans une robe finement sculptée, et dorée elle aussi, en forme de trapèze. Elle était allée là-bas, avec son mari — en quelle année ? et avait-elle encore sa main valide ? —, elle avait prié là-bas avec son mari, elle avait été bouleversée là-bas avec son mari, elle avait ressenti quelque chose de si profond qu’à l’écouter les larmes montaient aux yeux, immédiates, peut-être parce qu’on sentait que ce n’était pas la question de croire ou de ne pas croire, pas la question du mysticisme ou d’une réflexion raisonnée, pas la question non plus d’avoir été simple touriste ici, ailleurs, visitant Altötting ou n’importe quelle ville avec ou sans pèlerinage, ni la question non plus de souvenirs ordinaires qu’on aurait pu se partager, mais quelque chose de bien plus lourd, de plus ardu, la question de la perte, de ce qu’on ne retrouvera pas, qui n’a pas été pris en photo ou n’a pas fait l’objet d’un journal de voyage — et même avec ces moyens-là, photos, journal, est-ce qu’on aurait pu rendre compte de la pellicule des choses toutes vibrantes parce qu’on est là, à cet endroit, avec son mari qui n’est plus, le tenant par une main qu’on n’a plus ? —, une sorte de constat de drame qui disait la portion gigantesque de jamais-plus, un catalogue des gestes chargés plus que de nécessaire du poids terrible de jamais-plus, des lests et des bardas entiers de jamais-plus, cette part de soi ne pouvant plus être rejointe, les lumières de milliers de travellings dans les cuisines n’y pouvant rien.

On se touchait l’épaule pour montrer qu’on avait compris, pourtant c’était inexplicable. Inexplicables, insaisissables, ainsi sont les cosmogonies, c’est leur nature. Si elles bougent, se développent, fusent, se diffusent parfois comme par un robinet ouvert, c’est parce que c’est ce qu’elles savent faire. Et tout autour de soi, il y en a. Autour de moi, j’en vois, et pas seulement dans les vide-greniers.

Il y a celle du porche qui protège de la pluie. Celle de la vieille dame qui demande sans cesse l’heure. Celle de la femme-soutien-gorge-en-dentelle sous plexiglas, fixée sur son pied qui balance. Celle des réunions du Rétro Auto Club qui le dimanche exposent une Simca Chambord mise en circulation en 1959. Celles des vases à tige de verre, du verre des cygnes de cristal de Murano, du cristal des pochettes de papier cristal, des dentelures des timbres, des cartes postales, des dépliants touristiques édités par des marques qui n’existent plus. Celle d’une photo de communiante, sa petite sœur lui tient la main et on sait qu’elle est blonde, même si sur la photo elle a les cheveux gris. Des chemins sont tracés entre ces choses. J’y crois.

Cette soirée (qui m’intrigue, visiblement) contient sûrement des paramètres, qu’ils soient fictifs ou non, remarquables. Il faut peut-être la rapprocher de la misère pourpre dans son pot, recouverte d’un entrelacs de toile d’araignée, ça tire des fils et lorsqu’il pleut ça retient des gouttes qu’on dirait de métal, parce qu’elles luisent (c’est intrigant).

La trentaine (faussement décontractée) n’a pas ri à la blague qu’elle racontait sur le même mode que les autres, bien sûr parce qu’elle la connaissait, mais aussi parce qu’elle aime contrôler et aime se contrôler. Une partie d’elle — la partie gauche ? sa coiffure est asymétrique — aime manipuler. Certains se font avoir et foncent comme des proies qui sautent les unes derrière les autres sans savoir ce qu’il y a devant. Elle se tient à son poste d’observation, aux aguets. La trentaine a des bras nerveux et des jambes nerveuses. La trentaine est tendue, sous la blague, sous ce qui suit la blague, sous sa façon de rester assise et faussement décontractée, elle est tendue. Elle n’est pas là par hasard, ne dit pas ça par hasard, ne laisse rien au hasard, ne croit pas au hasard. Pour elle, chaque événement accouche de sa suite logique. Il est possible que de grands rouages s’activent lorsqu’elle traverse une pièce, comme si elle traînait derrière elle un papier peint vintage à la Jules Verne, décoré de machines retorses, un papier peint qui se développerait à mesure qu’elle avance, mécanique cohérente, d’une pièce à l’autre, pour venir avaler les parois, les sols, les plafonds. La trentaine s’intéresse à tout. Plus particulièrement au concret. Par exemple les montres-bracelets. Par exemple les sels de bain. Les caves où sont stockés son four à micro-ondes et son équipement de ski. Les chaussures de marque espagnole (« Nous avons un cuir pour chaque instant et pour chaque personne »). Les vues de l’Acropole. Les comparatifs de systèmes d’alarme performants. Elle porte un prénom étrange, suivi d’un nom étrange, et les deux peuvent s’interchanger. C’est un mystère qu’elle porte ces prénoms et noms, spécifiquement.

La trentaine, ce soir-là, n’a pas réellement ri quand le cercle riait de son histoire, elle a poussé de petits sons répétitifs, bouche entrouverte, puis elle a attendu que le bruit s’affaisse de lui-même. Elle en a l’habitude. Une petite pierre dans son cerveau (là où nos cent milliards de neurones s’activent vingt à mille fois en une seconde) fait qu’elle ne s’émeut pas facilement. C’est une grande force en elle, doublée d’un bon degré d’étanchéité qui la sauvegarde, mais l’isole tout autant (un don et une malédiction). Lorsque la trentaine se lève, la petite pierre la suit, à l’aplomb de son centre de gravité. Cette petite pierre est ronde (une sorte de médaillon de Huy, deux anges et l’arbre de création du monde, « Veritas Univers »). Une pierre cachée — mais est-ce que tout le monde n’en possède pas une ? Une pierre qui tangue parfois, surtout quand la trentaine se penche vers chemise satinée, son père, à cause des capteurs rigoureux qu’elle a forgés pour lui. Pour lui répondre. En réaction à cette masse paternelle satinée d’emportements, de rages, d’éclats de voix. Elle le connaît, autant que le vétérinaire du zoo connaît le rhinocéros (il ne s’approchera pas de lui sans de très bonnes raisons, il sait pour sa myopie, la puissance de sa carcasse et son caractère pétulant). Ce genre de savoirs influence les pierres, mais ne modifie pas l’avenir (connaître l’existence de l’abîme n’en protège pas). La trentaine se tient sur ces gardes. Subrepticement, sans qu’on s’en doute, elle se retient de respirer. Ça ne se voit pas à l’œil nu comme ça ne s’entend pas au souffle, mais la trentaine respire difficilement.

La locataire du 1er ne remarque rien, son champ d’action est saturé. Penser au vin à ne pas mettre au réfrigérateur, penser à découper en tranches fines le saucisson de sanglier acheté au marché quelle merveille, penser à montrer aux invités le cadre qu’elle a su accrocher toute seule dans la salle à manger (« est-ce que c’est droit ? »), penser à baisser le son de la musique qu’elle met comme on passe le chiffon, tout ça lui prend trop d’énergie, elle ne peut pas en plus vérifier si les invités respirent. Ce n’est pas égoïste, elle n’a pas le choix.

Se lever avant le soleil. Enfiler sa cuirasse de crèmes et de parfums sous les spots orientables. Rouler. Réceptionner les clients. Sourire. Proposer vers midi un restaurant spectaculaire avec vue imprenable sur la côte de Nacre. Garder la ligne. Refuser les avances salaces. Accepter les pourboires. Plaisanter de façon adaptée. Caser le rendez-vous avec la manucure. Très important la manucure, c’est un moment à soi, rien qu’à soi, et la vision de ses ongles correctement entretenus, à chaque fois qu’elle ouvre une porte ou vérifie la messagerie de son téléphone, constitue une preuve, la preuve qu’elle s’en sort bien, qu’elle est une femme battante comme celles en justaucorps qui mettent dans leur salon les vidéos de Jane Fonda, des femmes d’un certain âge qui font beaucoup plus jeune. Qui n’ont pas peur. Oui, ce que la locataire du 1er voudrait qu’on retienne d’elle, c’est ça : elle n’a pas peur. Elle a traversé l’océan Atlantique. Elle est venue sans meubles : le temps qu’accoste le container, elle a dormi par terre. Elle s’est acheté, de façon autonome, pour décorer sa table basse enfin réceptionnée, un canard, regardez, c’est un canard et ce n’est pas un canard, en tout cas pas seulement, en tout cas son aspect extérieur ne dit rien de ce qu’il est à l’intérieur, une victoire, la victoire des ongles soignés qui l’ont posé près de la lampe, une victoire durable, celle de l’émancipation, on ne peut pas lui voler, on ne peut pas l’empêcher de courir le dimanche matin un bandeau sur le front, on ne peut pas l’empêcher de désirer être cette femme déterminée au profil de gagnante, on ne peut pas la priver de régler le volume de la musique comme elle l’entend, c’est-à-dire de laisser en fond sonore la télé allumée sur des clips dont elle se fiche, tout comme on ne peut pas lui enlever ses coups de téléphone longue distance où elle répète Don’t worry I’m fine avec l’impression que c’est vrai.

Sur la terrasse, je suis des yeux un hanneton. Il longe un quadrillage de bois et descend, presque verticalement, à peine quelques écarts, il fait ce qu’il sait faire. Bientôt il atteindra au pied du mur la mousse verte, les éclats gris lancés en arbres miniatures. Les cris des mouettes, une toux, on entend ce qu’on sait entendre. Lorsqu’on écoute en s’appliquant, il y a ce ronronnement suave, constant, fait de moteurs (de voitures lointaines), d’aspirateurs (les magasins qui ouvrent), et les livreurs font s’entrechoquer des clochettes brèves, très aiguës, pendant qu’ils transbahutent des caisses de bouteilles. On replie les volets pour chercher la lumière. On emprisonne en même temps des dépôts serrés de plumes collées à de vieilles feuilles, à des poussières, des fragments d’emballages. Sur le perron, du sable qu’on n’a pas eu envie de nettoyer forme une sorte de terre conceptuelle, une intention de continent, comme une sensation prise dans l’ambre qui rappelle quelque chose qu’on n’arrive pas à définir, quelque chose du passé mais d’un certain passé, un instant T qu’on aurait réussi à capturer dans un bocal. Ce ne sont plus les volets qu’on ouvre mais des tentatives de comprendre les bruits, les chiens, les pleurs d’enfants, des tentatives de comprendre les bruits que l’on écarte, qui se replient et masquent les restes, les oubliés, les attentes devant un lit d’hôpital, les amnésies et on ne sait même plus son prénom, les constructions douces qu’on élabore parce qu’il fait froid dehors, même sous la canicule, et froid dedans, même dans les plis du ventre où le cœur résiste pour que se stabilisent 37 degrés. Une planète inhospitalière ici, avec des hannetons qui descendent tout droit et plus bas que le sol. Mais il faut être juste, y’en a aussi qui montent.

La femme fatiguée plus que de raison mais droite s’appelle I et son visage est caractéristique. On la reconnaît facilement. Ensuite, dès qu’on la voit, on sait qu’elle s’appelle I, c’est évident.

La femme fatiguée plus que de raison mais droite (c’est-à-dire I) a rêvé qu’elle était publiée. Une jeune femme l’accueillait dans son bureau et lui disait c’est bon, je prends, et la femme fatiguée plus que de raison mais droite était heureuse. Elle essayait de deviner de quoi il s’agissait, on lui montrait un vieux manuscrit dont elle ne se souvenait pas du tout (avec des sortes de saynètes brèves, comme des aplats de couleur excessive, un truc léger), et ça la rendait encore plus heureuse : si elle ne se souvenait pas de ce texte c’est qu’il n’était pas lié à ses entrailles, qu’il ne serait pas douloureux à relire pour le travail de publication, pas douloureux de se voir proposer des couvertures qui correspondraient plus ou moins à l’idée qu’elle en aurait, pas douloureux ni inconfortable d’attendre le jour de sa sortie, ni douloureux ni inconfortable d’attendre des réactions, ou plus exactement des non-réactions, grâce à ce texte oublié la femme fatiguée plus que de raison mais droite pouvait rester tranquille et active, un artisan qui fait ce qu’il sait faire, sans tortures métaphysiques, sans tiraillements, sans états d’âme. I faisant son travail de hanneton. Une fois réveillée et réalisant que ce n’était qu’un rêve, elle a tenté de se souvenir du texte, de sa forme, de son contenu (c’était peut-être une piste, une indication, une direction fléchée, elle n’aurait plus qu’à s’enfiler dans cette voie simplement, comme on met des chaussons), mais ça n’a pas été possible. Ce texte n’était pas d’elle. Il n’était pas à elle. Il était à cette fille pragmatique qui cherche à poser des volumes les uns au-dessus des autres pour que ça fasse une tour. Une fille simple qui fait des livres comme on fait la vaisselle, parce qu’il le faut. Cette fille existe en I, mais tant de détails la mangent qu’elle est souvent contrariée et s’en va. I est une partie d’une autre partie d’un personnage. C’est ce qui arrive quand les rêves sont très forts, très profonds. Quelqu’un vient prendre notre place à travers le sommeil, puis reste. S’installe à résidence. Pour moi c’est I, la femme fatiguée plus que de raison mais droite.

J’ai un trou dans l’œil gauche. C’est ce que l’ophtalmo a dit, avec l’accent roumain, un nom roumain et un prénom roumain, des épaules toutes rondes, des épaules qui auraient pu chanter je crois, et des sandales tressées. Elle a pris mon œil gauche en photo (enfin, pas elle, son assistante), puis elle me l’a montré sur l’écran de son ordinateur, c’est une énorme boule orange un peu ahurie. Un truc à la Dalí, avec des veines. Je n’aime pas Dalí. Je n’aime pas Dalí pour des raisons éthiques, j’ai de l’éthique. Et il y a bien une tache, enfin, une zone blanchâtre, comme un anticyclone des Açores très concentré au-dessus d’une portion de Terre sans continent, c’est lui le trou ; enfin elle a parlé d’un trou, puis elle s’est corrigée, et en roulant les sons elle a dit « une excavation ». Excaver, c’est bien creuser, profondément, avec efforts ou sous la pression d’une urgence, d’une instance dramatique, d’un danger ? L’exemple du Larousse est frappant : « les excavations causées par les bombardements. » Par quoi mon œil gauche est-il bombardé, de quoi le cratère visible à sa surface est-il témoin ? — ce n’est pas un glaucome dit l’ophtalmo, vous êtes sans doute née avec ça — tout s’explique, mes tiraillements, mes interrogations métaphysiques sur les livres qu’on ne peut pas faire comme on fait la vaisselle, les portes inatteignables des toilettes, les rires qui enflent et la façon qu’on a (je veux dire nous humains) de ne pas communiquer et de communiquer en même temps, tout est là, tout vient de là, du trou dans mon œil gauche.

Excaver, d’après ce que j’avais compris, ça n’était pas seulement creuser, mais il y avait aussi (je me suis visiblement trompée) l’idée de sortir quelque chose du sol. C’est à cause du suffixe en ex qui me rappelle extraire. Le sens d’extraire s’est appliqué pour moi sur celui d’excaver comme une tache d’encre. Je trouve même une certaine logique dans « Les excavations causées par les bombardements » en pensant que ceux qui bombardent veulent extraire la vie de ceux qui sont bombardés.

Je crois qu’il y a des tonnes de mots en trop, des tonnes de mots impraticables. Miró dit que le mot arrive avant la pensée. Il y a ces tonnes de mots dans les dictionnaires qui décrivent des kilomètres d’horreurs inimaginables, et les aplatissent, et les rendent inoffensives, et on utilise le mot « bombardement » dans une grille de mots croisés, comme si ça n’était qu’une suite de figures comparable à une autre suite de figures équivalentes. Le mot bombardement pourrait être remplacé par le mot boulangeries sans problème. C’est le genre de pensées, quand j’y pense, qui pourrait aussi être responsable du trou dans mon œil gauche. Il y a des territoires, des espaces, où les mots flottent comme des lampions moisis. Le problème avec Miró, s’il a raison, et si le mot arrive bien avant la pensée, c’est qu’existent tous ces espaces où les mots flottent en ampoules usagées. Le problème, c’est qu’une fois sortis de ces espaces, les mots traînent avec eux une poussière, une usure, de la glu sous les pieds. On se scandalise sporadiquement. Il y a des centaines de bombardements, mais il suffit d’une photo éprouvante pour qu’on le réalise, une photo surmontée du titre Bombardements. Ce sont des indignations sélectives. Qui ne durent pas. Ou pas plus longtemps que le temps d’écrire bombardements. Un petit garçon sur une chaise orange neuve, ses vêtements et ses cheveux ensevelis sous une poussière grise, ses mollets sagement alignés l’un contre l’autre, la partie droite de son visage déformée et du sang avec le mot bombardement écrit en noir dans une police de caractères précise, justifiée, lisible mais illisible, à la une des journaux. Les bombardements sont illisibles. Les petits garçons bombardés sont illisibles. Parce que le mot est passé du côté répugnant des mots qui n’atteignent pas de cible, qui n’atteignent pas la pensée de ceux qui décident de bombarder.

Miró parle aussi d’un art anonyme, collectif et personnel. Il dit qu’il signe toujours ses toiles au dos, « jamais sur la surface peinte ». Il dit racines, et pas patriotisme, et ce qui est certain c’est qu’il a une façon de souffler sa parole musicale, comme des jets, des à-coups portés avec la voix, par salves. Il dit souvent « Mais oui bien sûr ! C’est évident ! », mais ce n’est pas réellement péremptoire. Ce serait plutôt des expressions d’alarme, comme des sirènes, des cornes de brume, un son qui dirait Où êtes-vous, vous qui êtes d’accord avec moi, qui êtes sur la même longueur d’onde, où êtes-vous, que je me sente moins seul ? Un parler mélodique qui jette des cris amples un peu difformes, tenus sur une seule note, inquiets, comme ce que j’imagine être, pourquoi pas, les cris d’un canard turquoise thérapeutique.

(Quelquefois, relativement souvent, je pense à A resté sur le sable là-bas, surtout tôt le matin ; je le vois ratisser la plage, dessiner des lignes parallèles parfaites, avec leurs crêtes de sable clair car déjà sec, plus pâles que la couche brune qui les supporte ; et même sans en être sûre car je ne l’ai jamais surpris en train de le faire, je crois qu’il repasse aux endroits où son pied s’est imprimé pour effacer son empreinte et que réapparaisse le réseau de lignes tressées ; je le vois enfant, maigrichon, relever son pouce d’un coup sec pour faire voler une bille le long d’une route de sable qu’il a tracé du coude ou du plat de la main ; pour que les constructions de sable soient encore plus lisses, il faut actionner le levier de la fontaine, l’eau dégorge, sort en bas par une petite ouverture en tunnel et court, elle recouvre les pores, les minuscules incidents, les annule, la langue d’eau mêlée au sable brun, épaisse, égalise tout et elle semble d’une telle force qu’on est étonné qu’elle doive à un moment s’arrêter ; si on l’actionne furieusement, la fontaine grince, fait déborder le circuit creux façonné pour les billes, déferle dans les virages, submerge les croisements de routes qui mènent toutes (après Rome) au sous-sol d’un hôtel en construction (il ouvrira l’été prochain) ; l’eau se perd dans l’avenir, s’engorge dans un territoire sombre qui semble illimité car elle y disparaît, elle s’y engouffre à flots sans réussir à le remplir, elle tombe par un soupirail ; des tiges rouillées dépassent comme le feraient les griffes d’un animal oublié là, malformé, inconnu, figé dans une léthargie millénaire ; A s’est endormi d’un coup ; il est tombé ; il se tenait le bras ; et avec lui les lignes droites et fragiles, les crêtes claires et les fontaines furieuses sont tombées ; des mots sans assise, issus de lampions morts, sont apparus avec les faire-part de décès, et ils ne montraient rien, ni la mer ni les digues, ni les fêtes du 15 août, ni les cercles d’ombre des parasols au-dessus de lignes tracées tôt le matin quand la plage est déserte, qui ressemblent à du Kandinsky ; je pense souvent à A ; c’est quelque part en noir et blanc, quelque part triste et très joyeux ; sans importance, irremplaçable, sans rien de remarquable ; quelque chose à faire tourner dans sa tête sans savoir comment faire pour le dire, le décrire, à ranger dans le même tiroir que les amas bombés des gouttes d’eau sur la table en terrasse le matin, indescriptibles ; ce n’est rien, vraiment rien, une douleur vive et puis ça passe, comme un bleu, on le touche, c’est encore douloureux, ça n’en finit pas de blêmir, c’est passé du violet à l’orangé, au jaune, un grand rond au milieu du torse, et c’est aussi étrange qu’une métaphore illogique, que des milliers d’années vécues, qu’un trou en plein centre de l’œil. « L’an six cent de la vie de Noé, le second mois, le dix-septième jour du mois, en ce jour-là toutes les sources du grand abîme jaillirent, et les écluses des cieux s’ouvrirent. »)

Je suis la seule, parmi tous, qui habite ici, plus bas, dans la cour. La seule qui sache que très tôt le matin la fenêtre du restaurant reste ouverte — reste ouverte toute la nuit, et que c’est différent chaque matin. Que demain, un éclair orange clignotera, celui d’un témoin lumineux qui renforcera les courbes des marmites sous la télé éteinte. Qu’une des serveuses arrivera en vélo et le déposera contre le mur, près des poubelles. Avec tous ceux assis en rond ce soir-là, les culs ronds des marmites et les roues de vélo, décidément cette histoire de cercles prédomine.

Cosmogonie est un mot rond, mais ce n’est pas un mot rétréci. Le monde d’une cosmogonie est bien plus grand que ma cour, même si je ne peux en saisir que ce qui passe à proximité, des indices faibles. Je sais que les récits façonnent le monde. Je sais que récit et récif se touchent de très près, distanciés seulement par la graphie d’une lettre (d’où les drames qui nous guettent — c’est pareil pour fiction et friction). Je sais aussi que les mythologies sont personnelles, que chacun les réinterprète. Les miennes fabriquent des cercles qui englobent plusieurs vies — celle du matin, celle de la nuit tombée, celle des trouées jaunes sous les arbres, celle du sommeil, celle de la maison près du bassin, loin de chez moi, où j’ai parfois dormi : pardon, ici je vais prendre un instant pour en parler, cette cosmogonie près du bassin m’étant en quelque sorte maintenant inaccessible, en tout cas différente, en tout cas difficile à rejoindre, c’est pourquoi lorsqu’elle émerge parmi les autres, parmi les idées traversantes et les ah-oui qui ne sont pas censés durer parce que ce ne sont que des étincelles de je-me-souviens, je m’y arrête de la même façon que je m’arrête de faire quoi que ce soit lorsque j’entends La Valse triste de Sibelius.

Près du bassin, voilà comment c’était (et, au fur et à mesure que j’en parlerai le temps se raccourcira, je veux dire concrètement, les verbes passeront de l’imparfait au présent, leur graphie sera ainsi réduite, ne croyez pas que c’est organisé, maîtrisé, contrôlé, je le constate après coup, exactement comme sur un chantier on fait le point en fin de journée, on se promène pour voir l’avancée des travaux, des tuyaux sortent de partout, il y a des naissances partout, des possibles partout, avec de minuscules gravats, poussières, la matière malaxée, puis tout à coup une fenêtre, enfin, je constate que passer du passé au présent est l’indice de quelque chose, de quelque chose situé du côté de la gorge, près du larynx, là où se logent les émotions fortes) : les deux tilleuls montaient côte à côte sous les fenêtres pour étaler une sorte de parapluie de feuilles là où leurs branches se rejoignaient. Alors on pouvait rester à regarder pleuvoir sur le bassin, dehors, sans se mouiller. On pouvait faire la liste des rosiers tout autour, s’étonner des noms différents qu’ils portent. Ensuite monter au grenier, dans la pièce avec l’œil de bœuf, pour chercher sur les étagères le bon pinceau, la bonne encre violette (violette comme la montagne au loup). Prendre un peu d’eau, diluer l’encre. Une goutte violette tombe, on incline le papier, c’est un iris qui apparaît. Iris, c’est justement le prénom donné à un enfant mort avant d’être né, qui ne ressemble pas à un enfant mort, mais à une impression douce, une possibilité lointaine, un point d’interrogation qui s’est éloigné et n’est pas triste. Derrière le bassin les herbes sont très hautes et il y a un terre-plein fait de pierres accumulées, une sorte de petite stèle. On peut y déposer les vêtements des ancêtres : alors celles qui habitent la maison près du bassin ont décidé de sortir les manteaux et les robes des armoires où ils dormaient sans but, de les déposer là pour les laisser être mangés par la pluie et le temps. Les vêtements anciens retrouvent leur texture primitive près du bassin, comme un retour aux sources qui s’emplit d’air dans les peluches et les coutures défaites. Et comme ils deviennent autre chose (ourlets, replis, motifs, tout se décolore et s’agglomère d’une nouvelle manière), ce sont des vêtements au futur. Iris s’y trouve sans doute avec toutes sortes de choses obscures.

(Ce n’est peut-être pas lié, ou ça l’est au contraire, mais) je prends ce mot, « cosmogonie », à cause des fractales et des nervures de feuilles qui reproduisent à une autre échelle la forme de la plante qui les porte, à cause des amas de galaxies qui forment à elles toutes une nouvelle forme en forme de galaxie (ce qui est quand même, quand on y pense, quand on s’y intéresse, une source d’étonnement terrible). « Petite », parce qu’étant mienne, c’est une cosmogonie partielle à qui il manque des morceaux, un petit monde limité aux murs de ma cour, à une portion de rue passante, à la fenêtre du restaurant ouverte la nuit, à l’entrée d’un immeuble collectif où, au 1er étage, s’assoient en cercle la blonde comme il faut avec les autres. « Petite », parce que tout ça n’a aucune valeur. J’aime les choses sans valeur, le journalier, le passant, la voisine. Je ne porte pas un prénom rare mais un prénom commun, un prénom collectif. Pour faciliter la lecture, je dis « je », mais ce serait une bonne chose que cela puisse être changé. Que ce soit vous qui décidiez. Et que selon votre lecture, votre prénom remplace mon prénom. Ce serait une bonne chose que mes phrases puissent être remplacées par d’autres phrases. Qu’elles ne soient pas particulières, mais uniques, communes et collectives.

Ce serait une bonne chose aussi que ce livre puisse changer en temps réel, se modifier, que les phrases disparaissent ou bien soient remplacées, que surviennent des trouées, des accidents. Par exemple on lit un paragraphe qui parle d’une pomme de pin, on laisse passer quelques minutes, et lorsqu’on le relit, ce même paragraphe décrit la tête d’un animal sauvage dessiné sur le mur par la mousse et la pluie polluée, avec son œil surtout, qu’on dirait aux aguets. Et cet œil était là pendant qu’on se penchait sur la pomme de pin, simplement on n’en savait rien. Le livre le saurait, lui, il le saurait et il en tiendrait compte, pour nous, à notre place. Il travaillerait, à sa façon, pour tenter d’augmenter la quantité d’air respirable, comme c’est déjà le cas avec ces livres qui nous suivent dans le temps, quand d’une année à l’autre on les relit et qu’autre chose nous parvient malgré les phrases identiques ; on s’en rend compte : ce qui a été lu quand on est encore tendre n’a pas la même texture s’il est relu à un âge non tendre, donc dans la dureté (durée et dureté sont des mots proches).

Pour faire de petites cosmogonies en relief, on peut utiliser du papier mâché. Les techniques sont nombreuses, et les recettes aussi. Au Mexique on froisse des prospectus en conservant leur couleur d’origine. Les encarts de publicités et les photos d’agences de voyages deviennent des bandes volumineuses qui se chevauchent sans tenir compte de l’orientation. C’est très coloré. Au Japon on peut ajouter au papier mâché l’eau de cuisson du riz (qui aura cuit plus d’une heure) ce qui servira à la fois de liant et de durcisseur (la technique des Kanzashi, les fleurs en tissu une fois imbibées deviennent rigides). On peut aussi mettre dans la pâte à papier de la farine, du sel, du plâtre, du détergent, de l’huile. Le mélange obtenu changera en séchant. Il durcira et il s’éclaircira, on ne peut pas vraiment prévoir. On peut le modeler en petits disques, c’est ce que je fais. Je ne sais pas encore si je garderai leur périmètre très lisse, ou si je laisserai le cercle s’effilocher. Je voudrais inclure sur sa surface une multitude de choses dont je n’ai pas encore idée. Il faudra que ça vienne de soi (commun, collectif et unique), que ce soit facile à trouver (ready made et art du moindre), que ça passe à proximité (fil, caillou, éclat de coquille d’œuf, etc.). Chaque disque serait une petite cosmogonie différente, porteuse d’un monde spécial, précis et limité, sans importance mais présent. La cour avec le restaurant, la rue passante, l’étage, sont des sortes de cosmogonies. Les tables des brocantes aussi. Les phrases sont des cosmogonies graciles et résistantes, incroyablement renouvelables. C’est ce qui m’appelle vers elles, je crois.

On ne sait pas comment naît une pensée, on connaît les parties du cerveau activées lorsqu’une pensée est en mouvement, mais on ne sait pas comment elle apparaît. Les chercheurs cherchent. Ils allument des écrans qui éclairent des zones, rouges, bleues, ce sont des constellations qui racontent des fulgurances comme les chansons de geste racontent le Couronnement de Louis, des représentations, des images animées ou statiques, des gris-gris échangés sous le manteau, des incantations à la pluie qui demandent à ce que la terre se gorge d’eau pour que les semis soient fructueux et l’avenir bénéfique. On suppose qu’une meilleure connaissance du cerveau nous dédouanera de notre férocité. Que les images statiques ou animées colorieront en bleu, en rouge et en constellations les zones les plus propices à la paix dans le monde. Nous sommes des Miss Univers qui avons hâte de donner les bonnes réponses aux questions essentielles, la paix, l’amour, la joie, car nous voulons qu’on nous choisisse, qu’on nous accepte, qu’on nous aime.

Pour ma part, en ce qui me concerne, de mon côté (quant à moi), je ne veux rien de plus que faire miroir. Je ne veux rien de plus que surprendre le reflet de la permanence et de l’impermanence des fluides dans lesquels je m’exerce, même si ces fluides ne font pas office de fluides à l’œil nu, même si c’est une coulée éparse de fluides séparés les uns des autres par des données méconnaissables, des cellules disparates, parcelles, fragments et éclats de coquilles composites de couleurs indécises. Rien de plus que saisir dans l’espace d’un reflet ce disparate, le capter, le répercuter, et pourquoi pas l’énumérer (par ordre croissant si cela vous semble plus pratique, par exemple 1/ un écossais en kilt avec sa cornemuse sur une plage — et tout seul il jouait face à la mer —, 2/ deux trottinettes appuyées contre un mur, comme des dents déchaussées, 3/ Andy Warhol à l’entrée du Jardin botanique — enfin son double —, 4/ quelques ampoules à basse consommation achetées par un vieil homme en béquilles tandis qu’est diffusé dans les rayons le tube de l’été d’un groupe maintenant séparé depuis 10 ans).

Vous me direz qu’au bout d’un moment, à force de faire rentrer dans un pauvre reflet des gens, des gens, encore des gens et les objets que ces gens transbahutent, ou aiment, ou abandonnent, on ne voit plus rien. C’est bien possible. C’est bien possible que l’ensemble obtenu (ma table de camping vue d’avion) en arrive à ressembler à une « galette d’asticots » (ce que disait Paul Claudel du Bain turc — à ce propos Le Bain turc est une toile ronde, rond, disque, cercle, on n’en sort pas voyez-vous ? — j’ajoute que l’avis de Paul C. m’indiffère, mais pour ce qui est de sa sœur, Camille C., c’est autre chose — à ce propos, quelqu’un-quelqu’une s’est emparé d’une reproduction du Baiser de Rodin et l’a entortillé de spaghettis, ce qui à mes yeux constitue un geste vivifiant).

Je ne veux rien obtenir d’autre qu’un reflet de miroir qui fasse sonner la résonance sensible des centres sensibles, je veux dire des gens, et cela malgré les obstacles que sont les mains artificielles et les trains aux rails contraignants. Cette idée de choses quelque part reliées, l’existence possible de conduits obscurs, souterrains, de galeries d’une mine dont ne dépassent que les silhouettes des chevalets, seules excroissances visibles, furtives, irraisonnées, comme les preuves de présences justes, me rassérène.

Les objets s’alourdissent. Leur surface se gonfle de prismes qui s’ajoutent, un peu comme chez l’ophtalmo, lorsqu’il superpose des verres ronds devant un œil, qu’il les oriente sur ces sortes de lunettes archaïques qu’on nous pose sur le nez, et la vue (un œil à la fois) se modifie.

Arrive toujours un temps où se modifient la prégnance et la porosité, la densité des objets pris dans les brocantes. Par exemple un antique fer à repasser : un manche de métal courbe scellé par deux vis sur son socle, gravé No 5 et W (No 5 c’est le parfum de Marilyn, W l’île souvenir de Perec). Ça pèse lourd. Ça pèse du poids ancien des premières fois, quand je suivais le chemin de terre qui contournait les bâtiments pour arriver dans les coulisses de l’usine, une fonderie mécanique, où des piles de pièces de métal de toutes sortes allaient être fondues le lundi. Le dimanche on avait le droit de s’y promener (puisqu’on habitait dans l’usine, sur le territoire de l’usine, collés à elle, on était sa propriété). On passait entre les monticules presque triés, ou à peu près triés, de vieux radiateurs et d’anciennes machines à coudre aux lettres SINGER enluminées sur leurs coques noires munies de vieux volants à poignée en bois pivotante. Et les fers à repasser y étaient, il y en avait beaucoup, tout un tas. Les mêmes que celui-là, celui avec No 5 et W. À cette époque je pensais (ils étaient si nombreux) que ces objets n’avaient pas d’importance. Je n’imaginais même pas qu’ils avaient dû servir, je ne pensais pas aux mains et aux torchons fantômes qu’ils contenaient, aux chemises à col droit, aux robes, aux brûlures aussi, je les voyais comme de simples objets, utilisables, accumulés et, par l’accumulation visible en monticules, déroutants.

C’est le genre d’objet qui se déplace. Il a basculé le long d’une ligne temporelle. Il a été remis d’aplomb sur une table de brocante, soupesé, ramené à la maison. « Il pèse lourd », c’est ce que j’ai dit. Je ne pensais pas que c’était si lourd. L’ophtalmo a ajouté des disques correcteurs, beaucoup. C’est qu’il en faut. Un pour les mains oubliées, les torchons, les robes, les prénoms, les visages oubliés. Un pour l’enfance reconstruite. Un pour la distance, son élasticité, quand le lieu se reflète dans la colonne de l’œsophage ou quelque chose par là, près des poumons. Ma tête penche vers l’avant (c’est très lourd), à cause de ces prismes sur un œil, mais un œil à la fois. L’autre œil est égaré, il passe sur les objets usuels, les quotidiens, sans repérer celui qui pèsera ou basculera le long de la ligne temporelle suivante. Cet œil-là passe aussi sur les objets laissés pour compte et entassés. Des paquets de lettres d’amour. Des pneus. Des couvertures de survie.

L’autre jour, dans un cercle d’herbe qui n’accueille d’habitude que les moineaux, quelqu’un-quelqu’une avait planté une dizaine de piquets avec, fichés à leur sommet à la place des drapeaux, ces couvertures brillantes qu’on distribue aux naufragés : c’était joli, on pouvait mieux comprendre à quel point c’est fragile (ça se déchire à peine on respire à côté) et mieux entendre (ça bruisse en continu, un son, un son de frottements constants, doux, insistants, légers, qui peu à peu s’alourdit de sortes de stridences, d’urgences — ça se remplit, écoutez, ça se remplit de chants ou plutôt de proférations, des récitatifs acérés, monotones, éreintés, entêtés, inarrêtables, et le nombre d’oreilles bouchées qui ne les entendent pas, je préfère ne pas en parler, c’est la marque d’une cosmogonie haïssable. Maudite).

La blonde comme il faut est spécialiste du temps d’attente, car attendre c’est ce qu’elle fait le plus souvent. Elle attend qu’on vienne la chercher, elle est très pointilleuse sur les horaires (les autres moins). Elle est prête, le sac à la main elle fait des aller-retour entre le salon, l’entrée et la buanderie où pour accompagner l’attente elle lance le programme de la machine à laver, range le flacon d’adoucissant, ici un miroir, elle vérifie que son fond de teint fluide velours suprême ne s’arrête pas net sous le menton en lui laissant le cou trop pâle. Elle attend l’heure des rendez-vous de travail confirmés par son agenda. Elle attend des coups de téléphone, des contacts par mails, des transmissions de dossiers, des grilles de tarifs selon les périodes bleues, jaunes, rouges. Elle attend la venue de ses petits enfants, le bébé et la petite fille de quatre ans qui aime l’andouillette. Elle attend chez le gynécologue et ensuite elle attend les résultats de la mammographie le torse nu dans une cabine, les bras croisés devant son sein pour le cacher, par peur que la porte s’ouvre brutalement. Elle attend qu’on lui dise que tout va bien. Elle attend de son père qu’il lui dise qu’il regarde Wimbledon, qu’il n’a pas trop mal à la hanche aujourd’hui et qu’il n’est pas malheureux, même seul, même s’il pense être abandonné. Elle attend qu’un SMS la prévienne que sa carte d’identité est prête (un renouvellement), mais elle n’attend pas vraiment le renouvellement au sens propre, elle attend que les modifications gardent un statut inoffensif, et puis d’aller à Vancouver cet hiver. Elle attend que s’articulent les données de sa vie sans esclandre, que les morceaux (qui ne sont pas des briques, c’est trop solide) se placent fluide velours suprême comme dans les films d’animation réalisés image par image, elle attend qu’image par image la vie la laisse faire ce qu’elle sait faire le mieux, attendre, attendre avec patience de bonnes nouvelles. La locataire du 1er chante Oh baby baby it’s a wild world. C’est le sixième jour. Elle se repose. Elle est bien fatiguée d’avoir tout créé jusque-là. Elle cuisine des œufs. Dans la mythologie finnoise, le monde naît à partir des fragments d’un œuf déposé par un canard plongeur — donc thérapeutique — sur les genoux de la déesse de l’air, mais la locataire du 1er n’en sait rien, même si de l’air entre par la fenêtre. Un client lui a offert une boîte de biscuits normands avec un couvercle en fer décoré d’un tableau de Félix Vallotton.

Ce sont des lavandières sur la plage. À première vue, ça ne ressemble pas à des femmes mais à des éclats de roches qu’on dirait rassemblés là sous l’effet d’une grosse vague, et le vent a cessé. Leurs robes noires font des brisures de pierre ou de quartz (de l’onyx), et les draps (des triangles blancs et inégaux) sont des lames de nacre, ces coquilles d’huîtres planes qu’on ramasse, si usées qu’on dirait des feuilles. Donc même en s’approchant pour mieux comprendre les détails des gestes et des corps, on garde en tête l’idée d’un habitat marin avec ses occupants, un banc de coraux noirs et blancs, un lieu vivant, d’une vie qui n’est pas réellement humaine, ou plus exactement d’une vie qui ne se limite pas au genre humain. Ce n’est pas que ces femmes auraient cessé d’être des femmes pour devenir des morceaux de paysage. Ce serait plutôt que ces femmes sont d’autant plus femmes d’être là, actives à l’essentiel, allant à l’essentiel, montrant l’essentiel, et l’essentiel vit dans les rochers. Certaines sont fracassées en tout petits morceaux, elles ont tellement souffert que c’est en graviers ou en grains de sable qu’elles se montrent. Elles sont en première ligne, à subir les marées, les tempêtes, les rouleaux tumultueux (qui montent plus haut que la neige tombe à Detroit). Elles ont été rassemblées là par hasard (le terme échoué semble juste, même si elles ne sont pas réellement échouées, même si leur volonté d’être là est encore en action, intrépide, le vent et la marée, le jour suivant, les nécessités les repousseront toujours plus loin, elles resteront, c’est ce qu’elles savent faire le mieux, comme l’attente pour la blonde comme il faut, il faut être très volontaire pour savoir attendre, très concentré pour ne montrer que le fluide des accommodements aux temps et aux intempéries, le fluide de l’adaptation et de la résistance, la volonté fluide de rester, même fracassées, au cœur des graviers et du sable, avec la ténacité de se fondre dans le paysage en lavant la nacre des draps).

À Québec, une application propose d’afficher le visage du chauffeur de taxi que l’on appelle. On pourra le reconnaître, le retrouver parmi la myriade de petites pierres fracassées ou intactes qui conduisent des taxis. Un cintre se balance accroché à un étendoir. Beaucoup de gens dehors cherchent à savoir à quoi ils sont bons et ce qu’ils savent faire. Beaucoup d’entre eux se savent échoués sur des plages et comptent sur des vents qui ne leur seraient pas hostiles. La blonde comme il faut télécharge l’application sur son téléphone, car elle compte visiter Québec. La blonde comme il faut compte sur une phrase apaisante, tout va bien, les bras maintenant croisés sur ses seins de la même façon, avec la même pression portée aux deux, sur celui qui est remplacé et sur l’autre, sur celui qui ne contient que sa chair et sur l’autre, sur celui qui a été donné, placé, et que l’enveloppe de sa peau recousue fait tenir à la même hauteur que l’autre, et l’autre dont elle suppose qu’il possède ce genre de floraisons blanches et roses vues en coupe dans les manuels de SVT (chapitre reproduction).

La locataire du 1er a un fils qui habite à une dizaine de kilomètres de la main artificielle, au Canada. Il est venu visiter sa mère quelques jours. Il n’était pas à la soirée, n’est arrivé que le lendemain, après avoir passé beaucoup de temps entre avion, navette, métro, train, bus, où il en profitait pour regarder les flyers d’ici d’un œil neuf.

« Insouciant », c’est un adjectif qui pourrait lui sembler adapté, alors qu’il ne lui correspond pas du tout, une sorte d’adjectif affiche de cinéma et la bande-annonce du film est trompeuse. Ses pensées vont à cent quarante à l’heure, mais réellement. Il possède une carte avec son prénom et son nom qui atteste que son QI est l’un des plus élevés d’Amérique du Nord. Ça pourrait sembler cool, et ça l’est quelquefois, surtout lorsqu’il tente de ressembler le plus possible à son adjectif insouciant. Je vais l’appeler le jeune, ce sera plus simple. Ça pourrait sembler cool ce QI qui dépasse les 140 sur l’échelle de Wechsler et le jeune n’a qu’à montrer sa carte pour qu’on le regarde autrement, un peu par en dessous, un peu inquiet, qu’est-ce qu’il va penser de moi lui qui est si intelligent, ou bien qu’est-ce qu’il va remarquer que je n’ai pas vu lui qui est si intelligent, est-ce qu’il n’est pas comme le faucon pèlerin avec sa vue qui pourrait repérer une souris à deux mille mètres et foncer droit dessus sans s’écarter d’une ligne aussi belle que si on l’avait tracée sur la table inclinée d’un dessinateur industriel, oui, très cool, mais ça ne l’est pas. Le jeune est très grand, beaucoup trop grand et maigre aussi, et barbu, ce qui lui donne cette allure longiligne et légèrement flexible qu’il n’est pas, cet air d’insouciance qu’il n’a pas, parce que son disque dur est en connexion permanente avec l’extérieur et doit se réguler à chaque seconde et se reconnecter à chaque seconde sur nous, qui ne comprenons pas comme lui. C’est comme s’il cherchait une borne 5G tout le temps, ou comme s’il faisait bouger une parabole continuellement en direction d’un signal à attraper et, à cause des orbites de toutes les planètes qui se croisent et des météorites qui passent n’importe comment, le signal est rompu, ou tressaute, ou s’efface, il est masqué, il faut toujours que le jeune le rattrape et se réadapte. Non, pas insouciant. Ça crée des zones flottements autour de lui. Lui qui flotte, à cause de sa connexion flottante, et nous qui hésitons parce qu’on ne sait pas si on saura s’adresser à lui. Parce qu’on serait trop bêtes, trop limités, ou à l’inverse, parce qu’on serait trop compliqués d’être simples. C’est que le jeune doit ré-évaluer sans cesse notre niveau, sans doute que parfois il ne comprend pas ce qui nous échappe, ou il ne comprend pas ce qui nous titille, ou il ne comprend tout simplement pas, c’est comme nous, quand nous ne comprenons pas tout de suite que le chat veut sortir parce qu’il miaule sur le même ton monocorde sa demande trop peu importante pour nos cerveaux humains préoccupés par autre chose. C’est une économie de l’attention quand on est avec le jeune. Il faut faire attention à lui et attention à soi, les deux en même temps. Et ça n’est pas facile. Surtout que ce n’est pas une pratique habituelle. Assez souvent, avec un peu de pratique, on peut renoncer à faire attention à soi, une fois sanglé dans son costume social on n’a qu’à se glisser dans le solide toboggan social basé sur nos rapports sociaux humains et civilisés, on fait semblant par politesse sociale d’être intéressé, on a la politesse éblouie ou la politesse compatissante, on prétend être concerné, mais avec le jeune c’est impossible. C’est comme si son QI nous renvoyait une image diffractée du type Dame de Shanghai, et qu’il fallait se repérer dans les morceaux désassemblés. Et comme c’est symétrique, je veux dire comme on sait que lui aussi en fait autant de son côté, cela donne des conversations, je veux dire des flottements et des ondoiements de bulles compliquées de reflets, des bulles qui éclatent tout le temps et se reforment tout le temps, mais lentement. Des bulles qu’on pourrait voir monter mais qui ne montent jamais, simplement elles s’élèvent un peu du sol, à hauteur de nos têtes (assis sur la terrasse, le long des treillages de bois peints en vert qui ne supportent aucune plante grimpante) et elles stagnent, ou redescendent ou éclatent mystérieusement, puis se reforment à l’identique. Le jeune est une petite cosmogonie à lui tout seul, et il est seul, bien seul. C’est peut-être ça qui nous saisit. Même s’il se retrouve mêlé aux passants, aux touristes dans la rue commerçante, qu’il remonte l’escalier qui longe le musée ou qu’il passe sur le parvis de la mairie ou sur le pont au-dessus du petit filet d’eau près du parking, ou même le long de l’hôpital en travaux, oui, même si pendant qu’il se déplace il est mélangé à tout le monde et que sur une photo on aurait du mal à le pointer pour l’encercler comme quand on a trouvé Waldo, lui il est seul. Si les photos de foule étaient réalistes, il serait seul dessus, au centre d’un grand flou blanc.

Un grand flou blanc, ça je ne sais pas le faire avec de la pâte à papier. J’essaye cependant. L’autre jour, j’ai pris une plaque de carton et je l’ai couverte de filaments, de torsions de papier humide et blanc, comme des amalgames de blanc, comme des ressorts et des blancs d’intérieurs de têtes, comme une complexité de signaux blancs qu’on aurait mis en tas sans les débrouiller sur une table. Mais ils ne sont pas flous, tous ces signaux, juste emmêlés. Et ils ne sont pas collés pour former un rond non plus. Ce n’est pas une planète. C’est une cosmogonie rectangulaire, et ça la rend souffrante. Comme si elle avait de la peine, tiraillée de ses quatre angles en pointes. Un peu écartelée d’être aplatie. Comme nous.

Effectivement.

Les lumières multicolores projetées en plusieurs langues sont dites au sol dans le grand jour alors que c’est l’obscurité qui les fait naître normalement. Le mot Liberté s’affichera bientôt, c’est promis, ce soir, cette nuit, en grand. Un guide professionnel, équipé d’un micro en forme de pastille Valda, parle dans les oreillettes d’un groupe amateur sagement aligné : « Je vous emmène maintenant vers la maison à la sirène. » Une fiction appelle la suivante.

Ma montre est tombée sur le sol. Je ne sais pas si c’est vraiment utile d’écrire sous pseudonyme, comme si les personnages n’étaient pas moi, comme si la lumière automatique sous le porche n’était pas programmée pour s’allumer quand on passe tout près. Comme si tout n’était pas une question de reflet de lampes dans une fenêtre sur les culs des casseroles. Comme si le son de la pluie qui heurte les feuilles de plastique des faux arbustes de la terrasse ne ressemblait pas au bruit du feu qui crépite dans une cheminée, ou comme si l’abeille morte sur l’appui de fenêtre n’allait pas rester là, debout, debout et vide des centaines d’années, ou n’allait pas disparaître mangée de l’intérieur, ou n’allait pas se trouver écrasée (si fragile) par le bruit des talons dans la rue. Les bruits de pas cessent. Les bruits d’eau qui dégoulinent dans la gouttière non, et un oiseau au bord du toit semble se réinstaller pour ne pas tomber, sûrement il se retourne dans la gouttière comme nous le matin, quand on reste sous les couvertures encore un peu. La vie sous les couvertures de gouttières ou de bruits ou de carapaces d’insecte est une donnée très étrange, en résumé. Ou bien c’est autre chose qu’un résumé, c’est une traduction. Donc un travail d’acclimatation. Ça ne rentre pas dans une langue pour venir se former dans une autre sans perdre sa ponctuation ou les petits connecteurs logiques auxquels on est habitué. Il y a des décisions à prendre. On déplace le complément d’objet pour que ce soit compréhensible, on s’arrange, c’est fou comme on s’arrange, constamment, pour que ce soit compréhensible, pour que nous soyons compréhensibles des autres qui cherchent ou ne cherchent pas à nous comprendre, et fou comme on s’arrange aussi pour rendre compréhensible ce qui ne peut pas l’être. Quel travail. Et sans QI de 140, ce n’est pas un ouvrage simple ni reposant.

Sans compter tout ce qu’on rate.

Par exemple, je rate toutes ces petites cosmogonies potentielles, celles qui passent, qui existent, que j’oublie d’attraper.

La cosmogonie de la feuille de lotus : ample et plate, et lorsqu’on la trempe entièrement dans l’eau, elle en ressort entièrement sèche — pas presque sèche, pas légèrement humide, entièrement sèche —, c’est la technique du tapis de fakir dit-on, qui bloque les gouttes d’eau au sommet de ses pointes.

La cosmogonie des princesses scythes de l’Altaï, tatouées de l’épaule jusqu’au coude d’animaux fantastiques, chevreuils à bec de griffon et cornes de bouquetin. On étudie leur peau dans un musée de la ville, mais les habitants craignent que maintenant la fin soit proche, les chiens se mettent à hurler, les vitres à tinter, la terre ondule, ils veulent les ramener où elles sont nées avant le dernier cataclysme.

La cosmogonie de la femme qui cherche ses clés, du petit garçon qui tient l’accoudoir d’un fauteuil roulant tout en calant une bouteille d’eau au creux de son épaule, tournant autour de l’arbre remarquable (selon le label de l’Office National des Forêts), un arbre si vieux qu’il connaît la signification des mots calèches et hauts-de-forme, et dont les racines sont si profondes que personne n’y pense.

La petite cosmogonie des ajivas (en forme de pierres, ou sans forme, comme l’espace), arrêtée à un stade médian, patient, entre l’inanimé et l’animé, en équilibre entre démons et dieux.

La cosmogonie de la seiche qui voit tout, car elle n’a pas de point aveugle, elle voit tout à 360 degrés (de plus son œil fonctionne avant que l’animal sorte de l’œuf, ainsi elle observe son futur gibier avant de naître, avant de naître elle apprend à traquer, pas nous, nous n’apprenons qu’au fur et à mesure, nous imitons quelqu’un qui lui possède un point aveugle, son point aveugle s’ajoute au nôtre, le nombre de questions s’accroît, s’étend, c’est à se demander si c’est bien soi qui pense, ou si l’on est pendu au loin au bout du bec d’un cormoran et c’est lui qui questionne).

La petite cosmogonie du chiffonnier et celle de la riveteuse, qui sont un peu brouillées car le temps a passé, mais pas inaccessibles.

La petite cosmogonie des joueurs de clairon, en costumes folkloriques, qui commémorent un jumelage, la tête couverte d’un plumet et la poitrine lestée de blasons significatifs.

La petite cosmogonie de Marilyn ; celle de sa chambre, et le lit et le dos de sa tête avec des cheveux blancs (ils étaient blonds, on le sait) et les draps du sommeil tout froissés et la table de chevet avec les pilules, comme dans les films, et ce n’est pas un film, et le corps, ou la fiction du corps sous la couverture basiquement grise qui emmène sa forme de momie sur le brancard n’est pas une production de la 20th Century Fox. C’est une cosmogonie terrible parce qu’elle n’a pas de fond.

Tout ce que je n’écrirai jamais forme une cosmogonie complexe, un monde refusé et pourtant disponible dans une sorte de reflet de bulle disloqué, et ça n’a pas de fin.

Par exemple, je pourrais commencer une liste de romans jamais écrits, mais, la finir, je ne pourrai pas.

Un roman qui décrit jour après jour les ciels — quel travail.

Un roman qui décrit rue après rue les portes — quelle difficulté.

Un rêve, et le roman raconterait comment, depuis le rêve, on entend des couleurs se lever, former des acrostiches, des formes cabalistiques convertibles en ondes sonores.

Un roman calqué sur les mouvements de La Grande Pâque de Rimski-Korsakov, ample, lyrique, avec des touches d’ocre, de blanc et de brun qui décrieraient le paysage et les habitants des campagnes russes.

La vie romancée d’un grand gaillard à la chevelure rousse plaquée et tirée sur le front, avançant calmement dans des rues où personne ne saisit sa ressemblance extraordinaire avec John Wayne, et comment son chemin s’en trouve influencé au quotidien.

Un recueil de nouvelles avec, pour fil conducteur, des espadrilles usées à semelles de corde fossilisées, la seule paire de chaussures d’une vieille dame qu’on croiserait à plusieurs reprises et qui interromprait l’avancée de la narration en posant des questions, Quelle heure est-il ? Quel jour sommes-nous ?

Un catalogue des outils tranchants (coutelas, scies, lames et sabres de toutes origines) retrouvés au fond des tombes ou des grottes depuis des temps immémoriaux et à travers tous les continents. Ils seraient répertoriés précisément (datation, dimensions, poids, descriptif des inscriptions décoratives). En haut de la dernière page le mot « Conclusion », suivi de deux points, précéderait un espace vide à remplir.

Un roman choral dont les multiples narrateurs seraient des papiers chiffonnés sur le sol d’artères principales de mégapoles, et ils s’exprimeraient chacun dans leur langage, racontant chacun ce qui les entoure, et chacun parlerait en fonction d’où il vient, ticket de cinéma, note de tailleur, facture d’installateur de volets roulants, publicité pour des tacos, etc.

Un essai méditatif écrit sur les hauteurs de l’Himalaya, avec une note de bas de page où serait mentionné le nom imprononçable d’un vieux trapéziste tchèque incapable d’exercer son art dans les hauteurs et qui, par conséquent, se produirait en spectacle dans les souterrains, les égouts, les tunnels.

Un livre d’anecdotes. Des anecdotes simplement. Mais leur assemblage créerait quelque chose de plus global. Par exemple on y lirait qu’une plume grise de pigeon s’introduit dans une pièce en voletant par la fenêtre ouverte et, quelques phrases plus loin, on apprendrait qu’un pigeon monte une par une les marches de l’escalier devant la porte d’entrée, et forcément on se demande s’il vient chercher sa plume, alors on lui pose la question.

Une suite de textes de dix lignes écrits par une femme chilienne, coincée entre Océan Pacifique et Cordillère des Andes, chacun de ses textes ayant la particularité de n’avoir que dix lignes, seulement dix, et d’être les seules traces résiduelles d’une femme enclouée au nom perdu.

Un livre en forme de leporello dont chaque pli déplié s’ouvrirait sur un autre livre, livre gigogne. À cause du manque de place, on ne pourrait imprimer que les incipit des livres contenus dans ce livre, ce qui provoquerait une sorte de symptôme de faim, de soif, de manque, de désir insatiable de lire les chapitres manquants. Aussi, faute d’en avoir la possibilité, on les écrirait soi-même.

Une fiction centrée sur un personnage précis qui se déguiserait sans cesse en d’autres personnages tout aussi précis, chacun trimbalant sa propre mémoire, ses propres spéculations, ses regrets, ses blessures, ses joies, et l’histoire se perdrait en circonvolutions, surtout au moment où certains personnages (ou plutôt certaines émanations du personnage principal) entreraient en contact les uns avec les autres pour échanger, en particulier leur point de vue sur ce que doit être un personnage, à leur avis.

Un roman qui commencerait par une interjection et un point d’exclamation, suivis de parenthèses entre lesquelles s’inscriraient les raisons de ce cri porté au tout début, ainsi que les raisons de ces raisons, ce qui les provoqua, sans occulter la source à l’origine du commencement de cette réaction vive (et verbale) ajoutée à la vie complète et tentaculaire de celui ou de celle qui prononça cette parole, ou la jeta plutôt, et dont on n’apprendrait qu’à la toute fin qu’il ou elle se trompait du tout au tout, mais alors complètement. Fin de la parenthèse, suivie des mots « au temps pour moi ».

Un texte bâti grâce aux livres d’une bibliothèque : il sélectionnerait, dans chacun d’eux, une phrase, et viendrait l’assembler à la phrase du livre suivant (selon un ordre soit alphabétique, soit chronologique), pour qu’en les lisant à la suite, une certaine substance se dégage, ou une forme de logique. Comme il y a des milliers de livres, il y aurait des milliers de logiques et de phrases, tous genres confondus, qui donneraient des milliers de pages, formant un tout d’un genre unique puisqu’il les regrouperait tous (utopie).

Une thèse universitaire axée sur un territoire spécifique et qui, s’appuyant sur les strates géologiques dudit territoire, exposerait les correspondances et similitudes qui existent entre une couche de roche granitique et les strophes en stridules d’un poème grec.

Un roman sur la flûte, et rien d’autre.

Le roman de la camionnette où s’affiche URGENCE OXYGÈNE (c’est vrai que c’est urgent), ou celui d’un cabinet d’architecte dont la devise est CRÉATEUR DE LIEUX DE VIE (ce qui interloque et mérite d’être examiné).

Un roman sur une rame de métro qui suivrait en détail les trajectoires qui y mèneraient, ainsi que les sorties de métro et tourniquets. Le nombre de personnages serait croissant. À tous seraient donnés un nom, prénom, une date de naissance, et une carte indiquant leur QI selon l’échelle de Wechsler, puis l’échelle de Jacob, l’échelle de Krups, l’échelle de Winggentrem, et le roman se terminerait par la biographie de cet homme, Winggentrem, né en 1895 (à Oamaru, Nouvelle-Zélande), dont le père était porteur d’eau.

Une biographie d’un Mozart du néolithique ou du Mozart précolombien.

Ou une biographie de n’importe qui. De toute façon peu importe, ce serait toujours une biographie faite par moi, je veux dire faussée par moi. Parce qu’on ne peut pas s’en défaire, je veux dire que ce n’est pas par égotisme, c’est que la façon de regarder quelqu’un est toujours, et c’est ainsi, limitée à la taille de ses propres yeux, les pupilles ne se dilatent jamais vraiment, c’est un constat — et si on a un trou dans l’œil, c’est encore pire, la marge est encore plus réduite.

Une traduction de moi. Déjà, il faudrait que j’écrive un texte à la première personne, et ensuite que je le traduise en moi, ce qui est compliqué. Sans doute à cause de mes choix. Qui sont à peine des choix. Je crois que le mot juste est « inclinations ».

J’incline beaucoup, j’incline jusqu’à tomber parfois, j’incline vers ce qui n’est pas cernable ni dicible. J’incline vers le couple de plumes qui balancent attachées par un fil invisible à la rambarde de l’escalier ; l’idée que je devrais le nettoyer en passant un coup de brosse m’incline, car j’aime l’idée que je ne le ferai pas. J’incline vers l’idée de me laisser-aller, d’être portée. J’incline vers les formes, trouver des formes, même à ce qui n’est pas censé en avoir. Par exemple un paragraphe : je le voudrais en forme de colimaçon (mot qui me touche, j’incline tout particulièrement vers ce mot, « colimaçon », et le fait qu’il me touche n’est ni cernable ni dicible). Pour le dire sans ambiguïté, j’incline à ne pas comprendre dans les moindres détails pourquoi j’incline. Parce que ne pas comprendre est une sensation primitive, une force motrice du vivant qui ne connaît pas son égal, synonyme de curiosité — un mot qui curieusement n’a pas de synonyme.

À l’angle du velux, il y a, coincée dehors, une cosmogonie de mousse disponible, ronde, bombée et verte. Quand on s’approche pour mieux la regarder (ce qui n’est pas très simple, le velux étant assez haut au-dessus de l’escalier pour qu’on doive se mettre sur la pointe des pieds avec un soupçon de vertige), on voit de petits arbres fins, terminés par une seule feuille, comme dans un tableau de Magritte. En la regardant on est proche (je suis proche) de croire que tout est lié. Cette vision procure (me procure) une dose immédiate de joie et d’énergie. Il n’y aurait qu’à surprendre tous les fils qui tiennent toutes les cosmogonies entre elles pour tout comprendre. On se sent (je me sens) vivante et énergique et joyeuse, et c’est comme si le cadavre de l’abeille sur l’appui de fenêtre n’existait pas. Comme si les considérations inquiètes n’existaient pas. Comme si on ne mitraillait pas dehors, là sur ces marches, devant mon escalier, dans cette cour derrière la grille avec un digicode. Comme si on ne pleurait pas intérieurement au 1er étage, tout en buvant une coupe de champagne ou en cachant sa tête dans son coude. Comme si on ne souffrait pas les deux mains sur la poitrine dans la cabine en attendant le résultat d’une mammographie. Comme si la vieille dame aux espadrilles usées n’allait pas repasser rue des Ursulines avec ses pieds qui traînent sur le sol, telle une skieuse de fond, parce que pour elle la neige est partout, la glisse est partout, les sillons grisés et maculés de brun qu’elle doit suivre sont partout, même sur les pavés irisés de la rue piétonne, et pour elle c’est toujours l’heure de demander Vous avez l’heure ? Quel jour on est ? avec la peau de ses joues toute pâle et striée des lignes superficielles laissées par les draps froissés d’un sommeil si profond que personne n’en verra jamais le bout, ni aucun être humain, ou animal, ni quoi que ce soit dans cet univers-ci ou dans un autre.

Parfois on a des doutes (j’ai). C’est peut-être une voie de garage de croire que tout est lié, c’est peut-être un malentendu. Comme ces phrases tronquées parce qu’il y a eu une mauvaise traduction. Les mauvaises traductions sont des choses qui arrivent. Elles ne sont ni gommées ni reprises (ni échangées). Certaines personnes font de mauvaises traductions, et s’en vont. Elles ne tentent pas de se réadapter, de retraduire et retraduire encore, alors que ça devrait être l’idée première d’une vie de tenter sans interruption, de se tourner sans interruption vers les signes pour les traduire et les retraduire sans interruption, avec la certitude de se tromper un peu, ou presque, ou tout à fait. Si on ne sait pas qu’on est tous approximatifs, alors à quoi bon. Les gens exacts ne se posent pas de questions, ne sont pas tourmentés, ne pensent à rien lorsqu’ils croisent la vieille dame aux espadrilles. Le monde est plaisant pour les gens exacts, les montres à l’heure (la mienne est tombée derrière la banquette, sous le drap indien qui la recouvre de gazelles et de trompes d’éléphants incomplètes). J’incline à traduire et retraduire sans cesse ce qui passe à proximité. Et les baleines fossilisées dans les déserts. Et les soupirs fossilisés dans les couloirs. Ces lieux où il n’y a pas de signe égal. Le signe égal, je suppose que c’est lui le responsable. Lui qu’il faudrait traquer. Prendre par le col pour lui hurler dessus, le verbe juste serait conspuer. Signe égal. Si net. Si parallèle. Si rectiligne. Bouché. Canalisé, comme une théorie de tunnel bien désinfecté. Que la plaie soit du signe égal. Que crève le signe égal. Que lui et tous ses frères se fassent tous piétiner par les incertitudes et les insectes ravageurs, qu’ils soient tous grignotés. Je voudrais que l’abeille morte sur l’appui de fenêtre le soit, morte au combat, d’avoir mangé sa juste dose de signes égal, jusqu’à ce que son appareil digestif éclate, gloire à sa gloire, respect à sa mémoire.

Donc il y aurait deux sortes de gens (voilà où aboutissent mes réflexions) : ceux qui ont une main de métal et les autres. Ceux qui serrent leurs épaules en frissonnant sans le montrer et les autres. Ceux qui regardent des photos de la chambre de mort de Marilyn et les autres. Ceux qui ne comprennent pas les distances. Ceux qui ne calculent pas de tête. Ceux qui ont un trou dans le mâché de leur œil, une dent dans le mâché de leur langue, une patte directement reliée de leur thorax à celui d’une abeille immobile depuis des semaines contre un volet dehors. Une acclimatation défectueuse. Des difficultés à se connecter sur des paraboles en mouvement. Des QI et des barbes trop longues. Des listes de romans jamais écrits. Des listes d’écrits pas encore transférées par écrit. Et l’amour des petits objets dans les brocantes, comme ça, pour rien, sans explications.

Quand je tente de visualiser l’image d’une petite cosmogonie, c’est une méduse qui apparaît : une tête ronde, mais ses tentacules sont follement lancés n’importe où, vers d’autres méduses flottantes, d’autres cosmogonies, dans un espace dont je ne n’imagine pas réellement les bords, une sorte d’agencement copié sur ce que je pense être l’organisation des neurones. Et — là, la théorie des fractales rapplique — c’est possible. Pourquoi ne pas envisager que les petits mondes agglomérés d’une société soient structurés sur le même modèle que ce qui existe, à plus petite échelle, dans les cerveaux humains ? Ces petits mondes seraient à la fois délimités et en connexion avec d’autres. Uniques et unis par les mêmes contingences, les mêmes urgences, les mêmes destins, même s’ils n’en ont pas toujours conscience. Quoi qu’il en soit, pour fabriquer une petite cosmogonie, la forme ronde semble inévitable. Planète, œil, forme de goutte d’eau, de cadran d’horloge, de sein nourricier, tout, fini et infini, unité et multiple, bouche, ouverture, margelle de puits, Bocca della Verità, rondeur et perfection — « Perfetto come la “O” di Giotto » —, zodiaque, mandala, tonda, rosace, pierre du soleil, coupole, etc.

J’incline vers les choses brutes, non apprêtées. J’incline vers les choses qu’on dit laides quand je les trouve sincères. Aussi après une petite cosmogonie (un) en papier mâché, pour faire une petite cosmogonie (deux), je m’emploie sincèrement à tordre un fil de fer pour lui donner l’aspect d’un cercle. Puis je choisis de vieux fils de laine, de la laine trouvée dans les vide-greniers, pas forcément la plus décorative. Je fais en sorte, à force de tours et de détours, que ces fils remplissent le cercle en s’enroulant autour de lui pour fabriquer un disque. Le sens suit mon impulsion, mon mouvement de non-réflexion. Avec l’aiguille je tourne, je ressors d’un côté, je traverse, je fais quelques points ouvragés que je hachure de points frustes, je noue, je m’emploie à combler les vides. Lorsque la forme est pleine (ou pratiquement), je la pose bien à plat sur un support qui ne craint pas d’être sali. Avec un pinceau assez grossier et de la peinture blanche (bas de gamme), je recouvre. Certaines couleurs ne se laissent pas faire : ça ne tend pas vers le blanc uniforme. Des tracés tendus résistent, discrètement roses, bleus, jaunes. De petits cratères se sont formés là où la peinture n’a pas pu s’infiltrer entre les fils serrés. Cela donne une surface tissée qui semble homogène de loin, mais ne l’est pas du tout lorsqu’on s’approche. De près, ça a l’air vieux. Avec des mouvements traversants, figés, tordus, comme sont tordus les corps fossiles des chiens de Pompéi. Comme quelque chose qui aurait survécu à quelque chose. C’est ce que je voulais exactement. J’en fabrique plusieurs, de plusieurs tailles. Et il est fort possible que je continue sur cette lancée, parce que let’s face it, il est fort possible que je sois absorbée par ce genre d’activités depuis très longtemps. Je ne m’en rends compte que maintenant.

Longtemps que ça dure, peut-être depuis le début, je veux dire depuis le moment du commencement, quand j’apprends à écrire : je suis en classe, non, ça ne commence pas là, ça commence la veille. La veille, je rêve que je suis en classe et que c’est l’heure de la dictée ; je rêve que l’institutrice dicte une phrase, elle articule une phrase et, à l’intérieur de cette phrase, elle prononce le mot « voyage » ; je rêve que je bute sur ce mot, peut-être à cause du y qu’on ne rencontre pas souvent, je rêve que je m’arrête d’écrire parce que je bute sur ce mot, ce y, je rêve que je lève la tête et que, tétanisée, je fixe l’institutrice ; je rêve qu’en me voyant ainsi immobile, elle me houspille, elle me dit que je dois me secouer un peu, je rêve qu’elle me dit Allez allez allez, tête en l’air, bécasse, paresseuse. Le lendemain, c’est l’heure de la dictée, réellement. Elle prononce réellement le mot « voyage ». Je me fige. Une voix dans ma tête dit comme-dans-le-rêve, comme-dans-le-rêve, je lève la tête et je la fixe, éperdue, comme dans mon rêve, elle me houspille de la même façon que la nuit, exactement. Un phénomène bref, et je n’ai pas d’explications. Peut-être une sorte de passage, une sorte de claudication du mauvais côté de la porte. Ou bien du bon côté de la porte. Ou bien peut-être qu’il n’y a pas de bon côté aux portes. Peut-être que c’est pour ça, la nuit, le jour, bondissants vers l’avant, vers l’après.

Je ne sais pas faire le point sur ces choses inconcevables qui cachent d’autres choses inconcevables. Je le sais, je ne sais pas faire le point sur les intrications, sur la porosité. Je ne sais pas identifier les y rares qui viennent habiter le sommeil puis se pavanent aux yeux de tous, extravagants. Je ne sais pas réagir autrement que figée (stupéfaction, interdiction) devant les bordures et les marges, franges de tapis et féeries, contours zébrés, tours de passe-passe. Et cette quantité de détails (inondation, stupéfaction), quantité de détails prenants, palpitants, captivants, je ne sais pas faire le point. C’est un problème. Un de mes problèmes. C’est ce qui me force à faire des cercles de laine et des ronds de papier mâché, et ça depuis longtemps, car le temps a passé comme un rêve, depuis ce rêve, avec ce rêve (brutalement je comprends que j’ai écrit plusieurs cosmogonies, je veux dire plusieurs livres — dont certains pourvus de y —, sur des sujets que je pensais variés. Il me semble, en y regardant de loin — ou de près, car les distances peuvent se dissoudre — que tous racontent la même chose, malgré leur aspect extérieur divisé en volumes séparés, découpé en rondelles c’est le même pain tranché).

Rien ne peut faire office de fin, tant les petites cosmogonies se déplacent, changent de trottoirs ou de files à la caisse, attendent assises sur des marches qu’on vienne les chercher, ou s’embrouillent en essayant de lire un plan. Elles sont frêles.

C’est qu’autour, les choses sont vraiment versatiles. Les petits mondes parfois s’effacent, se tassent, se compriment et décident de ne plus apparaître, ou ils sont si étriqués que brutalement ils cèdent, ils explosent, comme pour se délivrer des contractions qui sont aussi leur forme de respiration.

Alors, plus rien n’est déchiffrable, ni les épaules serrées ni les fuites éperdues. Les mondes les plus petits se disloquent. D’autres mondes plus pesants les écrasent. Et la folie — on ne peut pas ne pas mentionner la folie, non pas ce genre de folie qui nettoie l’horizon avec l’absurde, mais la folie consciente, la folie résultant de contractions insupportables, non pas la folie vagabonde de la balle qui rebondit, mais la folie qui fait tomber les étagères, et nous dessus —, oui la folie arrache des bras, se poste en haut d’une tour pour tirer à la carabine, ou elle égorge une passante. Toutes les photos montrent en gros plan des portières de voitures de police, parce qu’il est impossible de prendre en photo la folie. Les commentaires décrivent des conséquences, des causes, parfois en inventant, parfois donnant des précisions qu’on ne leur demande pas, car il est impossible de commenter la folie qui massacre, folie mortelle, impossible de commenter la mort.

Les petites cosmogonies possèdent elles aussi des trous noirs. La locataire du 1er connaît quelqu’un qui connaissait quelqu’un qui s’est jeté d’une fenêtre. Elle a téléphoné à M à Vancouver, sa nièce a été touchée à la jambe, cette chance qu’elle a, alors qu’une autre est morte à côté d’elle, à un concert, debout, les poumons perforés.

Les fils s’emmêlent, ils sont méconnaissables. Les ourlets de rideau s’effondrent lorsqu’on veut les recoudre. La rouille attrape les angles des radiateurs, se propage, ne s’en va plus jamais. Après, on peut toujours tenter d’écrire un trajet en voiture ou remplir un carnet de notes, s’arrêter pour filmer les vols des mouettes à la traîne des tracteurs. On peut toujours écouter à une terrasse de café un vieil homme parler de Guernesey, du temps où l’île s’appelait S, et il raconte qu’un livre sur ce thème existe, il précise que c’est écrit en anglo-normand, c’est-à-dire avec un vocabulaire anglais et une syntaxe normande. Un enfant passe en riant. Des voix d’enfants s’élancent (du Benjamin Britten), ils roulent les r, tapent du pied, montent la gamme, ralentissent, les notes dégringolent. L’un d’eux imite le chant du coucou, l’autre reprend, comme une rivière coule dans une forêt détruite, la voilà ranimée. Tout a vieilli, sauf ta présence, dit un poète. Ainsi est fait le tour de la question. Est-ce que c’est vrai ? Est-il vrai qu’une galaxie (en forme de galaxie), lorsqu’elle se place au milieu d’autres galaxies prend soin d’être à l’endroit exact qui fait que toutes les galaxies ensemble forment une autre forme en forme de galaxie ? — où cela s’arrête-t-il ? Est-ce que c’est à cause de cela, de ce paramètre implacable, que l’oreille humaine aime beaucoup écouter les canons, la mélodie reprise en écho décalé, à l’infini ? Et est-ce que le mot « canon », dans d’autres langues, veut aussi dire la musique et la guerre également ? Les morceaux d’insectes de Britten (Two Insect Pieces) ne donnent pas d’indices, ou c’est à d’autres questions qu’ils répondent. Peut-être qu’entre eux les mondes s’interrogent et que les questions sont voilées, les réponses décalées dans un QCM délirant. Lorsqu’on éloigne le regard, qu’on se recule un peu, les petits mondes que chacun porte, chacun frôlé par le monde voisin (où l’obscur a sa place et la folie aussi) forment-ils tous ensemble une image cohérente ? Les fictions l’espèrent sans doute, ou veulent le croire. Installent des mondes chronologiquement fiables, aux contours fiables, dotés de noyaux et d’enveloppes précises, confinés dans la boîte compacte d’un assemblage de pages numérotées convenablement. Peu importe le chaos retranscrit à l’intérieur, l’enveloppe rigide de la couverture saura le circonscrire, éviter qu’il déborde. Ou c’est une illusion. Les mondes très structurés, pensés et assemblés débordent de toute façon, les pages se décollent et les mots se répandent, percent l’enveloppe, s’infiltrent, viennent grossir d’autres chaos, plus palpables ceux-là, chauds et vivants, qui descendent d’un bus ou portent un sac de plâtre sur l’épaule. On ne sait pas. On ne sait rien finalement, on ne connaît que les détails.

Dans des états du nord des USA sont fabriquées des urnes votives. Il s’agit d’urnes de grès, des poteries artisanales sur lesquelles sont collés les symboles de ce qu’aimait un homme, une femme. L’urne sert à se souvenir. Si l’homme ou la femme adorait les trains, on y colle une locomotive miniature. Si il ou elle aimait les chiens, une figurine de lévrier ou d’épagneul. Si il ou elle aimait boire, la capsule de sa bière préférée. On suppose qu’à force d’être couverte des choses qu’une personne aimait, l’urne contiendra son esprit. Ce serait une bienheureuse idée de décorer sa propre urne soi-même, ou plutôt ses urnes, car pourquoi se contenter d’une seule, la vie est courte, autant qu’elle soit en expansion et fasse qu’on multiplie les poteries (au moins ça). Sur l’une des miennes, je mets de la ficelle et de vieux caractères d’imprimerie, par exemple un y acheté dans une brocante, voilà.

Plus c’est grand plus on aime. Les chercheurs en neurologie le disent. Et plus on se reflète dedans, plus on est attiré. On n’y peut rien. Notre cerveau sur ces décisions-là est parfaitement émancipé. On peut faire des batteries de tests, notre impulsion première nous entraîne inévitablement vers le plus grand et le plus miroitant. C’est dans notre nature. Alors je me pose des questions quand je vois un artiste créer un chien géant d’aluminium very shiny. Est-ce que ce ne serait pas un peu facile, comme installer des blocs de sucre devant une ruche ?

Je pars du principe que, pour faire de petites cosmogonies (trois), je dois utiliser un support rond. Je pars du principe que ce support doit être ordinaire. Par exemple une assiette en carton. Par exemple le dos d’une assiette en carton. Je mouille une feuille de papier que je chiffonne, que j’imbibe d’encres de couleurs, que je trempe dans de la colle, que j’étale sur le dos de l’assiette, que je lisse, que j’oriente, que je fripe, que je travaille. L’encre longe les pliures du papier, et forcément le reste suit. D’autres papiers emboîtent le pas, déchirés, découpés, mots ou visages, messages pris au hasard, formes prises au hasard. Des lignes d’écriture asémique. Des traits qui font points de suture. Des soleils. Des branches. Des morceaux de photos et de diapositives. Du fil cousu. Ce qui s’ouvre avec les cosmogonies (trois) est à la fois anecdotique et décisif. Faire, faire, disent les mains, pendant que les chiffres tombent — 80 %, 30 %, 1 000 000, insectes éteints, oiseaux disparus, espèces menacées —, tant de chiffres, à en devenir arithmophobe juste avant que débaroule la fin du monde — et une fois le monde fini, où trouver un bon thérapeute pour soigner sa déprime ? Qu’est-ce que ça fait d’écrire, de coller, de peindre sous cette menace, au milieu de ces grandes secousses, qu’est-ce qu’on doit faire, pleurer, s’indigner, dénoncer, fatiguer, traficoter, se résoudre, mettre en œuvre, et quoi ? à quel rythme, fréquence, longueur d’onde, sur quelles pancartes, quels murs, quelles peaux ? à qui se vendre, qui éviter, où exposer, conférencer, colloquer, séminarer ? le matin au réveil, quand on est encore propre de la nuit qui lave, encore naïf de ne pas avoir vu les vomissures toxiques déversées (fleuves et champs, têtes et cerveaux reptiliens), les yeux quand on les ouvre c’est comment ? qu’est-ce qu’on voit et on en fait quoi ? — depuis Vénus, la Terre ressemble à un point bleu, des points bleus, voilà ce que mes mains font sur mes assiettes, car je ne suis pas experte en retombées nocives, mais en ombres que les rideaux font chavirer, oui, et je fais des études pour que mes petites cosmogonies quatre, cinq, six, etc. voient un jour le jour.

Le temps de Planck est le temps qu’il faudrait à un photon dans le vide pour parcourir une distance égale à la longueur de Planck. L’univers est en expansion. Ses points les plus lointains sont ceux qui s’éloignent le plus vite. C’est pourquoi les fers à repasser de métal (No 5 W) nous arrivent avec fulgurance et filent comme des comètes. Le temps des vide-greniers est le temps qu’il faudrait à un fer à repasser (No 5 W) pour parcourir une distance égale à la circonférence de son propre thorax, lieu où siège l’émotion, aussi appelée longueur des vide-greniers. Le fond diffus cosmologique se mesure en spectres. Les spectres sont des apparitions fantastiques, effrayantes. Cette peur est à détricoter retricoter.

C’est ce que font les petites cosmogonies, les miennes, les vôtres, de toutes leurs forces. Le problème de l’horizon ne les freine pas, ni le problème de l’horizon des particules, ni le problème de l’horizon des événements, et encore moins le problème des quatre coins de l’horizon (qui sont bien plus nombreux que quatre, les chiffres étant des données imparfaites, imprécises. Hors, bien sûr, le No 5).

La blonde comme il faut a sorti la cuisse de dinde de sa barquette de cellophane, avec une seconde d’arrêt, on pourrait presque dire de stupéfaction, devant le mot écrit à la main sur l’étiquette, sous la date de péremption, un mot isolé qu’elle a eu du mal à déchiffrer (déjà en se servant dans le bac réfrigérant au moment de l’acheter, elle avait senti que quelque chose clochait), c’était écrit au stylo bille Cuisse à la main, avec un C majuscule à l’ancienne, comme ceux de ses cahiers de classe, et il lui rappelait, comme petite ça lui rappelait, le T majuscule en écriture cursive, ce qui installait une ambivalence, une confusion entre un C et un T enfantins, et puis il y avait un espace non utilisé avant la suite, le uisse, et les deux s côte à côte semblaient à la fois identiques et las, abattus, comme pris d’une sorte de terreur interne à être ainsi exposés, presque pareils mais pas vraiment, comme s’ils savaient qu’ils en perdaient leur sens. Elle lisait une sorte de T ui s s e qui n’avait rien à voir avec rien, un mot inadapté, incapable d’être projeté en plusieurs langues sur des murs du XIVe siècle, incapable de s’ajuster à cette barquette, à ce morceau de viande traversé par un os qui perçait presque l’emballage, son embout arrondi dédoublé, et sa peau comme un drap mal remonté d’un tissu gaufré de petites piquetures rigides bien réparties.

C’est un détail. C’est le genre de détails qui n’arrêtent pas (l’homme à la) chemise satinée. Les barquettes de cuisses de dinde n’entrent pas dans son champ de vision (cf. myopie du rhinocéros). Ce même phénomène se reproduit quand chemise satinée est confronté à des toiles d’araignées invraisemblables, des bateaux qui accostent en 1933 et des pendules au mécanisme rouillé. Il serait d’ailleurs bien plus simple de faire la liste de ce qui entre dans son champ de vision plutôt qu’une liste de ce qui n’y entre pas. Précisons : la vue de chemise satinée n’excède pas l’éclairage circonscrit et bien délimité d’une lampe de bureau. Ce qui n’est par cerné par ce halo est privé de ses droits, c’est-à-dire soit non existant, soit non pertinent. C’est très pragmatique. Lorsqu’on lui expose quelque chose, par exemple une idée qui jusque-là était dans l’ombre, il l’examine avec circonspection, sérieux, avant de la déclarer neuve (je-ne-connais-pas/je-ne-savais-pas), puis il la pose dans un coin non éclairé, aux rebuts. La même idée, quelques jours plus tard, sera traitée de la même façon (je-ne-connais-pas/je-ne-savais-pas), car sa mémoire est aussi myope que lui. Le nombre de je-ne-savais-pas qu’il prononce n’a rien à voir avec un sentiment de curiosité à assouvir, ce n’est pas un appel pour en apprendre plus. C’est plutôt un constat de ce qui doit être trié, de ce qu’il faut conserver ou repousser, pour que l’organisation interne qui est la sienne soit harmonieuse, je veux dire valide. Comme des volets qu’on ferme, mais sans nostalgie de ce qui est abandonné au-dehors. Ce genre de rhinocéros lampe de bureau n’est jamais traversé par ce qu’on pourrait appeler la mélancolie, ou la sensation douloureuse de la perte. Perdre est, pour lui, un concept aussi net qu’une lame de guillotine. Quelque chose (un dossier par exemple) est perdu ? C’est un échec, il y a un responsable. Chemise satinée le cherche, le pointe du doigt, et dispense les bons points et les punitions avec la même froideur qu’un distributeur les tickets à l’entrée des parkings sous-terrains. Lorsqu’il tombe sur la chaîne du télé-achat, le visage de chemise satinée s’éclaire. Non pas qu’il voudrait tout acheter ou qu’il serait charmé par un éplucheur de légumes qui transforme les carottes en fleurs, ou par un nettoyeur vapeur qui rénove des éviers qui ont vu de trop près la guerre de 14-18, non. Il est séduit par la prestation des présentateurs, cette qualité qu’ils et elles ont de vous faire sentir proche d’eux, cette sorte de finition dans les détails qui laisse apparaître un peu de spontanéité dans le dispositif exact, ce presque rien qui fait que nous laissons tomber nos défenses. Ces gens-là peuvent déboulonner n’importe quelles protections. Manier le verbe. Ces gens-là savent ce qui fonctionne. Ces gens-là sont l’essence même du pragmatisme, c’est-à-dire qu’ils évoluent au centre même de l’éclairage lampe de bureau, juste en face de l’ampoule. C’est très agréable, pense chemise satinée. D’ailleurs, on ne s’intéresse pas assez au télé-achat, à cette quintessence d’un vivre totalement libéré de toute entrave. Il n’est question que de confort, consommer, luxe, amélioration des performances, mise en compétition, bonnes affaires, tout un programme émancipateur. L’aspirateur autonome va réellement dans tous les coins. L’intérieur d’une tête devrait prendre en exemple cette efficacité, cette binarité si agréable (sale/propre, pire/mieux) et se débarrasser de toutes ces nuances inutiles, un peu crasseuses (le doute, le flottement, l’indécision, le questionnement, l’incertitude), cette flopée d’à-peu-près qui ne fait que freiner l’expansion du système. Pour chemise satinée, le monde est un télé-achat, ou si ce n’est pas le cas, il faut qu’il le devienne. On s’en porterait mieux. Entre un astronome qui n’est même pas capable de dire de quoi est constituée la matière noire et un représentant de commerce, son choix (rapidité, solidité, performance) est vite fait.

À moins que. À moins que cette position bétonnée et sûre d’elle de chemise satinée ne cache quelque chose, de la même façon que le crépi recouvre les fissures du mur. Quelque chose de l’ordre d’une mince ouverture sur du vide, un vide qui n’est pas vide, tout comme la matière noire n’est pas constituée de rien. Des paroles affectueuses non dites, des chagrins non consolés — car ce qui n’a pas existé a, paradoxalement, des effets. Des solitudes d’enfant. Des raideurs. Des dressages. Des mesquineries en exemples à reproduire. Des tuteurs et des sécateurs, des buis taillés en mèches de perceuse dans les jardins à la française. Des terrains quadrillés, domestiqués. Des garrots, muselières, œillères, tout un assemblage d’instruments rigides destinés à tenir l’ensemble ensemble pour assurer la stabilité de l’édifice. On ne sait pas, chemise satinée ne le dit pas, quels sont les premiers mots qu’il a entendus, les premiers gestes qu’il a vus et comment il les a traduits dans son cerveau petit, son cerveau encore malléable, sensible — il y a ces plantes que l’on appelle des sensitives, elles se rétractent à peine on les touche. On ne sait pas, personne ne sait. Mais la finalité du procédé fait que les choses sont ce qu’elles sont censées être. Les chiens ne font pas des chats, tant va la cruche, les proverbes disent peut-être la vérité. Il y a des connecteurs logiques très logiques (la trentaine a peut-être raison ?). Ce n’est pas évident de faire trembler l’échafaudage. À moins de regarder le télé-achat autrement. Par exemple avec compassion. Par exemple en mettant de la compassion partout. Trop. Comme on submerge des chiquettes de papier avec de l’eau dans un saladier. À moins de s’activer autrement, de façon à submerger les saladiers impropres à la consommation, je veux dire à la compassion, les saladiers pourvus d’une date limite.

Quelqu’un-quelqu’une dit : « Il y a beaucoup de tyrans, et peu de rois. » et il couvre les murs de son palais d’assiettes brisées qui scintillent au soleil. Lorsqu’on vient le visiter, on doit passer par une grande pièce vide, avec au centre une balançoire. Quelqu’une-quelqu’un a construit un magasin de haute couture au milieu du désert, pour qu’on puisse regarder la vitrine chic et les stores impeccables levés sur une immensité désolée en friche. Quelqu’un-quelqu’une fabrique des sortes de bâtons de marche en comprimant sous des bandes serrées (tissu, scotch, bandes plâtrées) ce qui est jeté aux environs, des sacs d’eau en sachets, des canettes vides, des emballages de restauration rapide. Ces bâtons sont vernis. Alignés, ils font penser aux tuyaux d’un orgue. Et finalement ça chante. Une sorte de liturgie du simple (liturgie, du grec λειτουργία / leitourgía, qui veut dire « au service du peuple »). Je ne sais pas si on doit appeler tout cela gestes saufs, gestes vaillants, gestes piquants ou gestes compassionnels.

Le jeune racontait qu’il habitait dans un sous-sol, à Vancouver, que la lumière du jour n’entrait jamais très fort ni sans avoir été pliée auparavant par le sol affleurant la moitié de la vitre, que le loyer était très cher, que ses études étaient très compliquées et qu’il avait du mal à rester concentré (sans doute à cause de ses perpétuelles connexions à renouveler avec le monde). Je pourrais écrire la biographie du jeune. Pour qu’elle soit plus complète, il faudrait y ajouter son pendant brut, son frère, un double d’une substance plus épaisse. Le frère du jeune est bûcheron au Canada, donc un cliché qui a pris forme humaine (ou l’inverse). Je ne sais pas s’il pousse le vice jusqu’à porter des chemises écossaises, manches remontées sur un maillot de peau délavé à cause de la dernière lessive. Je ne sais pas non plus s’il habite Port-Cartier, ou Forrestville, ou le Yukon, je sais seulement que c’est un lieu isolé et froid comme ceux qu’on imagine. Il y résiste sans doute grâce à sa substance épaisse et à sa moelle déconnectée, ce qui lui donne de l’endurance, car il ne perd pas d’énergie à faire la sempiternelle mise au point en direction du reste. Dans cette biographie bi face, j’insisterais bien sur les destins divergents des deux frères. Comme si la vie, en sa grande sagacité, avait décidé de bien les séparer, en distinguant leurs maltraitances : celui-là sera en transition, en recherche à perpétuité, s’est-elle dit, et l’autre sera une particule isolée, autonome et rugueuse, a-t-elle pensé. La vie est une sacrée peste. Je pourrais tout aussi bien retricoter les éléments, rendre au jeune sa partie stable, sa moitié indestructible, rendre à son frère un peu du flou qui lui manque autour des cheveux, je veux dire romancer. Les deux porteraient une barbe, leurs portraits se superposeraient. Mais ça ne va pas être possible, car il semble qu’en dehors de toute attente d’imprévus, le frère du jeune habite bien un chalet de bois au milieu d’une forêt et qu’une fois par semaine il va en toute logique se ravitailler dans la seule boutique ouverte à la ronde. À chaque fois qu’il y entre, un jeu de grelots accroché à la porte tinte en do sol fa (C G F en version originale). Les clients peuvent accrocher leurs bonnets dans l’entrée, sur le portemanteau fait sur mesure par le grand-père de la propriétaire — un homme taiseux, pêcheur et taxidermiste. C’est un portemanteau remarquable. Il a été taillé dans une hampe de bois du Nouveau-Brunswick et possède cinq crochets avec, clouée sous chacun d’eux, une gueule de truite arc-en-ciel grande ouverte. Cinq gueules de truites arc-en-ciel en tout. Il manque quelques dents, par-ci par-là et les mâchoires sont devenues avec l’usure, la poussière, la fumée, les vapeurs de cuisine, aussi sombres que le bois lui-même. On pourrait même penser qu’ils n’aient jamais vécu séparément, le bois ayant avalé les mâchoires pendant sa pousse, à moins que le grand-père n’ait pêché un poisson rarissime formé de cinq têtes alignées aux bouches écartelées, hurlantes et silencieuses comme savent faire les poissons. Cette boutique — en haut de la vitrine il y a un nom, mais je n’arrive pas à le lire — est une entité autonome, avec ses occupants de passage, ses histoires, ses fantômes, ses histoires de fantômes et les histoires de tous ceux qui viennent ici écouter de nouvelles histoires en même temps qu’ils achètent des boîtes de haricots et du sucre. Ceci n’est pas une reconstitution, un décor en trompe-l’œil comme on pourrait le croire — je ne contrôle rien, je ne sais pas qui on est lorsqu’on veut contrôler les histoires mais je ne veux pas en être, je préfère laisser les histoires bouger et laisser les visages incontrôlés.

La blonde comme il faut a laissé cuire au four la cuisse de dinde pendant presque deux heures et elle l’aurait laissée davantage si elle avait pu, si ça n’avait pas noirci, pour que la cuisson s’infiltre dans chaque pouce de chair et que, grâce à ça, par sa texture et sa couleur, la cuisse de dinde ne ressemble plus à quoi que ce soit d’animal, ni chair, ni ossement, ni muscle, ni rien qui rappelle qu’une vie quelconque ait pu la traverser. Elle aime tout ce qui est très cuit, même les légumes, ceux qu’elle préfère doivent compoter, et l’oignon doit se déliter en couches si fondantes qu’elles sont au bord de ne plus se différencier, comme lissées par l’effet du chaud, comme imbibées d’une crème uniforme antirides velours suprême qui serait capable de reformer et de refondre en profondeur la chair détruite, prédécoupée, en faisant renaître une matière compacte, aussi compacte que serait un galet, mais molle.

La blonde comme il faut aime grignoter. Lorsqu’elle est seule, sa façon de manger change. Ça devient aussi important que respirer, aussi vital. Mais, si quelqu’un est là et risque de la voir, elle se concentre et fait beaucoup d’efforts pour sembler désinvolte. Et ces mouvements contradictoires qui se combattent (l’appel de la faim primitive et la bouchée distraite, la vigilance intense et le désintérêt) la fatiguent tant que parfois elle doit poser sa tête dans le fauteuil et fermer un instant les yeux.

La trentaine ne ferme jamais les yeux. Même en dormant. C’est purement mécanique, instinctif, une sorte de réflexe. Le même qui fait que les yeux des requins s’équipent d’une pellicule de peau opaque et protectrice au moment où ils mordent. La trentaine n’aime pas fermer les yeux. Lorsqu’on ferme les yeux, on est fragile. On ne sait même pas à quoi ressemble son visage. On est comme ces photographies ratées où l’ombre d’un doigt masque l’objectif, et on doit les jeter. On devrait pouvoir jeter son visage-des-yeux-fermés. On ne garderait que son visage-avant-de-partir-au-travail, ou son visage-vérifié-dans-les-vitrines. Tout ce qui s’éloigne de cette sûreté, de cette certitude, devrait être annihilé, pense la trentaine. Tout devrait être plus cuit, pense la blonde comme il faut. On devrait interdire aux enfants de faire des miettes, pense chemise satinée. Le cadre que j’ai accroché n’est pas droit, pense la locataire du 1er, avant d’écrire Love au dos des cartes postales qu’elle envoie à son fils bûcheron. Le visage de son autre fils, le jeune, ne montre pas de différence jour nuit, parce que ce n’est pas le problème. Le visage du jeune est traversé. Traversé de quoi n’est pas une question valable. Traversé. Ou alors, pour tenter de le dire le plus exactement possible, traversé de tâtonnements. Si je devais faire son portrait-robot, m’adresser à un dessinateur professionnel pour dire « là les oreilles un peu plus hautes, là le nez moins épais, et les sourcils plus décalés », ce serait voué à l’échec. Le visage du jeune est traversé, je ne vois pas comment l’exprimer autrement. Rien n’est stable, on ne peut rien imprimer sur un avis de recherche. Ce n’est pas que tout fuit ou que tout est flouté, c’est que tout est vibrant. Comme une image sur un téléviseur refuse de se stabiliser et apparaît par flashs, ou par jets de rayures transversales, ou en flux de pixels déroutés (vraiment je ne sais pas quoi faire du visage du jeune). Celui de son frère est plus reposant, un visage carré de bande dessinée. Le visage de la blonde comme il faut est pâle. Le visage de la trentaine est sec. Le visage de la main artificielle est comme un creux de couleur chaude, orangée, ou beige lumineux. Le visage de la femme fatiguée plus que de raison mais droite a les sourcils froncés, même lorsqu’elle rit. Elle rit beaucoup, mais les sourcils froncés, parce qu’il n’y a rien de plus grave que la gravité en son centre, une boule de gravité toute rutilante et si lourde que cela tend son front et fait se froncer ses sourcils. Sa politique du malgré-tout est assez efficace, et malgré-tout elle marche plutôt tranquillement, même froncée. Elle peut même se froncer à un point tel qu’elle pourrait devenir un pli, un long pli — pas un pli aussi long que la mer mais quand même, un pli d’une taille conséquente sous la pression de ce qui ronge les ongles (soldats en treillis dans les gares, colis suspects, tirs de LBD, femme que les forces de l’ordre tirent par les cheveux sur plusieurs mètres, icebergs qui, après s’être détachés, longent les côtes et les cuirassés, puis fondent peu à peu et une fois devenus liquides s’enroulent autour des Îles Marshall, léchant le béton désarmé d’un dôme fêlé qui déverse un acide extraordinaire, capable d’atteindre l’os avant la peau, et ensuite tout part, tout se répand et s’en va se dissoudre dans une langue immense, entièrement bleue, remplie de corps).

S’il est difficile d’appréhender les visages externes, à cause du flou, de la vitesse, et d’autres paramètres problématiques, il est difficile d’appréhender les visages internes tout autant. Comme il est difficile de savoir si on a affaire à un rêve au moment où on rêve ce rêve. Il faut se réveiller pour le comprendre. Pour les visages, c’est un peu la même chose : on sait que l’on voit le visage interne de quelqu’un à l’instant où il s’évanouit. On sait que ce visage interne existe encore, quelque part, mais on est bien sûr incapable de dire exactement où, parce qu’il nous faudrait posséder d’autres outils, des outils qu’on ne saurait même pas nommer. C’est comme l’intelligence des animaux qu’on ne peut mesurer qu’avec notre propre intelligence, en fonction d’elle et de nos capacités restreintes. Imagine que je puisse voir les couleurs comme l’ara ou l’aigle des steppes, entendre les battements de cœur de la belette ou la pulsation de la sève dans le tronc du platane, imagine que je me déplace sous l’eau infiniment parce que je respire l’eau, imagine que la membrane qui unit les os de mes membres supérieurs me fasse des ailes diaphanes, imagine que mon chant chevauche le Gulf Stream, imagine que mes yeux, mes oreilles et mes nerfs résonnent dans un système désorientant pour les humains, en écholocation par exemple, imagine que je perçoive les vents solaires, que mes sens soient à même de comprendre l’infradétectable et de se déplacer dedans, naturellement, parce que j’y vis : est-ce que ma géométrie serait moins fiable ? est-ce que mes connaissances, mes théories seraient moins remarquables ? et mes points de repère, ils seraient différents, mais qui pour décider qu’ils ne seraient pas valables ? solides ? et est-ce que je ne pourrais pas saisir les visages internes des humains, les débusquer quand on les croit perdus, évaporés ? C’est possible. Oui, peut-être. Je dis peut-être, rien de plus, rien de moins que peut-être.

Je travaille à faire de petites cosmogonies de toutes les tailles, mais soyons réalistes, aucune n’excède la largeur de ma main. C’est que je sens bien que plus elles seront grandes, plus elles frôleront des vortex qui les changeront en trous noirs. Elles sont énormes, celles des attaques de drones, celles des porte-avions dans le Golfe d’Aden. Et celles du verbe « décimer », encore plus grandes que celles des vaches à hublot ou des ours polaires faméliques, sont mathématiquement insupportables. Il y a la gigantesque cosmogonie de l’autorégulation. La race humaine se sépare de la race humaine. Les nuages de fumées abrasives gagnent en intensité, et ils déciment. Les inondations meurtrières déciment plus furieusement que la Modeste proposition pour empêcher les enfants des pauvres en Irlande d’être à la charge de leurs parents ou de leur pays et pour les rendre utiles au public de Jonathan Swift. Ceux qui construisent des murs de quatre mètres de haut s’achètent des îles et se font installer des bunkers pour survivre aux grandes décimations à répétition. Les autres se débrouillent. Les hôpitaux sont débordés. La pollution gomme un dixième de la population, les feux de forêt un autre dixième, la montée des océans un autre nouveau dixième, de dix en dix ça continue jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un seul humain et, comme le dit je ne sais plus qui (après recherches, il s’agit d’André Leroi-Gourhan) cet unique survivant videra la dernière poche de pétrole « pour cuire la dernière poignée d’herbe qu’il mangera avec le dernier rat ». On peut penser que de nouvelles espèces de palmiers s’arrangeront, avec de nouvelles races de passiflores, pour subsister, mais peut-être pas de notre vivant. En attendant, je me limite à une taille valable, celle de ma main.

J’ai trouvé un très vieil exemplaire de L’Antiquaire de Walter Scott. À peu près à la moitié du livre, les pages cessent d’être rognées, c’est-à-dire qu’on n’a pas utilisé de coupe-papier pour les ouvrir, elles n’ont pas été lues, je ne sais pas pourquoi, et cela vient rejoindre l’espace propice, fertile, savoureux, mystérieux, entêtant, ravissant de la matière noire de mon ignorance.

Le jeune et la blonde comme il faut ne se rencontrent pas, mais ils sont à une poignée de main de distance — ce n’est peut-être pas la bonne formule, je ne connais pas assez La théorie des six poignées de main (ou des Six degrés de séparation) pour savoir quantifier ce qui sépare l’amie de la locataire du 1er et le fils de la locataire du 1er — de toute façon il semblerait que la théorie des six poignées de main ait été modifiée récemment ; des calculs plus précis, actualisés, l’ont visiblement transformée en théorie des 4,71 poignées de main (les chercheurs y travaillant ont des noms hongrois, américains, ils sont mathématiciens, psychologues, ils voyagent, du Massachusetts en Autriche, de Monte-Carlo à Cambridge et lorsqu’ils se croisent, par exemple pour une conférence sur le thème Contacts and Influences, ils se congratulent). Est-ce que ça modifie la trajectoire de quelqu’un ce 4,71 ?

Dans les films, les gens qui ne se connaissent pas entre eux mais qu’on connaît séparément à travers l’écran se rencontrent. Dans les livres aussi. C’est bon pour la narration. Il s’agit de mettre en place et de faire durer un certain suspens, une sorte d’incertitude exaspérante, et lorsque la rencontre a lieu, après avoir été manquée, contrariée par des détails anodins spectaculaires, reportée par la fermeture trop rapide d’une porte d’ascenseur, quel soulagement. Un soulagement archaïque, proche de celui qui inonde les bébés lorsqu’ils comprennent que ce qui sort d’une pièce n’est pas désintégré, mais cela n’aide pas. Installer des portes d’ascenseur ouvertes en continu partout n’aide pas. Simplifier les choses n’aide pas. C’est une question de vases communicants, plus les choses sont simplifiées et plus la conscience que l’on a du monde se fragilise. Elle se cartonne, se plisse, mangée d’eau de pluie, elle fond sur le trottoir, décollée, ramassée par les services de la voirie, ensuite personne ne sait où elle s’en va dans la vie réelle, car dans la vie réelle les portes des ascenseurs se ferment trop tôt continuellement. Les clichés s’empilent comme s’empilent les appartements dans les immeubles. Les architectes calculent les trajectoires pour les rendre les plus efficaces possible. Quand on gratte sous la couche efficace, on trouve souvent une idée reçue en forme de menottes, des rails inévitables, des magazines de mode et des publicités pour les voitures diesel. Le jeune n’est pas très efficace. La blonde comme il faut n’est pas très efficace. Ils ne sont pas vraiment menottés, ou alors pas toujours, en tout cas, ils tentent de défaire leurs liens — la preuve, ils ne se rencontrent pas. En contrepartie, ils subissent de grands aléas accidentels.

Le jeune et la blonde comme il faut sont des nasses réticulées : à marée basse, entre les cailloux, les nasses réticulées se déplacent sur une patte folle, et parfois tournent en rond dans l’inconscience de l’existence des points cardinaux, puis les vagues les déplacent, les brassent, et recommencent. La forme de leur coquille est toujours la même, quelles que soient leur taille, il n’y a que les proportions qui changent selon que ce sont des nouveau-nés qui viennent d’éclore ou de vieilles branches chenues. C’est leur obstination qui m’attendrit. Dans attendrir, il y a attendre, et je suis presque sûre que ce n’est pas une coïncidence.

Le marché suffoque. Le marché est rassuré. Le marché est séduit, le marché bascule, le marché se diversifie. Le marché est mal interprété, mal accueilli, dans les mains d’actionnaires étrangers, affaibli de l’autre côté des Alpes, le marché se repositionne, stratégique, il fait virage et accord de partenariat. Il prend des risques en voulant grandir trop vite, perd pied, culbute dans la bulle Internet, met du temps à récupérer. Maintenant en meilleure forme, il se donne des chances de stabilité. Succès, à la fois exemple et pari, il attend l’échéance. Chaque matin dans le mâché de ma langue et le trou dans mon œil, le marché s’interroge, puis s’embarque dans des aventures exquises de feuilleton, de telenovela.

Le jeune travaille maintenant dans un garage. Il pose des pneus neige chaque automne et les remplace par des pneus ordinaires chaque printemps. Il vit avec une fille au sourire éclatant en cuisse de pamplemousse, aux joues larges et au ventre plat (elle ne s’épile pas les jambes, rit la locataire du 1er, sans préciser si elle trouve cela admirable ou comique). Trump promet de l’eau pure au robinet et des machines à laver performantes, « les meilleures au monde », ajoute-t-il, avant de s’engager à construire un mur anti-migrants dans un état non frontalier (il est plus fort que la géographie). La blonde comme il faut prépare de l’andouillette à sa petite-fille. Chaque chose est plus ou moins à sa place, en tout cas à la place qu’elle occupe.

Cette nuit j’ai entendu du bruit, comme s’il y avait quelqu’un dans la maison, et c’était moi. Ensuite j’ai pensé à un sac en plastique, je l’ai visualisé très nettement : un petit sac à l’embouchure fermée en nœud, comme deux oreilles de lapin. Je me suis dit en me retournant dans mon lit que ce sac pourrait contenir une petite cosmogonie, que ce serait plus simple de les ranger ainsi, dans des sacs, de petits sacs. Curieusement, je n’envisageais pas une quantité de sacs, mais un seul, alors que j’avais des milliers de sacs en tête. Comme si leur nombre était impossible à mettre en images. Comme si un seul sac, symbolique, savait théoriser la pensée de multitude de sacs, une multitude contenant de multiples mondes qui, une fois rangés, s’endormaient. Comme si un seul geste, symbolique, pouvait contenir une multitude de joies ou de désastres. Comme si un seul personnage pouvait les contenir tous.

Quelqu’une-quelqu’un expose une tonne de confettis noirs. Sans doute qu’avec un seul, un unique confetti noir, il aurait raconté la même histoire, mais est-ce qu’on l’aurait vu ? C’est le souci. La visibilité. Aux dépens de la sincérité ? Ce sac n’est pas étanche, je ferais mieux de le ranger dans un placard fermé à clé, ai-je pensé avant de me rendormir. Et la présence nocturne qui montait dans les escaliers, allumait son ordinateur, se faisait couler du café et se tournait sous les couvertures, c’était moi. Cette nuit j’étais partout en même temps, dans mon passé aussi, avec de vieilles histoires à ressasser, et ma colère montait, elle était neuve bien que les vieilles histoires soient anciennes. Tout a vieilli, hors la présence, dit quelqu’un. Je suis présente partout au milieu d’un espace très représentatif, donc flou et précis à la fois, rempli de tonnes de détails, certains abrasifs et d’autres moins. Beaucoup sont dérisoires.

Je n’aime pas qu’on se moque des « ouvrages de dame ». Les choses dérisoires sont très graves. Les broderies, les canevas et les soins apportés aux plantes sont de minuscules intransigeances avec le temps, un combat chétif mais impitoyable. Je n’aime pas qu’on les méprise en les appelant des riens. Ces petits riens élaborent. Ces riens, c’est nous. Et ces petits riens savent dire « nous ». Qui sait de quoi serait capable ce « nous » s’il se faisait confiance. Nous pourrions refuser les chats et les pandas filmés sur des hamacs. Refuser le meilleur buteur, le record d’escalade, le mangeur du plus grand nombre d’huîtres au monde. Nous dirions — avec force, avec vigueur, à voix haute — nous sommes nous, de petits riens, rejoignez-nous. Décidez comme Glenn Gould de partir dans le grand froid blanc. Dites non à cette honte qu’est Guiyu. Insistez pour nettoyer Guiyu, pour sauver les habitants de Guiyu. Ou menacez. Dites non. Dites si vous ne faites rien, face à nous petits riens, attention à notre colère ! Nous nous lèverons tous en répétant Guiyu, Guiyu, comme les zombies dans le clip de Bad, inquiétants, menaçants, jusqu’à ce que des bus soient affrétés qui récupèrent les occupants pour les sauver de la gangrène que notre mode de vie provoque. Et s’il fallait devenir zombie pour que cela arrive, et retrouver la sauvagerie des recoins de méninges inutilisés, pourquoi pas ?

Ça ne fonctionnera pas, disent mes présences qui s’activent pendant que d’autres dorment et que l’une d’elles rêve qu’elle trouve un secret entre les feuilles (entre les lamelles, entre deux planches, sous un empilement coloré, coincé dans le papier, un secret pastel, diablement neuf quand on le comparait au reste — il fallait mettre tous les secrets dans des coffres, et celui-là encore plus que les autres, parce que c’était le secret de tout le monde — l’homme m’a abordée dans la rue, inquiet, il m’a dit « il faut que je vous demande, c’est vous qui l’avez », j’ai cherché dans mon sac, il parlait du secret, je le savais, j’ai répondu « je l’ai trouvé mais je ne l’ai plus », « on va m’en donner des milliers de dollars » il a dit, j’ai pensé c’est beaucoup, j’ai pensé cet homme c’est le télé-achat, j’ai pensé mes propres secrets, est-ce qu’ils valent autant, et où sont-ils au fait ? et dans mon dos une déesse levait ses bras, elle faisait remonter à la surface les ondes fossiles tout en disant à je-ne-sais-qui par-dessus mon épaule « tu n’arriveras à rien », dans la glace j’ai vu que j’étais derrière moi, je-ne-sais-qui c’était moi, je portais des vêtements tatoués de fleurs et d’arabesques sans espacements, débordantes, une mosaïque de tatouages qui ne tenait pas compte des surfaces de mon corps, tissu et peau, qui les avalait entièrement — je me suis dit « c’est une bonne protection »).

Il y a beaucoup de monde à cause d’une exposition en plein air. Une promenade du dimanche autour de ce grand monument, et, quelle chance, on entre sous un porche, voilà des photographies géantes, les familles, les touristes sont là, ils lisent les légendes explicatives qui parlent de Boko Haram, de jambes coupées et de terres oubliées au fond de marécages, de puissantes sorcelleries qui protégeront les soldats, les rendant invincibles aux projectiles, qui parlent de fêter des anniversaires d’enfants dans des camps de réfugiés et l’un d’eux traîne une chèvre par son licol, il n’y a pas de transitions, sans transition annonce souvent le présentateur du journal, et nous y sommes, nous sommes là, touristes et promeneurs, sans transition. Un enfant, blouson rouge, cheveux bouclés, part en avant, sa grand-mère le retient, lui montre la chèvre sur la photo, lui dit que, petite, elle en avait une toute pareille, qu’elle lui donnait le biberon. « Bababam répond l’enfant. C’est beau, bababam ! » (il voit la mitrailleuse du soldat) « C’est beau la guerre ! Tu viens ? » Il appelle la grand-mère pour qu’elle l’aide à monter l’escalier. Pendant qu’il passe devant moi, je reste bien immobile en tentant d’élargir ma masse le plus possible, à cause de la photo géante avec les corps brûlés, j’espère que je les cache grâce à mon corps, je fais fonction de paravent. C’est beau la guerre, il répète, mais personne près de lui ne tente d’élargir son corps le plus possible pour faire écran aux paroles mortelles.

Il n’y a pas de conclusion. Il n’y a que des paramètres ponctuels que je refuse d’assembler pour qu’ils forment un angle de vue limité ou une morale savante. La bonne hauteur est celle du moindre, celle des lettres Café au 1er qui s’effacent progressivement parce qu’il pleut et qu’il y a du vent.

La locataire du 1er étage s’est acheté une maison de l’autre côté de l’océan, une maison immense, avec une terrasse face aux montagnes. Un quartier tranquille. Des résidences de standing réservées à des architectes, des avocats et de grands chiens de race. Elle a décidé de revenir aux sources, at home, c’est ce qu’elle a dit. Peut-être le besoin de quitter le circuit imprimé de son manège forcé, de respirer un peu.

Respirer, la locataire du 1er (lorsqu’elle était encore locataire du 1er) m’en a parlé une fois. La nuit tombait sur la terrasse. Levant les yeux vers ses fenêtres, elle a dit C’est très humide mon appartement (elle prononçait « youmide ») et je ne peux pas laisser les fenêtres ouvertes. C’est très mauvais les fenêtres ouvertes (en fait, elle ne disait pas « mauvais », mais bad, very bad, je n’ai pas su mémoriser exactement ses mots). Je ne peux pas ouvrir les fenêtres à cause des esprits. Les esprits entrent la nuit si les fenêtres sont ouvertes. C’est comme des souffles (elle mimait plus qu’elle formulait). Ça me presse le cou quand je m’endors (elle mettait ses deux mains autour de sa gorge et serrait). Ou bien ça appuie là (elle montrait, les paumes à plat sur sa poitrine, yeux implorants), tu comprends ? Les esprits rentrent. Je ne peux pas aérer. Très youmide (et je ne sais pas ce qui était le plus humide, les murs qui avait faim de salpêtre ou ses yeux bordés d’eau, ou cette sorte de poisse lorsqu’elle marchait en pilotant des clients, Ici la Cathédrale, ici la maison de la dentelle, là l’Hôtel du Doyen, le plus humide étant sans doute ce mot, Liberté, affiché sur les murs en plusieurs langues).

L’appartement du 1er est vide depuis plusieurs semaines. Un couple dont je ne sais rien mais pour qui tout est possible va s’installer. Les silhouettes de la blonde comme il faut, du jeune et des autres s’écartent, se dispersent, comme les résidents de l’Hôtel de la plage, dans Les Vacances de Monsieur Hulot, à la toute fin. Je les imagine sur le départ, réunis pour une sorte de rencontre ultime, de celles qui n’ont jamais lieu parce qu’on ne sait pas au moment de les vivre que c’est la dernière fois. On se promet de s’écrire. On a un pansement sur le nez comme Jacques Tati, on est maladroit et souriant comme Jacques Tati, on a allumé un minuscule feu d’artifice — on s’est blessé la main en le faisant —, on a couru en rond avec un arrosoir pour éteindre le feu comme Jacques Tati. On aurait bien voulu le remplir d’eau et de menues bricoles, comme des « comme » à répétitions, la vie, les rochers, les vagues, la plage et la musique du générique, il y a tant de choses à récupérer. On l’a tenté. On n’a peut-être pas réussi mais au moins on n’a rien abîmé.

Ce matin, j’ai aperçu de loin, sur le même trottoir que moi, un homme qui marchait dans ma direction. Il portait une maquette de trois-mâts fabuleux, ou bien c’était une caravelle portugaise du XVe siècle, toutes voiles dehors. Et comme il la tenait par la quille, elle se balançait à l’envers, au rythme de son bras, une sorte de sac à main inouï. Je l’ai croisé, vite il s’est éloigné, et moi aussi, en symétrie. C’est bien une preuve. C’est bien la preuve qu’au-delà des trous dans les yeux et des langues mâchées existent des tours de passe-passe permanents — allégories, énigmes, traductions et stupéfactions. (Oh, il faut que je revienne en arrière parce qu’à la liste de ce que je n’ai pas écrit, j’ai oublié d’ajouter un éloge du doute. Faire, faire, faire, dit la voix de la femme fatiguée plus que de raison mais droite. Je suis d’accord.)