Dalí ou l’anti-obscurantisme
Dalí ou l’anti-obscurantisme
Héraclite constate : « Tout existe et n’existe pas. » « Or, note Engels, cette manière de voir, bien qu’elle exprime le caractère général du tableau qu’offre à notre observation l’ensemble des phénomènes, laisse échapper les détails, en ne descendant pas dans leur étude spéciale. Pour connaître ces détails, nous serons obligés de les détacher de leur enchaînement naturel ou historique, de les analyser individuellement, les uns après les autres, dans leurs qualités, dans leurs causes et effets particuliers. »
Cette « obligation de détacher », l’opportuno-individualisme a d’ailleurs tôt fait de la diviniser. Ce n’est pas pour rien que, vingt siècles durant, fut prêchée la résignation ou, au moins, conseillée par qui se donnait comme esprit fort, la soumission à la réalité. Double erreur, d’une part, concertée, odieuse ; de l’autre, pitoyable, soit que le Monsieur-qui-se-tourne-les-pouces reprît pour flatter le pas-Monsieur-qui-trime le couplet du poète romantique « Ô travail, sainte loi du monde », soit que le pas-Monsieur-qui-trime écoutât, sans fermer de son poing la gueule à boniments du Monsieur-qui-se-tourne-les-pouces. En conséquence, fétichisme de l’instrument de travail, le procédé analytique de l’intellectuel, l’outil de l’ouvrier devenus la fin des fins, le fin du fin.
Cérébralisme et machinisme servent, dès lors, de couilles (en papier mâché, s’entend) au modernisme officiel, tout comme pâturage et labourage furent les mamelles de la France de Sully.
Le sceptique lui-même, celui qui, d’après la tradition méditerranéenne, incarne la libre intelligence, ne s’assied-il pas dans un fauteuil nickelé pour lire Proust, à l’ombre d’un tableau qui représente l’idylle d’un roulement à billes et d’un piston ? Et certes la psychologie du poil du cul coupé en quatre et le parti pris esthétique d’un tableau de Fernand Léger sont des échantillons de l’actuelle culture bourgeoise, d’essence aussi peu subversive que le furent, en leur temps, les récits d’adultères distingués ou les ciselures de n’importe quel bronze de chez Barbedienne, mettons ce fameux chanteur florentin, de si cossu effet, au milieu d’une cheminée de style plaine Monceau.
De tous ces obscurantismes satisfaits décident, non seulement la grossièreté d’appétits, mais encore l’orgueilleuse niaiserie du savant qui se laisse aller à croire (même hors de toute question d’intérêt matériel, honorifique) que la règle spéciale à son petit labeur peut devenir la panacée universelle.
Qui, de l’ensemble originel, détache, pour l’étude, un élément, de ce fait, en viendra vite à juger cet élément doué de vie, en soi, et ainsi lui accordera la priorité, sans doute même pouvoir absolu, sur l’ensemble dont il est extrait.
Ce qu’on offre, en fait d’idées générales, ce n’est donc le plus souvent que la dictature d’un détail, au gré de tel bon vouloir, à tel moment donné.
Il n’y a pas de technicien qui n’ait vu, dans la pointe de son minuscule savoir, le Cap, et, dans sa personne, le Phare de l’humanité.
Chacune de ses facultés que l’homme oppose l’une à l’autre, si fier de noter entre elles des différences essentielles, il ne faudrait pas croire que la manie d’analyse qui contre elles s’exerce, avant de s’attaquer au monde extérieur, en ait fait des corps simples, avec au moins des mérites de pureté, clarté, transparence. Mais, de même que la reine d’Angleterre avala son parapluie afin d’avoir la certitude qu’elle apparaîtrait aux yeux de ses sujets toujours incroyablement droite, donc majestueuse, ainsi chaque partie du tout mental fait corps avec le procédé, la méthode que la tradition déclare son attribut.
Et voilà comment, sans l’ombre de ces prétextes, symboles ou au moins, à la rigueur, excuses de grâce, rapidité à la course, copieuse virilité dont eurent, aux temps païens, l’élémentaire politesse de se mettre en quête sirènes, centaures et faunes, le réalisme extravagant des siècles derniers nous a valu, nous vaut encore une mythologie de monstres hybrides. Les mieux estimés, parmi eux, les poissons-scies de l’intelligence, ont grincé tout leur soûl et détaillé tout ce qui s’est trouvé sur leur chemin.
Organisation du travail, système Taylor, comme si le passé était devenu synonyme de perfection, l’expérience est perpétuellement invoquée, avec, en pôle mystique donc flatteur, le concept de vocation selon quoi chaque individu naît doué d’un mode d’expression déterminé, par conséquent voué à ce mode d’expression, c’est-à-dire, au bout du compte, limité, sans droit de les outrepasser, à des recherches purement formelles, et cela, au cas où il serait un extrémiste et voudrait apporter du nouveau dans le petit carré assigné à son auto-culture.
Ainsi, certaines superstitions familiales vouent les enfants au bleu et au blanc. Or ces enfants qui n’ont droit, en fait de couleurs, qu’à celles de la Vierge Marie, peuvent, sans abus de confiance métaphorique, signifier tout ce qu’il entre de restrictif dans l’idée de vocation puisqu’elle est, en fait, non la chance d’aller à quelque point de nouvelles vues par un chemin modeste, mais l’interdiction de regarder hors de ce chemin, lequel se termine d’ailleurs presque toujours en cul-de-sac.
Théorie de mort, mais d’une mort hypocritement maquillée aux couleurs de la vie et dont on vante la sagesse, comme si un cadavre pouvait avoir quelque mérite à ne point gambader. Dalí est un des rares, mais d’exemple combien probant, dont l’activité surréaliste, au service de l’imminente crise de la conscience, au service de la révolution, s’oppose au momifiage de ces momies qui ne sont ainsi momifiées que pour avoir, d’un accord quasi unanime, aux noms alternés de l’objectif et de l’introspection, choisi et fixé, jusqu’à ce que béat coma s’ensuive, un point du monde extérieur ou de ce que les petits analytiques appellent, sans modestie comme sans humour, leur monde intérieur.
Sans doute Dalí est-il servi par des dons d’expression prodigieux, mais ces dons, dans leur ensemble, ne constituent point cette mosaïque de vocations que la psychologie traditionnelle aimerait sans doute à signaler, pour spécifier que le temps des Pic de La Mirandole n’est pas aussi définitivement, irrévocablement révolu qu’on le pourrait craindre.
Or, sans aller chercher des comparaisons dans la Renaissance italienne ou d’ailleurs, si Dalí est à la fois peintre, sculpteur, poète, philosophe et orateur à l’éloquence on ne peut plus directe, s’il a collaboré avec Luis Buñuel au Chien andalou et à L’Âge d’or, les deux premiers, les deux seuls films subversifs, c’est que la peinture (et merde pour les critiques d’art qui condamnent, parce que littéraire, celle qui n’accepte pas d’être bêtement gourmande), l’art de sculpter, poémifier, scénariser et celui de se faire entendre des spécialistes idéologues ou des réunions publiques, ne sont pas des fins, mais des moyens. Vérité de La Palisse, sans doute, mais à répéter sans cesse puisque, pour l’orthodoxie de son chant du cygne, la culture bourgeoise multiplie joutes parlementaires, anecdotes romancées, considérations plastiques, problèmes de grammaire et d’étymologie et, au nom de la clarté française, parmi le méli-mélo des soi-disant talents tire-bouchonnés sur eux-mêmes, laisse tomber la manne de ses Légions d’honneur. Et chaque polémiste de se piquer, bien entendu, d’impartialité littéraire ou artistique. En écho, les intellectuels répondent par un libéralisme qu’ils jugent la meilleure ruse pour ne point prendre parti, comme si ne point prendre parti ne signifiait point tolérer l’ordre actuel des choses, donc prendre parti pour cet ordre.
La psychologie a pour principe et tradition de considérer chaque faculté comme douée de vie propre. Extravagance analytique et bientôt prête à passer de l’abstrait au concret et, par exemple, voir dans les sens, non plus un éclairage à très variées et concordantes lumières, mais une marqueterie d’entités dont un point plus éclatant rendrait négligeables les autres, tant et si bien que les yeux d’un peintre mis sur un plat demeureraient toujours les yeux de ce peintre, et de même l’oreille d’un musicien, pavillon et arrière-boutique détachés de la tête pour être rangés dans un écrin ouaté.
S’agit-il de percevoir ou d’assimiler, juger ce qui a été perçu, la spécialisation a amputé son homme. Qui se trouve sans prise, sans action sur un monde, n’ira pas trouver ce monde intelligible. D’où obscurantisme, alors que chacun demande, avec espoir, aux bribes de soi, volontairement éparpillées, d’aller lui chercher des brindilles de sensations, des paillettes d’idées, en vue d’une synthèse qu’il rêve à l’image de la très classique fourmilière.
Dès lors, il se peut qu’apparaisse un jour comme n’ayant été qu’une hypothèse provisoire et contre-prouvée (et qui n’aurait eu de raisons que le meilleur exercice, pour un temps donné, de certains moyens d’investigation) la distinction que des millénaires auront cru fondamentale entre le monde matériel et le monde spirituel. Ce qui ne voudrait pas dire que les idolâtres matiéristes aient chance alors de trouver, noyau de la chair, cette âme qu’un chirurgien se vantait de n’avoir pas rencontrée sous son scalpel, ni que telle ou telle superstition risque de faire repousser le bras d’un Lourdeux manchot.
En attendant, il importe de dire et redire que le défaut de connaissance se trouve en fonction directe du défaut de dialectique. Et c’est pourquoi, après avoir très équitablement constaté : « La décomposition de la nature en ses parties intégrantes, la séparation des différents phénomènes et objets naturels en des catégories distinctes, l’étude intime des corps organiques, dans la variété de leurs formes anatomiques, telles étaient les conditions essentielles des progrès gigantesques qui, dans les quatre derniers siècles, nous ont portés si avant dans la connaissance de la nature », Engels non moins équitablement constatera : « Mais cette méthode nous a légué l’habitude d’étudier les objets et les phénomènes naturels dans leur isolement, en dehors des relations réciproques qui les relient en un grand tout, d’envisager les objets, non dans leur mouvement, mais dans leur repos, non comme essentiellement variables, mais comme essentiellement constants, non dans leur vie, mais dans leur mort. Et quand il arriva que, grâce à Bacon et à Locke, cette habitude de travail passa des sciences naturelles dans la philosophie, elle produisit l’étroitesse spécifique des siècles derniers, la méthode métaphysique. »
Étroitesse spécifique aussi de ce siècle, avec tout ce qui s’ensuit de misères spirituelle et matérielle. Bien entendu, tous les gagne-petit, ceux de l’intelligence et d’ailleurs, après tant de précautions et parcimonies, n’acceptent pas d’un cœur léger de se voir ruinés. Donc, à nous le concert des glapissements. Leurs lamentations, leurs « on avait pourtant bien tout prévu » sont aussi risibles que le désespoir de cet avare qui, l’été venu, cache son magot au fond d’une cheminée, puis part en voyage, mais le soir d’automne qu’il rentre à la maison trouve un feu allumé dans le foyer qui lui servait de coffre-fort.
En contrepartie de l’abominable fable de La Cigale et la Fourmi, cette histoire devrait être enseignée aux enfants avec, pour moralité, cet axiome de M. Paul Valéry (celui d’avant la période académique) : « L’espoir n’est que la méfiance de l’être à l’égard des prévisions de son esprit. »
Ainsi, l’optimisme n’est jamais que le beau nom, et encore plus fallacieux que beau, à l’ombre de quoi s’épanouit la fleur des parterres obscurantins : l’opportunisme, laquelle fleur ne se laisse d’ailleurs porter qu’à la boutonnière figurée par le moins réjouissant des symboles arithmétiques, je veux dire le signe moins, celui même de la soustraction.
La rage chrétienne du salut et l’acharnement que met, jusque dans ses plus laïcs efforts, toute conscience à chercher la paix, en conclusion aux calculs les plus abracadabrants, décident les gogos à s’amputer morceaux par morceaux. Et les abattis dont ils se réjouissent de voir que leur lèpre morale jonche le sol, ils les rêvent déjà glanés par des créatures célestes et invertébrées qui les mettront de côté, ex-voto, à la gloire de Dieu. Logés à la même enseigne, ces athées qui consentent à tel ou tel sacrifice en vertu d’on ne sait quelle prétendue mystique patriotarde et humanitarde, mais, à la vérité, par pure et simple soumission aux idéologies maîtresses de l’heure et du pays.
Dans ce cloaque (moral-intellectuel-physique) de volontés mutilatrices pour l’extase du devoir accompli, on ne sait plus où mettre les pieds, car c’est la pourriture universelle de tout ce que les petites prévoyances ont entassé, en vue de la satisfaction des vieux jours et des jours à suivre les vieux jours.
Et certes, le surréalisme n’aurait pu habiter les zones jusqu’à lui interdites s’il n’était parti de ce postulat : « Le salut n’est nulle part1. »
Dalí précise : « Idéalistes sans participer à aucun idéal. » Cette formule condamne les satisfactions idéalistes ou matiéristes qui endorment toute pensée. Balaie ce chloroforme le matérialisme dialectique, seul à rendre aux notions le mouvement dont l’analyse métaphysique les avait frustrés. Alors, images et concepts de s’enchaîner, se métamorphoser, de s’effondrer les cloisons étanches. D’où révolution de la connaissance, aujourd’hui prélude, demain (en vertu de la loi d’universelle réciprocité que contournaient les ergoteries causales et masquait l’ombre de détails amoncelés en obstacles) reflet-réflexe de la Révolution vivante, de la Révolution vécue.
Ainsi se trouvent interdits contresens et fraudes, à quoi excellent les messieurs bien-pensants de l’art, de la littérature, de la diplomatie qui feignent de s’intéresser à des œuvres subversives pour, seulement, de leur moelle, les vider et leur flanquer, par exemple (ainsi en fut-il de Rimbaud par les soins de Claudel), un tuteur de bois mystique, donc complaisant aux volubilis du conformisme gloseur.
Alors l’idéal ne pourra plus (comme il advenait à la faveur-prétexte de l’individualisme et des chimères compensatoires dont aime à rêver cet individualisme) être pris pour une succursale extra-terrestre de ce que prétendirent réalité le réalisme à forme bondieusardementagressive, j’entends celui des thomistes et néothomistes, et tous les autres réalismes, de la passivité sceptique aux fanfaronnades conformistes. Le surréalisme gratifie d’une jolie petite pluie de charbons ardents le bazar de la Réalité qui a bien les mêmes titres à l’incendie que celui de la Charité, son jumeau en hypocrisie où, voici plusieurs lustres, trouva la mort la fine fleur de l’aristocratie.
Le bazar de la Réalité, comme le bazar de la Charité, aura eu ses profiteurs, ses victimes et aussi ses héros. Fils et filles soumis aux faits, vestaux et vestales d’un culte, hors des limites duquel ils se sentiraient perdus, moins que morts, ils voudraient nous faire croire que de tous ces décombres va renaître un temple Phœnix. Ils se brûlent les doigts, se rôtissent la plante des pieds et se laissent griller ce qu’ils ont de plus doux en fait de petite peau douce, qu’importe. Ils font leur purgatoire sur terre, avec l’espoir de sauver et leurs âmes et la classique, bornée, imperméable, pétrifiée notion de personne sans laquelle ils ne sauraient vivre.
Ainsi Breton nous avait-il conviés à L’Introduction au discours sur le peu de Réalité. Dalí, lui, écrit, dès la première page de La Femme visible : « Je crois que le moment est proche où, par un processus de caractère paranoïaque et actif de la pensée, il sera possible (simultanément à l’automatisme et autres états passifs) de systématiser la confusion et de contribuer au discrédit total du monde de la réalité. »
Alors, au lieu d’une acceptation unilatérale, ce sera la liberté enfin rendue à l’esprit. L’imagination aura recouvré ses droits. La volonté de découverte rejettera les liens dont l’apriorisme didactique, depuis des siècles, l’avait entravée. L’Homme sincère, cet automate qui arguait sans cesse de son humanité, bien que, en fait d’humanité, il ne valût ni mieux ni pis que son confrère l’homme normal, se disloquera, s’éparpillera à tous les coins de l’horizon, lui, ses scrupules sophistiques, ses démangeaisons confessionnelles. Desséchées les pleurnicheries de l’inquiétude, cette mare, la conscience n’aura plus où aller pêcher la grenouille. Donc elle n’agitera plus ses petits chiffons et son mâle, le conscient, ne piétinera plus d’angoisse pour émouvoir ou divertir les promeneurs.
L’on saura, enfin, que le spectacle est, non à même, mais par-delà, très loin par-delà les décors de la réalité. Pour cette commère, qu’elle impose, une fois au moins, silence à sa voracité et ne songe point à demander sa part de gâteau, car « les nouveaux simulacres que la pensée paranoïaque peut subitement faire apparaître, non seulement auront leur origine dans l’inconscient, mais aussi la force du pouvoir paranoïaque sera mise au service de celui-ci ». Serait à citer toute cette étude, L’Âne pourri, qui ouvre le livre de Dalí. La reconnaissance de la paranoïa et, à sa suite, « une activité à tendance morale qui pourrait être provoquée par la volonté violemment paranoïaque de systématiser la confusion » ouvrent, dans l’histoire de l’homme et de sa pensée, plus large route à ce bouleversement dont Freud a donné le premier signal et à quoi n’a cessé de travailler le surréalisme par la métamorphose subversive du rêve, que la mollesse des poètes anglo-saxons avait laissé tourner en cravate nébuleuse. Libre au réalisme de se prétendre encore de tout repos, sa mesquinerie n’empêchera point que l’extravagance aujourd’hui soit reconnue son fait et non plus celui des états que la vieille psychiatrie, tout aussi peureuse qu’imbécile, croyait à jamais discréditer en les qualifiant au petit bonheur de démentiels.
Or, déjà, constate Dalí, « tous les médecins sont d’accord pour reconnaître la vitesse de l’inconcevable subtilité fréquente chez le paranoïaque, lequel, se prévalant de motifs et de faits d’une finesse telle qu’ils échappent aux gens normaux, atteint à des conclusions souvent impossibles à contredire et à rejeter et qui, en tout cas, défient presque toujours l’analyse psychologique ».
Par ailleurs, dans L’Immaculée Conception, Breton et Éluard ont prouvé à quelle magnificence poétique pouvait atteindre la simulation de délires très nettement caractérisés. Toute la peinture de Dalí, et pas seulement sa peinture mais l’ensemble de son œuvre, illustre ce fait nouveau. Nous sommes à l’antipode des crachats formels où aiment à se noyer les messieurs des Beaux-Arts. Procédés académiques ou anti-académiques, c’était tout un. Que la couleur, pâte, l’écriture, le galbe et tutti quanti ne sortent plus des greniers de l’esthétique, du fouillis des manières.
Dalí, assez maître de ses moyens pour que ne l’aient jamais effleuré, même d’une ombre, les idolâtres du métier et de la matière, Dalí, au contraire de tant de soi-disant créateurs qui ne parlent de leurs œuvres que pour les défendre, et sans succès, à coups d’arguments plus ou moins spécieux, Dalí peut reproduire au recto le tableau : Dormeuse, cheval, lion, etc., invisibles, et au verso écrire (le texte n’étant ni explicatif ni descriptif, mais tissé du même fil que la toile, en face, photographiée) : « C’est par un processus nettement paranoïaque qu’il a été possible d’obtenir une image double : c’est-à-dire la représentation d’un objet qui, sans la moindre modification figurative ou anatomique, soit, en même temps, la représentation d’un autre objet absolument différent, dénuée elle aussi de tout genre de déformation ou anormalité qui pourrait déceler quelque arrangement.
« L’obtention d’une telle image double a été possible grâce à la violence de la pensée paranoïaque qui s’est servie, avec ruse et adresse, de la quantité de prétextes, coïncidences, etc., en profitant pour faire apparaître la deuxième image qui, dans ce cas, prend la place de l’idée obsédante.
« L’image double (dont l’exemple peut être celui de l’image du cheval qui est en même temps l’image d’une femme) peut se prolonger, continuant le processus paranoïaque, l’existence d’une autre idée obsédante étant alors suffisante pour qu’une troisième image apparaisse (l’image d’un lion par exemple) et ainsi de suite, jusqu’à concurrence d’un nombre d’images limité uniquement par le degré de capacité paranoïaque de la pensée. »
Capacité dont pourraient bien se trouver éberlués messieurs les sceptiques, le jour, sans doute prochain, que les esprits n’accepteront plus d’être à chaque désir refoulés par le battoir des convenances, émasculés antenne par antenne au nom de la raison.
Alors, les images, en toute liberté, joueront et pas à la marelle, car le verbe jouer sera devenu autre chose que le doublet-parent-pauvre du verbe jouir. Rendus au mouvement les objets, à la dialectique les notions, la propriété, l’individualisme (deux masques pour la boule d’escalier qui sert de visage au dieu-terme obscurantisme) ne seront plus là pour les condamner à se tenir cois. Et quels dessins animés dans les vallées cervicales, à même la terre labourée, au milieu des rues, à l’ombre des oiseaux, sous les pieds d’un cheval. Desséchés les marais du relativisme, le temps et l’espace ne stagneront plus, ici engorgement des richesses pourries, là, flapissures par manque du strict nécessaire.
Le droit de la pensée à la paranoïa, quoi qu’en puissent dire nos Mussolini de l’hygiène mentale, est le même que celui d’un sexe à l’érection, à l’éjaculation. Donc plus de housses sur les objets, ni de capote anglaise sur les idées. Ils bandent et craquent les préservatifs, cuirasses contre la volupté, toiles d’araignée contre les risques.
Au temps des sommeils, Breton écrivait : « Les mots, les mots enfin font l’amour. » Aujourd’hui, s’il est affirmé que les objets bandent, ce n’est point caprice métaphorique. Et ils ne bandent pas dans le vide. Ils se caressent, se sucent, s’enfilent, ils font l’amour, quoi ! ces objets surréalistes dont Dalí eut l’idée et supputa les chances, ressources, suggestions érotiques, à voir en action cette boule de bois que Giacometti marqua d’un creux féminin, pour qu’elle pût glisser sur l’arête d’un long fruit de la même matière mais de forme virile, l’un et l’autre à bout de nerfs et frénétiques l’un de l’autre, et faisant l’un et l’autre partager cette manière d’être affectés à qui les contemplait, ce qui n’eût guère, a priori, semblé possible de la part de deux morceaux de buis bien lisses, mais devenait indéniable, du fait d’une ficelle qui retenait la boule dans son élan, ne lui permettait point de tomber dans le nirvana des assouvissements. Dalí a fait des objets surréalistes, d’autres en ont fait, mais ce n’est point par hasard (du moins tel que l’entend la passivité coutumière) que le plus émouvant fut l’œuvre de la femme que Dalí aime. Au bout d’un fil de fer très flexible, Gala avait posé une éponge métallique dont la pointe se trouvait figurée par un osselet passé au carmin. La tige s’abaissait et la pointe du sein venait caresser la surface immaculée de la farine contenue dans un bol. Une impulsion donnée à la tige, et le sein, avec elle relevé, on se penchait pour lire son aveu. Mais la méfiance, la maladresse, séquelles de l’hérésie réaliste, mettaient des taies sur les yeux.
Ainsi, le bourgeois 1900, encouragé par l’if que son jardin banlieusard donnait pour un classique boulingrin, condamnait d’avance, sous le nom d’utopies, la pensée qui se réveillait, les audaces contemporaines du siècle et, très violemment surtout, le modern style parce que, disait-il, né de la fumée d’une cigarette. C’était pour lui folie que de vouloir imposer à la pierre, au bois les contorsions des volutes faites pour se perdre en plein ciel. Ceci se passait au plus beau temps de la culture (si l’on peut dire) officielle et salonnière, du vague et des contraintes, de la broderie anglaise et des corsets, de la musique avant toute chose, quand, de propos délibéré, on ignorait toute recherche et cela, au nom de l’art qui acceptait de n’être qu’une gourmandise. Un prétexte à distraction, à opportunisme. Alors Lautréamont était ignoré, le petit Larousse feignait de ne voir dans Huysmans qu’un écrivain précis et distingué. Les fumeurs ne se doutaient certes pas que la fumée de leurs cigarettes était justement la première ombre, l’ectoplasme originel d’une machine à penser, à penser quoi ? Dalí ? À penser comment ? Dalí, cette machine que vous voulez construire, précise et bouleversante, sœur de l’objet de Gala, lui-même objet à penser amoureusement, puisque l’éponge métallique et l’osselet carminé qui figurent le sein n’ont qu’à se mouvoir, s’émouvoir pour libérer l’envol des simulacres. La réalité acceptée, dans sa platitude quotidienne, par la quasi-unanimité des intellectuels de tous les temps et de tous les pays — qu’ils fussent des sceptiques, donc prêts à s’arranger le mieux possible de ce qui leur était offert, ou qu’ils fussent religieux, c’est-à-dire soumis aux contraintes du présent dans l’espoir du futur —, cette réalité aura beau faire, son mythe caduc ne saurait dorénavant prévaloir.
Dalí de constater : « L’acceptation des simulacres dont la réalité s’efforce péniblement d’imiter les apparences nous conduit au désir des choses idéales.
« Peut-être aucun simulacre n’a-t-il créé des ensembles auxquels le mot idéal convienne plus exactement que le grand simulacre qui constitue la bouleversante architecture ornementale du modern style. Aucun effort collectif n’est arrivé à créer un monde de rêve aussi pur et aussi troublant que ces bâtiments modern style, lesquels, en marge de l’architecture, constituent à eux seuls de vraies réalisations de désirs solidifiés où le plus violent et cruel automatisme trahit douloureusement la haine de la réalité et le besoin de refuge dans un monde idéal, à la manière de ce qui se passe dans une névrose d’enfance.
« Voilà ce que nous pouvons aimer encore, le bloc imposant de ces bâtiments délirants et froids épars par toute l’Europe, méprisés et négligés par les anthologies et les études. Voici ce qu’il suffit d’opposer à nos porcs d’esthéticiens contemporains, défenseurs de l’exécrable “art moderne” et même voici ce qu’il suffit d’opposer à toute l’histoire de l’art. »
Dalí m’a montré à Barcelone ces « réalisations de désirs solidifiés » qui eussent encouragé le Huysmans d’À rebours dans la voie de l’artifice et de la subversion, loin du misérable pis-aller religieux où se laissa enliser son dégoût.
Parmi l’uniforme refoulement des quartiers riches et dociles aux contraintes d’un urbanisme sans imagination, elles étaient les laves enfin libérées du volcan de la colère. À l’enfance de Dalí, elles avaient signifié non la révolte, mais la révolution permanente dont elles marquent un des moments à la fois les plus précis et les plus éloquents.
Ainsi en fut-il de la rue Vivienne et de la Seine pour Lautréamont, de la « très belle et très utile porte Saint-Denis » pour André Breton, du passage de l’Opéra pour Aragon, et pour Chirico, dans son bon temps, des places et des rues d’une Italie que le fascisme n’avait pas encore souillées.
Et que ces « réalisations des désirs solidifiés », de leurs ombres abolissent les statues des héros nationaux et celles aussi des entités maîtresses en fait ou en parole, et des brimborions poreux et peureux qui s’accrochaient toujours à tes jupes, tu t’en souviens, grande pétrifiée, raison d’État. Là du reste, pas plus qu’ailleurs, l’œuvre de Dalí ne prête le flanc à l’équivoque, puisque le tableau qui peut en être donné comme la synthèse jusqu’à ce jour s’appelle L’Homme invisible.
À cet Homme invisible né du paysage, corollaire des architectures de simulacres, s’oppose tout naturellement, sans le moindre procédé littéraire ni recherche d’antithèse romantique, la « Femme visible, dans l’image de laquelle, écrit Dalí, tout ce que je pense, vit et se renouvelle car tout nous amène à penser que l’amour ne serait qu’une sorte d’incarnation des rêves, corroborant l’expression usuelle qui veut que la femme aimée soit un rêve qui s’est fait chair ».
Et parce que depuis des siècles qu’on ne cesse de parler, d’écrire de l’amour, le fantôme castré d’Abélard, grâce au prétexte dérisoire d’un petit talent épistolaire, symbolise encore la passion, Dalí fait d’autant mieux lorsqu’il précise : « Analytiquement, j’aurais voulu trouver Stendhal également impartial devant les mesures du Vatican et en présence des fameuses et non moins mesurables “cristallisations”. Quant à moi, j’aime à répéter à mon tour, mais cette fois devant le grand cristal de roche de l’amour, ce qu’il prononça devant Saint-Pierre de Rome : voici des détails exacts. » Et il donne pour lui des détails exacts.
Ainsi, parce que Dalí ne laissera jamais les brumes sentimentales obscurcir sa vision, ni tourner au brouillard son contraire, ce « grand cristal de roche de l’amour », ce bloc lumineux de détails exacts, pose-t-il son regard sur les fables que l’humanité croyait définitives, sera, de ce fait, brisée la vêture traditionnelle qui les avait, de temps immémorial, paralysées. Comme Freud ressuscita Œdipe, il a ressuscité Guillaume Tell.
Ce sylvestre personnage qui joue à l’arbalète avec une pomme sur la tête de son fils, et dont le sens paternel ne se révolte pas plus que celui d’Abraham sacrifiant Isaac ou Dieu le père Jésus-Christ, ce Guillaume Tell ressuscité dans des tableaux et des poèmes, couronné de roses, une poitrine de femme ballottant sur un torse contourné et la verge hors du caleçon, plus noueuse que ces branches, au long desquelles il grimpe, un pain entre les dents, parce qu’il mérite bien de donner son nom à quelque complexe, il aura le plus beau monument de simulacres au centre de la ville dialectique que les doigts, la plume, les pinceaux, la parole, les rêves, l’amour de Dalí, à toute minute, métamorphosent.
- Mais le surréalisme, en disant : « Le salut n’est nulle part », entendait que, non plus, la damnation n’était nulle part. Ainsi, dialectique dès sa première phase (dialectique d’une dialectique négative, comme il ne pouvait en être autrement à la suite de Dada), le surréalisme, quoi qu’en aient voulu prétendre les truqueurs de la critique littéraire, s’est toujours opposé au romantisme, si bêtement unilatéral dans son exploitation littéraire du genre maudit, de l’antithèse par bravade, antithèse dans le vide, puisque sans thèse, donc sans la moindre chance de synthèse. ↑
Nouvelles vues sur Dalí et l’obscurantisme
Nouvelles vues sur Dalí et l’obscurantisme
On sait que, pour le plus grand nombre de ces messieurs du pinceau et de la plume, peindre, dépeindre c’est jeter, sans plus, un filet sur les traits mouvants qu’ils se proposent de fixer. Ainsi, par leur faute, se trouve asservi, paralysé, condamné à mourir sur place, tout ce qu’il eût, certes, mieux valu laisser fuir vivant. Mais, en vérité, quoiqu’il n’y ait de chance pour l’esprit que dans la surprise, les intellectuels timorés, toujours prêts à se réclamer de l’esprit, en son nom, s’opposent à toutes surprises.
Incapables de s’y reconnaître, incapables de connaître, du fin fond de leur aveuglement, du fin fond de leurs préjugés, ils ne savent, ne peuvent, ne veulent que ruser. Chaque jour leur pose des questions plus angoissées, plus angoissantes aux coins des rues, aux coins des choses, aux coins des êtres. Ils n’acceptent pas de se laisser déranger. Et pourtant, quel émerveillement antithétique, quel merveilleux en voie de synthèses nouvelles et bouleversantes, dans ces images dérangeantes, d’un tel nombre, d’une telle fréquence que Dalí, pour en réunir toute une collection, n’a eu qu’à puiser parmi de très quelconques journaux et revues. Ces photographies et illustrations que, de prime abord, leurs sujets ne semblaient pas désigner à la perspicacité poétique, les voici contraintes bon gré, mal gré à nous avouer leur contenu latent que le contenu manifeste, ce paravent, cherchait à cacher.
Alors que tant et tant ont pris la psychanalyse pour une mare à complexes, où s’en aller mirer de sempiternelles délectations moroses, Dalí, lui, n’était pas d’humeur à se laisser satisfaire par les pratiques d’un narcissisme de tradition classique et romantique à la fois, donc de tout repos. La masturbation n’est plus un petit passe-temps à fleur de peau. Voici Le Grand Masturbateur. Voici le sphinx des temps modernes. Un geste plus ou moins photogénique, une phrase bien tournée, une main complaisante, mais cela ne saurait suffire à résoudre ses énigmes. Et d’abord, la photogénie du geste, la tournure de la phrase, la complaisance de la main, elles nous apparaissent comme autant de nouvelles interrogations sur, pour, contre, dans ce monde que l’homme, son triste habitant, aujourd’hui plus que jamais, doit interpréter — fût-ce aux seuls mais décisifs éclairs de ses délires — pour le métamorphoser.
Alors, à d’autres, le plaisir médiocre de recommencer, sous des vocables nouveaux, toutes ces virtuosités, dont les plus réussies ne seront jamais que de petites variations sur un thème connu, trop connu et pourtant pas assez, pas encore assez connu. L’art va donc enfin sortir de la vieillotte enfance où il végétait. L’intuition a trouvé dans la géniale leçon de Freud non une arme contre les nécessités mais le moyen de désarmer, sans coup férir, ces nécessités casquées, bottées, cuirassées, ces apparences aveugles, aveuglantes. Dalí fait rendre gorge à un univers couleur de refoulement. Sa peinture ressuscite la lumière et ne la ressuscite si splendidement que parce qu’il a su psychanalyser les formes, les façades du plus externe, pour éclairer du secret révélé par ces formes, ces façades, ce plus externe, pour éclairer, dis-je, son propre fond, le plus interne, tout comme, au reste, du secret révélé par le fond, par le plus interne, il éclairera formes et façades du plus externe. Ainsi, toute son œuvre peinte ou écrite est l’application concrète du grand principe de la dialectique hégélienne : « Ce qui est particulier est aussi général et ce qui est général est particulier. »
Elles sont générales, ces entrées modern style du métro parisien. Elle est particulière, la vue qu’en a Dalí. Mais elle devient générale, cette vue qu’en a Dalí, dès que, après nous avoir demandé : « Avez-vous déjà vu l’entrée1 du métro de Paris ? », il constate : « Éclosion majestueuse aux tendances érotiques irrationnelles, inconscientes. »
À chacune de ses promenades, à chacune de ses lectures, de ses recherches, c’est-à-dire à chacune de ses découvertes, que son regard sonde un texte de Kant, la Publicität, Paris-Soir, ou un livre de voyage, qu’il considère les rochers du cap de Crens, les maisons modern style de Barcelone, la peinture de Böcklin, L’Angélus de Millet et même tel tableau de Meissonier derrière lequel il semblait, a priori, impossible de rien soupçonner, Dalí, toujours, sait trouver la porte qui va éclairer le récit, le paysage. Il n’y a pas un caillou qu’il ne puisse ouvrir à deux battants sur l’homme, sur ce qui de l’homme est à la fois le fait le plus constant et le plus imprévu. Mais s’il passe de l’extérieur à l’intérieur, du conscient à l’inconscient, c’est encore une fois, encore et toujours, pour que l’intérieur rende compte de l’extérieur, l’inconscient du conscient, « vases communicants », a constaté André Breton. Au plus secret comme à la surface de ces vases communicants, flux et reflux ont le mouvement même de la vie qui ne cesse de faire et défaire pour, à nouveau, refaire et redéfaire, puis refaire encore.
Dans le désert du rationnel, de l’abstrait, au passage de Dalí jaillissent (quel plaisir liquide !) les fontaines de l’irrationalité concrète. Or ce concret, s’il nous apparaît irrationnel, la faute en est à la seule raison. Cette vieille pimbêche de raison, elle avait fini par prendre des formes si restrictives que l’esprit, au cours de ces dernières années, a dû se déclarer contre elle. Paralysée, paralysante, elle mettait son opacité entre le penseur assis pour penser et la matière en marche, la matière en voie de métamorphoses, comme si cette matière n’était point matière à penser. La raison, cette pionne, elle salissait tout de prudence réaliste. Elle disait qu’elle avait du feu chez elle, la mégère. Les intellectuels n’aiment pas le risque. Alors elle avait beau ne pas avoir la trogne trop fraîche, ils couraient tous, comme un seul lapin, se réfugier dans son giron. Et là, nos finauds tiraient d’exquis et répugnants petits plaisirs domestiques de ce qui ne vaut que par la puissance, la possibilité, le pouvoir de dépaysement. Quand ils n’ont plus eu le calme indispensable à ce tour de passe-passe, nos jeunes bourgeois décadents, incapables de voir plus loin que la décadence bourgeoise, au lieu d’aller en avant, se réfugièrent dans le regret de ce qui avait été. Ainsi, l’inquiétude, la fameuse inquiétude d’après-guerre, fut le réflexe d’une classe qui, habituée aux privilèges sociaux et moraux, soudain se réveillait horrifiée à la pensée que ce qui allait être ne serait pas à son profit. Miniature de morpion, moribonderie pas morte encore, hélas ! l’inquiétude sera la dernière à mourir de toute la faune pointue, idéaliste et conservatrice déjà, fort heureusement, quelque peu décimée par le vent de crise qui secoue les traditionnelles et piètres forêts romantiques et balaie les non moins traditionnelles, les non moins piètres crasses classiques.
Comment s’attendrir sur le sort d’une vermine de vermine que la peur de l’ailleurs, du lendemain confine dans un ici, un aujourd’hui enjolivés de petites secousses à la Barrès, des fleurs frissonnantes à la Mallarmé. Aux rives des lacs égoïstes, durcis d’un gel de vanité, en avons-nous entendu de ces chants du cygne. Tempêtes sur les globes des petits yeux en boutons de bottine, tempêtes dans une goutte d’encre, une goutte de peinture, ce n’est pas impunément que tel individu aura réduit l’univers à la mesure de sa myopie. Il ne sait plus où il en est, ce descripteur patenté, pour qui la lumière n’était que l’instrument tranchant, avec quoi le quotidien superficiel allait être émasculé de l’imprévu souterrain, du geyser multiple. Il avait peur d’être ébouillanté, écartelé, le pauvre chéri. Mais la description avec ses grillages d’écriture, ses barreaux de couleur, qui donc emprisonnait-elle, après tout ? De l’animation, de la profondeur dont il frustre les choses, l’esprit se frustre lui-même. Encore et toujours Mallarmé, avec son « transparent glacier des vols qui n’ont pas fui ». Le glacier, s’il conserve la mémoire de tous les cadavres et ces cadavres eux-mêmes, ne saurait, certes, évoquer les jeux, les échanges d’un esprit chaud, d’un corps libre. Le vol signifiant l’érection, un vol qui n’arrive pas à prendre son essor ne fait le bonheur de personne. Même s’ils ne nous en avaient point avertis, nous aurions deviné que ça ne bandait plus pour messieurs les littérateurs.
Toute intelligence qui redoute l’emprise, l’étreinte de la vie, devient réciproquement incapable d’emprise, d’étreinte. Au regard d’une telle intelligence la vie n’est plus seulement menaçante. Elle est aussi menacée. Les traits ne sont fixés que pour perpétuer un instant, un lieu précaire, le lieu de cet instant, l’instant de ce lieu que le prochain instant, le prochain lieu ont toutes chances d’effacer.
Il est également niais, également stérile d’exalter, aux dépens l’un de l’autre, ou cet œil tel qu’il encadre entre ses paupières un paysage ou ce paysage encadré. Égocentrisme avare, acariâtre et passivité épicurienne, ça finit toujours dans le même cul-de-sac rétinien, ça se perd dans le même désert d’une page blanche qu’il ne suffira point d’irriguer d’encre pour fertiliser. En vain tel individu aura cru son propre fait, son seul fait, son fait particulier, la possibilité générale (mais n’exagérons rien) d’action de l’espèce humaine sur l’univers. En vain ladite espèce niera comme un seul homme l’action de l’univers sur elle. Libre à chacun de se penser l’unique sujet mouvant dans un milieu figé d’objets. Le sujet arrête les objets sans songer que l’arrêt des objets c’est par retour — non de flamme mais de glace — l’arrêt du sujet. Il se cerne, s’emprisonne dans son propre contour celui qui ne sait que cerner et emprisonner tout autour de soi. Le divorce prononcé entre ces deux mondes qu’il faut bien, provisoirement encore, appeler monde extérieur, monde intérieur, quelle solitude de silex, quelle morale pétrifiante ! L’homme vertueux au cœur de caillou, le Commandeur ne résiste pas à la tentation de changer en minéral le très animal Juif errant de l’amour : Don Juan. Dans les squares, la virginité pourrit d’un lichen de lèpres grises les plus fières statues. Ce serait à désespérer si, dans L’Âge d’or, Dalí et Buñuel ne nous avaient montré de quelle bouche le désir peut ressusciter un pied de marbre.
Issus de certaine sculpture animée de Giacometti, voici que, grâce à la clairvoyance, à la voyance de Dalí qui sut en faire la théorie et en répandre la pratique, les objets surréalistes nous ont montré comment des éléments divers, assemblés par et pour des rapports vitaux, sans le moindre souci plastique, pouvaient inscrire dans l’espace la courbe de ce désir unique à donner son épaisseur irradiée, irradiante au temps. Ainsi, une fois de plus, se trouve proclamée la loi d’universelle réciprocité qui règle les relations entre les êtres, entre les choses, d’êtres à choses, de choses à êtres, du plus lourdement quotidien à ces surprises trop légères pour que soit, à première vue, soupçonnée la place qu’elles vont occuper, d’où elles vont rayonner dans la ruche aux associations. Ici, notons que l’homme à la tête de veau, l’homme qui se croit le nez fin parce qu’il s’est mis du persil épisodique dans les narines, celui-là qui tour à tour a prétendu s’abstraire (idéaliste) du monde extérieur, puis (matérialiste, mécanique, primaire) du monde intérieur, ce détailleur, dans sa rage analytique, n’a-t-il pas été jusqu’à interdire aux sens de collaborer. Accordeur de piano dont un caniche guide la cécité de par les rues de la très fameuse clarté française, faut-il donc être aveugle pour avoir l’oreille juste ? ou sourd-muet pour avoir le droit de peindre ?
La méthode analytique, passée des sciences naturelles dans la philosophie, on sait comment elle a produit l’étroitesse spécifique d’une époque, cette « misère de la philosophie » dénoncée par Marx, en son temps. Si, naguère, Breton dut, à son tour, dénoncer la « misère de la poésie », n’était-ce point que, désintégrés, privés de possibilité de collaboration, les sens2 — et partant les diverses facultés de l’esprit dont ils sont les portes — se sclérosaient, se paralysaient, devenaient incapables de mouvement, de liberté d’hypothèses ?
Si, en fait, depuis des années, il n’y avait rien que la division du travail perceptif n’ait réduit en brouillard, à la faveur duquel déifier la cloison étanche, femelle du mur mitoyen, aujourd’hui, du point de vue dialectique, du point de vue du matérialisme dialectique, il importe, dans tous les domaines, de réduire à l’état d’incompréhensibles souvenirs murs mitoyens et cloisons étanches.
Aussi, à l’heure où le fascisme tente de rafistoler les vieux cadres pour y contenir la grande marmelade qu’est devenu l’univers, au plus profond d’un nouveau Moyen Âge qui ne laisse point prévoir une Renaissance sans révolution violente, comment ne pas rappeler que Marat, avant de donner son traité Les Chaînes de l’esclavage (livre qui fit de son auteur le premier théoricien de l’insurrection armée), avait écrit un Essai sur l’âme humaine bientôt complété, réédité sous ce titre : Essai philosophique sur l’homme. Il y reprochait à Racine, Pascal et Voltaire d’avoir fait de la connaissance de l’homme une énigme et reprenait à son compte une phrase de Jean-Jacques Rousseau, alors déjà vieille de quelque vingt ans : « La plus utile et la moins avancée de toutes les connaissances humaines me paraît être celle de l’homme. »
À noter que, pour avancer dans cette connaissance, Marat jugeait bon d’aller chercher nombre d’exemples dans l’amour. « Les critiques, écrivait-il, me blâmeront peut-être de tirer si souvent mes exemples de l’amour. Qu’ils me montrent donc une autre passion tenant au moral et au physique qui puisse fournir un tableau supportable. »
Ce « tableau supportable », nous devons à Freud d’en connaître plus et mieux que les premiers plans. Des avenues vives, des chemins charnels s’ouvrent droit sur ce qui avait été refoulé à l’arrière-plan. Il n’est plus de zone interdite. L’homme libère son regard, son imagination. Dès lors, il se doit non seulement de créer des choses nouvelles mais aussi de se recréer, lui-même, homme nouveau parmi des choses nouvelles. Ces avenues vives, ces chemins charnels à travers les zones naguère interdites, ils n’ont point, aujourd’hui, de promeneur plus clairvoyant, plus précis que Salvador Dalí. Et c’est pourquoi, justement, certains des plus beaux vers d’amour qui aient jamais été se trouvent dans L’Amour et la Mémoire, poème de Salvador Dalí, qui, là comme partout ailleurs, et aussi bien dans ses tableaux que dans ses pages d’examen critiques, ses œuvres théoriques ou ses rêveries, nous fait grâce de ne nous faire grâce d’aucun détail exact.
Ces détails exacts, Dalí les enchaîne, mais ne les accumule. Jamais il n’a été tenté de les diviniser, d’en faire des choses en soi. Il ne risque pas une fois de tomber dans la métaphysique naturaliste. Au contraire, d’une exactitude particulière, il passe à une exactitude générale, de laquelle, pour de nouvelles hypothèses fécondes, il repartira vers d’autres détails inédits.
Rêveur perspicace, observateur lyrique, technicien impeccable, du plus nocturne des songes, il suscite en écho diurne la clarté. Ni l’ombre ni la lumière ne l’aveuglent. Il sait quelle est la lumière de cette ombre, quelle est l’ombre de cette lumière. Il a raison des cadastres aussi traditionnels qu’extravagants qui prétendent s’opposer à toute marche en avant.
Au dernier stade d’une période mécanique, alors que, dans les pays capitalistes, l’homme asservi par la machine, l’homme asservi à la machine se cherche un petit lopin individuel où se réfugier et ainsi se fait une mentalité d’arpenteur (voyez penseur), alors que, pour saisir le rythme d’une vie qu’il ne sait plus maîtriser, l’homme (voyez artiste) se fait une mentalité de métronome, Dalí nous offre en guise de revanche ses montres molles.
La vie n’était plus qu’un immense prétexte à complexe de castration (qui se châtrait du monde extérieur, qui, du monde intérieur). Les aiguilles d’un cadran prétendaient vaticiner dans l’absolu et coupaient le temps jusqu’à sa dernière miette. Quelle famine ! Or voici que les cadrans, les aiguilles, les montres, tout cela est redevenu relatif, assez pathétiquement relatif pour ne plus oser débiter en tranches le relatif érectile. Le métal des instruments de précision — de fausse précision — n’a point fondu aux seuls rayons du soleil souterrain dont s’illumine le moindre tableau de Dalí. Les montres molles, elles ont précédé Les Œufs sur le plat sans le plat, dans le « discrédit total du monde de la réalité » que, dès son premier livre, La Femme visible, Dalí nous conviait à « systématiser » par un processus violemment paranoïaque3. Le délire d’interprétation, délire poétique par excellence, voilà, certes, la possibilité majeure, la meilleure chance d’aller de ce qu’il est convenu d’appeler réalité (c’est-à-dire du plus sordide, du plus figé) à la surréalité (c’est-à-dire au plus généreux, au plus mouvant). Et, s’il vous plaît, prière de ne point prendre la surréalité pour un refuge nouménal d’où dédaigner le monde des phénomènes.
La surréalité, mais on pourrait la définir ainsi : réalité rendue à son devenir, réalité se dépassant elle-même et destinée à se dépasser sans cesse elle-même. L’homme qui doit, selon l’expression familière, savoir sortir de lui-même, comment y parviendrait-il, sans faire sortir les choses d’elles-mêmes ?
Dans la violence de la surréalité, de la plus que réalité il faut voir la résurrection du statique au dynamique, alors que, depuis si longtemps, il n’y avait eu que décadence du dynamique au statique, alors que l’horizon culturel était caché par les ordonnateurs de pompes funèbres assignant à chaque sujet, à chaque objet sa forme en guise de cercueil.
« Mais dites donc, messieurs les artistes, messieurs les artistes, mourez les premiers. » À Dada revient la gloire de cette mise en demeure. Après lui, le surréalisme ne cessa jamais de venir troubler la fête, cet enterrement de première classe, car il entendait rendre à la vie contradictoire et féconde les notions que les grands théoriciens et praticiens du matérialisme dialectique ont toujours définies « reflets des choses en nous ».
Quand ce ne serait que pour préciser, objectiver l’objet, il importe de savoir comment, avec quelles déformations, chemin faisant, ses reflets aboutissent au sujet, au subjectif. Le pont des reflets qui fait la navette du sujet à l’objet permet au premier de métamorphoser le second pour, à son tour, se métamorphoser lui-même de la métamorphose dont il est l’auteur.
Ainsi Dalí, à la lumière du monde extérieur, éclaire ses complexes, tout comme à la lumière de ses complexes s’éclaire le monde extérieur. Réciprocité. Universelle réciprocité. Il n’y a pas un caillou, pas un brin d’herbe, pas une tasse — portugaise ou non — qui ne se prolonge en échos solaires sur le non moins solaire et très activement réflecteur écran de la vie mentale4.
Innovateur, rénovateur, Dalí a renoué avec les grandes traditions, avec les grands mythes. Il a renoué parce que, d’abord, il entendait que rendît gorge cette grande vache de tradition. Il entendait aussi qu’elle accouchât de tous les anamorphiques dont elle était enceinte depuis des siècles, la vieille hypocrite qui ne s’absorbait, n’absorbait les autres dans des questions de pure forme que pour ne pas montrer le fond, le fond de son sac.
Quant aux grands mythes, déjà, il les a incorporés à la petite vie d’où ils sont issus. Il faut que les dieux, les demi-dieux, les personnages fabuleux sortent de leurs gaines minérales, insensibles et tabou. Voici qu’Hermaphrodite a quitté le marbre où depuis plus de deux mille ans son corps unique et double demeurait frigorifié. Le voici rendu à l’âge, à la vie, le voici devenu vieux, devenu père et mère, maintenant.
Parce que, seule, l’intuition permet aux seuls poètes de s’y retrouver dans le dédale des créations mythiques ou semi-mythiques, parce que l’inspiration seule sait trouver le lien qui unit les inspirations les plus étrangères en apparence et en fait communiquer librement, de plain-pied, les parties les plus éloignées les unes des autres dans le temps et l’espace, c’était bien à Dalí de nous présenter ce vieux principe mâle, ce vieux principe femelle, ce vieil Hermès, cette vieille Aphrodite, l’Hermaphrodite de jadis, aujourd’hui métamorphosé en Guillaume Tell. Dans le Guillaume Tell de Dalí, il nous faut reconnaître, sous son aspect le plus hallucinant, la « mère fantastique », c’est-à-dire selon ce qu’ont su nous en apprendre les psychanalystes, la mère saillie par le père. Et voilà pourquoi Dalí a décoré son Guillaume Tell de tout ce que l’un et l’autre sexe ont de spécifiquement saillants : pénis et seins de femme.
L’enfant, l’enfant de Guillaume Tell, c’est-à-dire Dalí, au lieu de s’attendrir sur sa petite personne, au lieu de se complaire dans des délectations moroses, de se soûler de liqueurs cœnesthétiques, de se perdre dans l’abstrait d’indéchiffrables musiques, l’enfant, l’artiste pour échapper à l’emprise parentale, universelle, Dalí, pour passer à d’autres notions, à d’autres reflets, extériorise la notion, les reflets redoutés. Ainsi chaque œuvre, par sa portée psychanalytique générale et particulière, marque un nouveau pas sur le chemin qui mène l’auteur à de nouvelles étapes. Alors, elle n’a plus qu’à le regarder s’éloigner, elle n’a plus qu’à grimper aux arbres5 cette mère fantastique6 et carnassière, ce Guillaume Tell qui ne coiffait son fils d’une pomme (la coiffure dans la symbolique freudienne a toujours un sens phallique) qu’afin de percer d’une flèche ladite pomme, comme si l’enfant devait être d’un seul coup châtré, sodomisé et mangé…
Mais que Guillaume Tell se hérisse d’érections énigmatiques, terrifiantes, de la fesse droite à la visière de sa casquette, chacune de ses nouvelles incarnations n’est pour Dalí qu’un moyen — mais quel moyen ! — de recréer ce dont il a été créé, ce qui l’a créé. Ainsi domine-t-il la situation. Ainsi son œil diurne est-il maître des plus fabuleux membres nocturnes. À chaque heure son soleil pour éclairer ce héros épique. Mais comme il est grand voyageur, voici libre, libérée de sa présence, la place qui fut celle des premiers jeux, des jeux lugubres. Voici l’éclosion en pleine terre, en plein amour, voici l’éclosion du complexe des roses. Voici Gradiva, sa tête est de roses qui s’effeuillent, son ventre s’ouvre sur une rose, qui saigne, qui saigne du sang humain, le plus humain, jamais trop humain, car autrement humain, bien autrement humain que cet humain trop humain dont humanistes et humanitaristes entendaient nous imposer les injonctions restrictives. Ici, Dalí rejoint Sade, Lautréamont7, et dans les plus cruelles fantaisies dont les corps sont les objets, c’est l’aurore des plus fines, des plus neuves, des plus fortes idées.
Gradiva : tout est à glorifier dans la femme aimée, tout est à glorifier de la femme aimée ; ses entrailles, ses boyaux sont des fleurs amoureuses.
À Babylone, nous apprend Otto Rank, le temple le plus ancien s’appelait temple des intestins et avait la forme même des intestins8. Comme si, dès la plus haute antiquité, un tel temple avait été construit pour abriter l’objet surréaliste, les plus récents travaux de Dalí sur le cannibalisme me, nous ont appris de cet objet qu’il était fait pour être mangé. Être mangé afin de ressusciter, sous forme d’anamorphes coniques, de météorites9. Dalí n’entend point, en effet, se, nous confirmer au stade oral, à ce narcissisme10, qui fait que l’individu dévore l’univers, le supprime, le détruit dans tous ses objets pour se jouer à lui-même le rôle d’objet et, n’ayant plus d’autres notions, d’autres reflets que de soi, détruit, noie l’objet qu’il est devenu.
C’est que, à la vérité (et l’œuvre de Dalí est la plus émouvante illustration de cette vérité), il s’agit non de se perdre dans sa propre ombre mais de se trouver dans les choses, de chercher le perpétuel, non dans la stabilité (la stabilité n’existe pas ; elle n’est que le premier mouvement, le départ au ralenti de la décomposition) mais dans le mouvement. Cela qui passe, à l’ordinaire, pour tragique, cela — sans que nous invoquions une notion primaire, mécanique de progrès —, cela seul donne un prix à la vie, car cela seul donne des chances à la vie.
L’œuvre de Dalí, clé de voûte de ce pont des reflets qui va du continent extérieur à l’île intérieure opale, qui mène du marais d’aujourd’hui au cristal de demain.
- Voir Minotaure, n° 2 : « De la beauté terrifiante et comestible du modern style. » ↑
- En décembre 1933, Breton écrit : « Aujourd’hui comme il y a dix ans, je continue à croire aveuglément (aveugle… d’une cécité qui couvre à la fois toutes les choses visibles) au triomphe, par l’auditif du visuel invérifiable. » Cf. Minotaure, n° 2, Le Pressage automatique. ↑
- Si Dalí s’est attaché à l’étude, à l’utilisation de la paranoïa et des possibilités qu’elle offre par la connaissance, c’est que les données de tout problème mental se trouvent, à proprement parler, non point posées mais agitées dans leurs plus mouvants détails, à l’occasion de la psychose paranoïaque qui affecte toute la personnalité et non seulement la prolonge, la développe, l’anime, mais encore lui est le miroir à la fois grossissant et précisant qui la reflète et avec elle reflète aussi le milieu de sa croissance. Dans sa thèse : De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, le Dr Lacan a consacré de nombreuses pages à la position théorique et dogmatique du problème. Il différencie, afin d’en mieux connaître les rapports, ce qui a été subjectivement éprouvé et ce qui peut être objectivement constaté. D’ordinaire, ou bien le subjectivo-introspectif s’en va donner dans le panneau métaphysique ou bien l’observateur soi-disant objectif, sous prétexte de psychologie scientifique, réduit le sujet à l’état de ficelle, le condamne à n’être plus rien qu’une succession de désirs, d’images. Constatons donc, une fois de plus, qu’il s’agit d’éclairer le dedans comme le dehors et non d’opter pour une lumière aux dépens de l’autre. Il n’y a point trop de rayons de l’une et de l’autre contre l’obscurité, l’obscurantisme. ↑
- Lire à ce propos l’analyse de L’Angélus de Millet. ↑
- Voir L’Amour et la Mémoire. ↑
- Mère fantastique aussi cette cafetière qui, déclare Dalí, dans un service à café jouait le rôle de mère vis-à-vis des tasses qu’elle emplissait. Or le membre de porcelaine dont l’érection suit glorieusement le ventre de toute cafetière a priori apparaît de signification plus virile que féminine. Et cependant Dalí a raison. Cette cafetière est la mère de ces tasses. ↑
- Voir ses illustrations pour Les Chants de Maldoror. ↑
- On voit à ce propos quelle nouvelle interprétation peut être donnée du labyrinthe de la mythologie grecque. ↑
- Voir Le Surréalisme au service de la révolution, n° 5, « Objets psychoatmosphériques anamorphiques », par Salvador Dalí. ↑
- Le fameux chrétien détachement des liens du monde — à supposer qu’il ne soit pas une simple formule hypocrite —, la faculté de mépriser les objets ou plus simplement de les perdre, voilà d’après les plus récentes découvertes de la psychologie moderne, voilà des preuves indéniables de narcissisme. ↑