Marc Verlynde

Crevel, Cénotaphe

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Abrüpt

La prétention de prendre à rebours l’image de Crevel. On commence ainsi. Atteindre alors l’avers d’une même médaille quand, pour ce surréaliste décisif, les contraires et contradictions ne se posent qu’en vue de leur réconciliation. Un poète peu connu. Peut-être. Plutôt un nom porteur d’une mythologie encombrante. Convoquer aujourd’hui son fantôme aidera à décoller ces oripeaux imagés : dédramatiser, lui rendre sa vie en ses contradictions « essentielles » pour se placer dans sa sémantique.

Fantomatique celui qui affirmait ne rien vouloir figer. Déjà à distance de la vulgate surréaliste, l’écrit enserrerait dans un miroir mémoriel morbide. On commence à ce point magnifique, ce moment où la formule cristallise une stupéfiante image, comprendre lui permet la présence, lui ouvre la certitude de sa disparition. En tant qu’avant-garde très consciente d’elle-même, de son désir bien vu par Daumal d’entrer dans les anthologies, le surréalisme a constamment construit son image. Pour la première fois, l’auteur s’amalgamait à ses photos. Si la vie et l’œuvre doivent se confondre, le point de fusion s’effleurait avec une certaine élégance. Une vague de rêves dans les yeux cernés de Desnos, les pommettes inquiètes d’Artaud, la maîtrise forcenée de Breton… Et, soyeux, les foulards de Crevel, leurs couleurs provocantes même en noir et blanc. Un visage poupin où les yeux se tournent vers l’absence. On voudrait y deviner déjà un éloignement de son image.

Fantômes, flottez impassibles, parmi les vagues du souvenir. […] Ceux qui n’ont jamais arrêté de se mouvoir pour une existence banale, déjà ne savent plus quel prétexte se donner pour but. […] À l’ombre des paupières closes, qui des banalités agressives défendent les regards et où, cependant, impossible demeure la nuit, à même un velours concave et de silence, s’allume l’incendie triomphal.

Une façon de comprendre la défiance de Crevel pour le langage serait de lui rendre toute sa captivante puissance. Deux formules capturent avec une douloureuse précision ce portrait primitif du poète. Toutes deux émanent (aucun hasard dans une approche surréaliste) des marges du mouvement dans lequel Crevel ne cessera de se débattre. Oserait-on avancer : en marge d’une démarche corporelle ? Leiris, âgé, il sera réduit au rôle de témoin, assure la survie posthume de son condisciple en l’emprisonnant dans cette sentence lapidaire où il l’assimilait à un fantôme, flottant faraud autour de cet âge d’homme que, lui aussi, se refusait à atteindre. L’autre plus méchante, illustre cette rancœur, cette querelle d’égo plutôt que d’idée, dont le surréalisme met à nu le moteur. Georges Bataille qualifia, la seule fois où il le mentionne, Crevel de « caniche, mal peigné, certes, mais caniche tout de même. ». L’image survit dans ses contradictions. On continue à voir Crevel tant il incarne les ambiguïtés fondatrices du surréalisme.

Poursuivre ainsi ce portrait personnel : Crevel reste l’auteur de cette revendication radicale d’une « solitude essentielle ». Un temps pour soi qui ne soit régi par aucune présence fût-elle futilement culturelle. Mais entendons cette aspiration à laquelle la maladie donnera des montagneux échos, dans le contrebalancement d’une mondanité toujours entretenue (d’après le peu qu’on en sache) avec une politesse exquise. Cioran l’énonçait ainsi : « je suis sociable contre moi-même, par auto-punition. » On touche alors une autre stase de la survie trompeuse de Crevel. Souvent on cite une de ses formules censée prouver le rapport prétendument difficile que tout suicidé aurait entretenu avec la conscience de sa propre existence. « La vie que je mène est le pire argument contre moi-même. »

À la photo, il faut adjoindre l’image étourdissante d’un jeune homme égaré dans la transparence de la nuit, tentant de perdre son reflet dans les bals masqués, les salons les plus huppés en alternance avec les guinguettes apaches et autres mascarades. Le monde des « truqueurs », Crevel le côtoie aussi dans le Tout-Paris. Dresser son portrait drainerait une cohorte de noms contradictoires. Souvent bien moins vivants que celui qui reste comme l’inventeur des sommeils. De loin, on reste interdit devant la perméabilité des milieux ressuscités par l’évocation du dandy que fut aussi Crevel. Une amitié dont il repousse la séduction amoureuse autant avec l’abject Marcel Jouhandeau qu’avec Klaus Mann ; boire du champagne avec un jeune interne nommé Jacques Lacan ou apporter le manifeste du surréalisme à James Joyce qui lui demande si chaque mot est pesé car lui connaîtrait l’écho de chaque syllabe de son œuvre. Contre lui-même, l’ampleur de la vie sociale de Crevel apparaît aussi dans ses frou-frous princiers. Riches amitiés féminines. Quelle idée de lui reprocher de fréquenter la princesse de Noailles, Nancy Cunard… ?

Mensonge de l’image alors ? Vertige de ses prémonitions plutôt. Crevel aurait été le premier à l’admettre en riant sans pour autant en méconnaître la fascination. Pour en affiner l’image, la confrontation à ses textes paraît d’abord souveraine. Une vérification assez illusoire. Elle apporte des certitudes empiriques, elle porte sa cohorte de conclusions saturées de jugements moraux, d’a priori psychologiques, d’approximations éthiques. Opérons plutôt un portrait-puzzle afin de contourner la fixité du langage et de sa mémoire miroir décharné. « Mémoire, encre qui corrompt toute chair, tout éclat. […] Souvenir, tatouage, dont croient se faire des cuirasses, les faibles, les trahis, les exilés. »

Que l’homme Crevel ait plusieurs facettes, plusieurs personnalités selon son exposition sociale, la belle affaire. Que peut-on vraiment savoir d’un homme, mort par suicide au gaz à trente-cinq ans, déchiré par une rechute rénale de sa tuberculose, par l’absence de la femme qu’il aimait alors que la politique — et ses luttes de personnes — le rattrapait, par sans doute aussi une lassitude que rien n’explique totalement ? En ce sens, oui, il reste en premiers lieux ses écrits. Puzzle de sa personnalité tant il a toujours procédé par reprise. On pourrait distinguer alors une certaine beauté dans ce qui s’apparente à une tentative d’épuisement, une maturation de la pensée par ressassement.

Pourtant l’Esprit à froid, enchaîné aux médiocrités raisonnantes, dans la prison d’un corps inassouvi. Il en appelle au grand vent qui fera s’effondrer toutes les vieilles architectures, qui détruira la morale figée, les obligations de pure forme, l’hypocrisie des bien pensants, pour qu’enfin sur leurs ruines, puisse naître une autre vie, la « vraie vie ».

Sans flatterie, éditer à part les articles de René Crevel est une très bonne idée. Pauvert, le premier, les publia comme pour donner un peu de volume aux romans, souvent brefs, de l’auteur. À part des universitaires en quête d’une vaine vérification, pas grand monde ne les lisait. Ainsi présentés, leur aspect répétitif pouvait rebuter. On effaçait, pour le moins, la façon dont il approchait cette « spontanéité » qui reste un mot de passe de la pensée crevelienne. Il s’en dégage, encore et toujours, un espoir émouvant émanant d’un essai au sens premier : un laboratoire à vif. Avant de revenir sur les basses raisons d’une reprise par l’auteur de presque l’intégralité de ses articles, on pose cette hypothèse : dans ses articles, réponses à des enquêtes, critiques littéraires ou d’art, Crevel livre une version achevée de l’infortune continue dont n’a jamais cessé de jouir l’écriture automatique. Sans doute est-ce un peu de cette démarche, des fragments qui se reprennent et correspondent entre eux, que nous reprenons ici. « La logique n’existe que faute de mieux », écrivait-il. Approcher sa pensée revient à soumettre la sienne à un flux. Flot de strates et d’images où deviner, qui sait, sa présence. On pourrait rêver d’une critique par immersion. À ce titre, on émaille son cénotaphe de collages de Crevel. Autant de trouées dont on se refuse à préciser la source. Des percées d’une pensée qui survient au hasard de ce qui en revient. Capturer seulement ce qui reste par un décalage délibéré…

Un océan à peine se ride encore, et, sur son silence, ne demeure qu’une danse concentrique de cercles, de plus en plus large, de moins en moins nette, comme après une noyade, un naufrage.

S’il fallait dévider le fil autobiographique pour approcher Crevel, ses articles serviraient de journal à l’évolution de sa pensée toujours en mouvement. Ensuite seulement, il les agençait pour constituer des ouvrages. Faut bien bouffer. Faut bien souligner à quel point Crevel ici aussi éclaire les ambivalences du surréalisme. On sait l’interdit que son pape, André Breton, laissa planer sur le travail. Démerde-toi pour survivre comme tu veux, trouve un peu de noblesse, ou de bons masques, pour tes travaux alimentaires. Aragon vendait ses manuscrits à Jacques Doucet ; Breton se lançait dans la spéculation sur les œuvres d’art. Crevel, malade, devait se payer ses honnis et onéreux séjours en Suisse. Affaibli, loin de Paris, vivre de ses écrits devient une gageure. Prendre garde à ne pourtant pas fausser l’image de cet indispensable auteur. Prendre toujours le contre-pied du titre ridicule d’une partie de sa passionnante correspondance : Lettres de souffrances et de désir. La maladie n’excuse ni ne justifie rien, jamais.

On s’approche pourtant. Crevel a très souvent commenté sa méthode. À ce titre, une phrase, à propos de Détours, revient régulièrement pour expliquer son vivifiant amalgame entre sa vie et sa pensée, sa prose plus ou moins romanesque et ses essais souvent constitués de reprises d’articles. Ce livre, le premier a révélé ce qu’il convient de nommer ses hantises autobiographiques, il aurait passé de nombreuses années non pas à l’écrire mais à le vivre. Cette formule, aujourd’hui, semble presque galvaudée. L’auteur le dit lui-même, à peu près en ces termes, le lecteur espère son lot de viande bien saignante. Il cannibalise les souffrances de l’écrivain, s’en repaît et s’en délecte comme on se partage la corde d’un pendu, on s’inquiète à demi-mots de vérifier le mythe de la mandragore. Lisez la scène du suicide paternel dans La mort difficile. Le monde universitaire peut continuer à se déchirer si Crevel a écrit des romans, s’il a bravé l’interdit posé sur ce genre par André Breton. Qui aujourd’hui, franchement, s’en soucie ? Précisons tout de même ceci : on croit, sans s’acharner à salir la beauté d’une intuition par des vérifications, que la reprise par contamination, dans ses articles, sa pensée et sa prose, de ses obsessions contenait l’acte véritablement surréaliste de Crevel.

Mais, des monologues du jour et des rêves de la nuit, déjà s’étaient levés de trop hautains fantômes et trop péremptoires aussi, pour qu’elle acceptât, entre eux et de quotidiennes possibilités, une confrontation.

Faisons un sort à la provocation systématique qui a constitué les premiers temps du surréalisme. Pour Breton, l’acte surréaliste par excellence aurait été de sortir dans la rue et de tirer sur le premier venu. Même en nos temps de repli sécuritaire avouez que cette déclaration à plus de gueule que ce jeu d’appareil, diktat et exclusion par lequel le surréalisme s’initia à la politique. Sans renier cet esprit de négation, cette poursuite dadaïste du néant jamais mieux pointé que par le langage, qui exprime encore toute la splendeur de cette avant-garde, la ligne de Crevel paraît toujours indexée sur le vécu. À moi que va m’apprendre le surréaliste, que va me dévoiler cet « automatisme de la pensée » ?

Grandeur, malgré tout (pour emprunter une des expressions fétiches de Breton), de cet éclat d’où naît le surréalisme. Son histoire transformée en mythe, notamment par la circulation d’articles tous plus ou moins autobiographiques, semble émouvante, vraie dans le fond de fausseté et d’artifice qui la constitue. Même si vous ignorez tout du surréalisme (lisez alors Déjà-jadis, de Dada à l’espace abstrait de l’indispensable Georges Ribemont-Dessaignes), vous connaissez les jeux de salons divinatoires dans lequel le surréalisme s’est abîmé. Honteusement marrant pourrait-on dire. Un gauchissement histrionesque de la réalité qui en permet la tangence précisera-t-on en paraphrasant Leiris. Cadavres exquis, les divinations de Robert Desnos transmué en Rrose Sélavy (« Les lois de nos désirs sont des dés sans loisir »…). Tout ceci était arrangé, les participants le reconnaîtront plus tard. Crevel en premier lieu. Il reste pourtant un trouble dont il ne faut se défaire. Robert « le diable » Desnos voit, en lévitation, des grandes plaines de barbelés. On sait où ça finit… La suite à la prochaine guerre comme le disait l’auteur de Mon corps et moi.

Les articles de Crevel contiennent cette prémonition autobiographique à la fois reniée mais à laquelle on se sent attaché : un coffre-fort percé dont le vide effare autant que celui de la pénétration d’une personnalité. Êtes-vous fou ?, avant Deleuze et son Anti-Œdipe, invente le simplexe d’Œdipe : et si Crevel avait des complexes, pourquoi accepterait-il d’en être débarrassé ? par quoi remplirait-il le vide (thoracique bien sûr) qu’il a appris, péniblement, sinon à combler du moins à composer avec ses relents et ses renvois. Ses obsessions autobiographiques donc. Invalidons une nouvelle image faussée : pour cette vieille catin d’histoire littéraire, Crevel restera l’inventeur de la période dite des sommeils. Conservons, pour l’interroger, un seul épisode : il faut réveiller René qui, dans une transe plus ou moins apprêtée ou devant beaucoup à l’émulation collective, tenta de se pendre à une patère. Eh oui, le suicide c’est comme les cheveux roux. Sous les traits de Pierre Dumont, La mort difficile se moque d’une hérédité qui pourtant, sans trêve vous revient à la gueule comme un courant d’air mauvais. Jouons au flic : pointons des présomptions, à force d’être répétées elles deviennent (comme le surréalisme aurait dû apprendre à nous méfier) des évidences puis — comme nous l’apprend l’anglais — des preuves. Le père de Crevel se suicida, son fils alors âgé de quatorze ans hérita de ses cheveux ? Au cul la sagesse populaire ; il faudrait la retourner comme Breton et Éluard, à la suite de Lautréamont, le firent des proverbes. Pas sûr qu’on aurait alors une fatalité inversée ?

Arraché le masque des métaphores sensibles, nous trouverons de belles insultes pour vitrioler la sagesse des nations. Et surtout il ne faut plus de cette sensiblerie dont s’endimanchent les pseudo-intellectuels, les pseudo-artistes.

La révolte de Crevel continue à imposer son image vivante, douloureuse, irréconciliable. Donnons dès lors un poids et une représentation à ses obsessions prophétiques. Un éclat de rire, macabre sans le moindre doute tant il n’en est pas véritablement d’autre. Dire sans apprêt comment Détours déjà déjoue cette fatalité suicidaire. Au fond, si l’écrit est d’une fixité morbide, y déposer des pères suicidés resterait une façon d’imposer de la divergence au vécu dont la prose poursuit l’avènement. Refuser la ressemblance, une des clés évidentes et mal aisées d’une lecture de l’image de Crevel. Conjurons le sort qui lui est réservé quand on la regarde depuis sa fin. Légende noire du surréalisme, il se repaît de la souffrance, se nourrit (pour Breton en premier lieu) des cadavres transmués en hantise identitaire. « Dis-moi qui tu hantes, je te dirais qui tu es », proférait-il dans Nadja, avant d’enfermer sa folie dans un devenir littéraire. Vaché, Rigaut, Cravan et Crevel, incandescents archanges dont la disparition volontaire assurerait une postérité tragique. Impossible de tout à fait y échapper ; improbable d’y ressembler entièrement, de s’y rassembler parfaitement. Trente-cinq ans. « Dégoût. Désolé mais je me sentais devenir fou. » Le gaz allumé, la manipulation de l’image commence. On va lui en bâtir des tombeaux. D’aucuns ont des explications à arguer, d’autres creusent des prémonitions rétrospectives. Jeu un peu facile et fastidieux du « on vous l’avait bien dit, tout était déjà écrit. »

Jambes trop dédaigneuses pour tituber par le marais des petites haines, mains qui ne sauraient consentir à tripoter à même les débris sordides des heures, poitrine qui sent croître son cœur et qui voudrait se tendre haletante et désarmée vers ces pierres dont l’angle fait jaillir toute source, esprit trop orgueilleux pour accepter jamais d’être flacon à recueillir des gouttes de mémoire, ô toi enfant qui deviens femme, et ne daigne t’incliner, pour cueillir les fleurs faciles et la verdure de ruse que l’habituelle lâcheté des hommes essaie d’arranger en bouquet, plus rien de ton passé ne saurait te retenir.

On n’y échappe pas. Mon corps et moi décrit minutieusement une autopsie préparatoire des conditions de son suicide. Allez-y voir. Inutile de préciser cette comparaison qui impose une image biaisée. Pas fausse, hélas ; ailleurs seulement. Jouons du décalage, continuons à emprunter cette aporie critique : me voilà avec des révélations hautes en couleur, des interprétations osées et inédites. Crevel multiplie les apparitions de ses intuitions suicidaires pour moquer leurs ressemblances, invalider leur fatalité qui réclame une pitié dont il ne voulait pas.

Une autre image où l’on se reconnaît davantage : le dédoublement moqueur. La mort difficile, roman limpide, forme assez classique des années 20, compréhension de soi dans une mise à nu des déchirements de ses compulsions de répétition. Cet emprunt d’une sémantique psychanalytique, avoir hélas à la préciser, ne va pas sans une certaine ironie. Dans ce roman intense, Crevel donne une image de ce que sera (ou aurait pu être) sa triangulation amoureuse : une femme aime un homme qui lui préfère un bel indifférent. Tout cela échoue dans une nuit de liberté et de mort. « Y’a mieux, mais c’est plus cher ». Facile de reconnaître l’abandon amoureux, renseigné paraît-il par la récente publication des lettres à celle qui était sa maîtresse en villégiature, qui l’aurait poussé au suicide. Mais, pourquoi ne pas plutôt (simultanément même pour employer un des maîtres-mots de la conciliation des contraires surréalistes) reconnaître une image de divergence de cette fatalité de l’écrit. Grand temps de le rappeler ici : Crevel est un immense caricaturiste. Dans ses premiers romans, il transfigure et quête une reconnaissance à la silhouette floue, sans ombre ni contour qu’il se sent être. Il procède par un grossissement du trait au scalpel. Ça racle. L’obsession suicidaire serait un héritage, une sorte de folie qui à se répéter finit par se réaliser. La mort difficile y trouve une incarnation, prétend peut-être s’en défaire en la caricaturant dans un père au cabanon, occupé à écrire des lettres à Madame de Maintenon. Qui sait, Crevel sentait sans doute le poids de cette lassitude terminale. Peut-on vraiment parler d’échec tant sa prose en a expérimenté toutes les variations ?

Jamais durant toute ma vie je ne me suis senti identique à ma personne. Jamais je n’ai éprouvé que l’individu eût valeur essentielle, que mon moi subît les contrecoups de mes apparences, de mes états, de mes actes successifs, de ce que j’éprouvais et de ce qui m’arrivait.

Pour proposer une autre image divergente de Crevel, on pourrait le représenter au carrefour d’une époque. Sans que l’air du temps ne soit, chez lui, un opportunisme. Une prémonition. Pour, d’un air docte, remplir du papier, on pourrait lister tous les lieux des publications creveliennes. L’éclectisme, une fois encore, le sauverait de ce snobisme littéraire qui, pour le plus grand agacement de ceux qui restent périphériques, consiste à ne publier que dans les bonnes revues, chez l’éditeur le plus marginalement influent du moment. De la Nouvelle Revue Française à Kra au Surréalisme au Service de la Révolution en passant par beaucoup de revues obscures ou, pire, étrangères.

Pour s’en tenir seulement à la reprise d’articles où Crevel essaie sa pensée, parlons uniquement, des diverses enquêtes auxquelles Crevel apporte une réponse toute personnelle. Signe d’une époque, les surréalistes ont lancé cette mode de laisser d’autres à leur place travailler. Lancer une question reste la façon la plus simple de ne pas y répondre soi-même. Une de leur enquête la plus connue est celle qui a imposé une question qui parasite (et paralyse) encore une trop grande part de la littérature française : pourquoi écrivez-vous ? Si on le savait, le ferait-on vraiment ? Passons. Outre celle sur « Signerez-vous un pacte avec le diable ? » (tel qu’en lui-même Crevel y apparaît pleinement quand parler de soi revient à outrepasser la finalité d’exclusion des poètes du Grand Jeu de cette question), celle sur le suicide propose une image terminale de ce moment. On peut y lire une prémonition des pages définitives données sur le sujet dans Mon corps et moi. Admirable tentative d’en finir. Ne pas figer une définition de ce geste dans lequel Crevel décline, malgré tout, un miroir de lui-même, ne surtout pas en imposer un cadre acceptable, plutôt une alluvion miroitante. Le fleuve encore impose la seule image de l’écoulement temporel si soigneusement éludée dans ses romans au charme, si on osait, intemporel. Psyché, au sens d’un miroir de plain-pied mais aussi divinité où le verbe faire est remplacé par celui de connaître. On touche au creux palpitant de la dialectique crevelienne : le suicide comme acte charnel, ultime union avec ce corps, premier objet de la révolte de Crevel. Dans cette transfiguration de cette enquête sur le suicide vers une tentation de roman, on pourrait lire l’ébauche d’un geste terminal, la chance, qui sait, de passer à autre chose.

Et puis rien ne se peut exprimer de neuf ni d’heureux dans un chant déjà chanté. Les lettres, les mots, les phrases bornaient nos avenues, nos aventures. Lorsque je leur ai demandé de définir mon présent, ils l’ont martyrisé, déchiqueté.

Bien plus, je n’avais recours à eux que parce que je doutais du présent.

Et certes, lorsqu’il s’agit de parole ou d’écriture, l’affirmation prouve moins une certitude qu’un désir de certitude né de quelque doute au fond.

Dans l’image que nous souhaitons en conserver, les articles d’abord puis ses romans esquissent un effacement de la hantise suicidaire et de ses obstinées représentations. Crevel signera ensuite un de ses livres les plus sensibles : Le clavecin de Diderot. Y lire d’ailleurs l’amalgame de son arrière-monde d’individualité et une révolte qui trouve ici une expression collective, des prémisses d’une action politique. Mais le basculement collectif procède, lui aussi, par reprise et par retour. L’œuvre de Crevel ne répond pas à une linéarité chronologique dans laquelle les esprits chagrins retracent une vie. La douleur revient, cherche une folle expression personnelle. 1929-1930, année charnière ; Êtes-vous fou ?, ou le récit d’un basculement. Roman fiévreux, faramineuse fantaisie enfantine où Fantômas (Vagualame en dehors de cette tristesse trop strictement personnelle pour avoir une issue est aussi le nom d’un des personnages des rocambolesques aventures de ce bandit masqué) sert de modèle aux dévoilements des variations d’identités derrière lesquelles, in fine, l’auteur se reconnaît. Un roman diaboliquement surréaliste précisément au moment où l’auteur s’éloigne du groupe surréaliste. D’emblée Crevel s’y projette dans la reprise des mêmes thèmes : on retrouve la montagne où le narrateur de Mon corps et moi veut s’imposer une « solitude essentielle ». Mais, à vouloir dissocier l’œuvre de l’existence du vécu, les crachats de la vie vous rattrapent. La tuberculose s’impose. On se croit alors autoriser à en deviner des manifestations qui en annonceraient la survenue.

Avant de crever, Crevel aura concouru à tous les mythes. À bout de souffle, il les épuise, en prévoit les issues pour mieux s’en moquer. On pourrait continuer sur Crevel au carrefour de son époque par la tendresse renseignée de ses caricatures. Le surréalisme fut toujours attiré par les démonstrations de foire et entretient une ironie distanciée pour ses illusions. Êtes-vous fou ? se construit sur la parole d’une glaçante voyante aux prédictions déraisonnablement justes. Un enfant bleu naîtra : les transformations les plus délirantes servent alors de trames narratives. Aujourd’hui, avec un peu de honte, il est facile de prévoir une des grandes souffrances de Crevel. En parler seulement pour éclairer l’image de l’auteur. Quand on ne le transforme pas en ange noir du surréalisme, on fait de Crevel une victime expiatoire du surréalisme à cause de son homosexualité proscrite dans ce mouvement. Pas inutile de préciser le célèbre interdit prononcé par André Breton : « l’homosexualité va à l’encontre de toutes les valeurs morales que je défends. » Édifiant, non ? Ne minimisons pas la douleur chez Crevel face à ce refus. Rappelons plutôt qu’il n’a jamais fait mystère de sa bisexualité. Toujours un rien plus compliqué de le faire rentrer dans le cadre.

On évoquait le simplexe d’Œdipe, pour saisir cette vision de l’enfant bleu qui parcourt grâce à une prédiction de voyante Êtes-vous fou ?, laissons entendre le visage nouveau que dans ce roman et dans sa vie il tentera de donner à l’insoutenable fixité du triangle amoureux. Pour n’avoir pas à choisir, Crevel propose une relation à trois à Mopsa et accepte la présence d’un amant qui pourrait devenir commun. Sa générosité jamais ne sera prise en défaut. Avant son engagement politique, rappelons que, dans Mon corps et moi, il proposait un « communisme des cœurs ». Le résultat ne fut pas précisément un succès. Qui sommes-nous pour en augurer ? Des invités surprise, peut-être gâchèrent la fête. Manque de fric, tuberculose et drogue, trio redoutable. L’enfant bleu sera un fœtus mort-né.

Il faut d’autre part une grande maîtrise pour ne rien laisser échapper du mystère de nous, par nous, pour nous entrevu. Je ne voudrais pas que cette maîtrise réglât trop précisément notre inconscient, ou plutôt le limitant ne l’amoindrît fort, car voulant user par système de l’inconscient, sans doute risquerions-nous de n’avoir plus d’inconscient en nous qu’une méfiance envers notre mystère.

Sans doute n’est-il rien à conclure de cette manifestation d’une ironie cruelle. Préciser seulement ainsi le poids craintif accordé par Crevel au langage, sa façon toujours d’assumer ses écrits dans la prescience de leur impact dans sa vie. L’occasion, vaguement poussive, de parler encore de l’inscription de Crevel dans son époque. Les spécialistes évoquent souvent le basculement de la Révolution Surréaliste vers Le Surréalisme au Service de la Révolution, à travers l’évocation emblématique de l’affaire Aragon. Avant de se transmuer en son thuriféraire, celui dont Crevel fut peut-être le plus proche au sein du mouvement, Aragon s’en prenait à la Guépéou. Il acceptait assez mal d’avoir à en répondre légalement. Crevel soutient pourtant Aragon, fait signer ses pétitions, rend service et se plaint de devoir s’éloigner d’un Paris invivable. Dans ses livres, au moins, Paris est un décor d’un gris sordide, maladif aurait-on dit si nous ne craignions pas de nous laisser prendre à une glorification métaphysique de la tuberculose.

Cette forteresse, c’est une notion étriquée de la personnalité humaine, qu’ils édifièrent à seize ans sur le fondement de certain petit « Je pense donc je suis ». Ce « Je pense donc je suis » leur est trop orgueilleusement suffisant pour que, jusqu’à l’heure où ils sont encerclés de morts sous de vieux décombres, ils se refusent à reconnaître la moindre fissure dans leurs remparts.

La maladie ne permet d’obtenir aucune image transparente. Elle opère un glissement important pour comprendre ce qui ne se réduit pas à un virage politique. On pourrait alors, presque, comprendre Crevel à l’écart de ses représentations. Dépouillons-les de ses oripeaux romantiques afin d’affiner l’image de cet auteur en enfant de son siècle. Sans la grandiloquence de la formule, on pourrait esquisser un portrait de lui en dépossédé du mal du siècle sur lequel le surréalisme s’est, malgré tout, échafaudé. On pourrait alors penser que ses représentations de la tuberculose se départissent de leur romantisme fin de siècle (consomption, ô ma douleur, la mort facile par effacement…) par une naissance à quelques années d’écart. Crevel, comme Michel Leiris, est né en 1900. On peut le penser moins influencé par Mallarmé, Valéry ou même Barrès comme le fut le surréalisme naissant. Plus charnellement, pour ainsi dire, ses influences restent Gide, voire Proust ou encore Verlaine dont il éradique la langueur dans Mon corps et moi. N’avoir connu que le vieux vingtième siècle serait une dépossession insuffisante si Crevel n’avait pas ainsi manqué l’expérience majeure marquant son début : le front aux tranchées. Toujours un rien arbitraire, cette classification fut d’abord opérée par Denis Hollier dans son livre éponyme : Les dépossédés. En accordant à sa pertinence historique le bénéfice du doute, on en tire une image orgiaque et élégiaque (sous l’étendard du jazz) d’une jeunesse à l’arrière, insouciante, inquiète. Important de souligner à quel point Crevel ne renonça pas à cette joie primordiale, à cet enchantement que la maladie jamais ne transformera en nostalgie. Sans doute par sa capacité à n’en transformer jamais les faits saillants en vaine glorification ou en cette angoisse diffuse où se devineraient les prémisses d’une réponse religieuse.

Ainsi en vient-on à faire de Dieu non un optimisme mais un opportunisme, quelque chose comme le fromage de tous ceux qui ont décidé de vivre aux dépens de leur inquiétude propre ou de celle des autres. Grâce à un tel Dieu, le problème n’est pas résolu mais abandonné pour des problèmes annexes.

Avant même la déclaration de sa maladie chronique, Crevel se rira des représentations de ce mal du siècle et autre malaise dans la civilisation. Ne méconnaissons pas le fond d’angoisses métaphysiques qui aimante tous ses personnages. À travers des détours (l’expression est ici employée en référence au titre de son premier roman dans lequel il tente de donner une silhouette au vide intérieur qu’il se sent être), il aura toujours l’élégance de s’en moquer par d’admirables dédoublements. Avant d’évoquer ceux de sanatoriums, Vagualame dont l’ironique langueur finira par s’apparenter à celle de l’auteur, conservons l’image russe qu’il donne à ce malaise dont il efface l’inscription contemporaine, l’interprétation politique stricto sensu. Une attitude préalable d’une grande force d’incarnation ou, comme il le dira lui-même dans Mon corps et moi avec cette moqueuse distanciation à lui-même, « on revient toujours à ses premiers amours. »

Continuons à tourner autour d’une approche de l’image de Crevel. Par ses propres mots toujours. Pour accompagner la publication de ses premiers romans, il dresse le premier portrait de sa dissemblance avec son malaise. Dans cette provocation profonde car douloureuse, il se reconnaît un air russe, il deviendra le signe de l’intégralité de ses tourments métaphysiques. Un autre détour laisse entendre la force de cette distanciation toujours comique : La mort difficile met en scène les tourments, disons, sexuels où l’auteur peut se reconnaître dans le personnage de Pierre Dumont seulement, comme il le souligne lui-même, dans le calembour sous lequel ces initiales dessineraient une évidente prédisposition. Aujourd’hui, cet humour pourrait paraître poussif ; il déjoue décidément la souffrance. Y voir au passage, une image du rapport de Crevel au surréalisme. Anecdote connue mais éclairante. Crevel tend son roman à André Breton, il l’accepte sans un mot. Le pape évite de se prononcer sur ses insultantes initiales.

Au fond d’une fontaine, pas spécialement de jouvence, se miroite à corps et à cri une image de l’âme russe crevelienne, de sa façon de détourner le lecteur de son désir de chair fraîche, de sanglantes reconnaissances. Une risible rodomontade, une fois de plus. On serait presque gêné de souligner qu’elle prend place dans la bouche d’un personnage féminin, presque embarrassé de rappeler la belle lucidité de chacun de ses personnages féminins. Sans doute par une sorte de distanciation apportée par notre époque où il semblerait sexiste de souligner l’acuité de l’ensemble de ses portraits féminins toujours plus complexes que de transparents dédoublements. Emprunter plutôt le jugement — toujours pertinent — de Philippe Soupault : reconnaître dans la Diane de La Mort difficile un des plus jolis portraits de femme qui soit. Ou, pour continuer à s’égarer dans des affleurements par strates, rappeler comment la si plurielle Leila de Détours s’inspire de Marcelle Sauvageot, une amie de Crevel et une des présences les plus discrètement émouvantes de la littérature française. Occasion d’un ultime et hasardeux rapprochement : elle aussi son cadavre fut recouvert d’un remords catholique, une récupération à laquelle Crevel laisse moins de prise. Passons.

Dans Détours, une femme remet à sa place ce mal du siècle, cette tourmente puérile, par sa ressemblance avec le premier venu s’inventant des tourments métaphysiques à chaque fois que son loyer augmente. Jamais plus surréaliste qu’en cela, chez Crevel le calembour reste un lapsus du latent. L’attente d’une révélation qui s’y niche. Dès son premier roman, l’humour lui sert à dénicher les composantes de ce malaise qui encombreront sa perception de lui-même. Toujours par l’importance de l’onomastique dans la révélation du trouble dont l’hérédité pointe toujours pour mieux être combattue. Une contrepèterie qui, ici, répond au jeu de mots sur Pierre Dumont. Pour celui qui s’inscrit pour poursuivre une thèse sur Diderot, la philosophie se nommera toujours Dupont-Quentin. Une connerie de pantin où le corps avide demeure une mécanique impénétrable. Une image encore : des boules de billard qui s’entrechoquent, des carcasses qui se croisent dans de vagues études de philosophie où le plus décisif est de donner un nom à l’héritage sous lequel on se place. Il faut revenir sur cet instant initial non pour éclairer ce que Crevel se serait refusé à nommer « années de formation » plutôt comme le premier miroir de l’époque dans lequel il s’est inscrit.

On cherche à faire passer pour d’innocentes fleurs de sagesse les produits de l’égoïsme. Heure de sécheresse. Règne de l’ersatz.

Toute histoire personnelle se dessine par sa distanciation avec ses premiers enthousiasmes. Maladie de ce vieux corps civilisationnel, contemplation d’un désordre déliquescent quand la Kultur paraît autant un héritage intransitif qu’une filiation dans laquelle se reconnaître. Une éducation proprette, dilettante pourtant. Quand il se déguisait en « piou-piou » (le terme est employé dans Mon corps et moi dans un des miroirs érotiques le plus flagrant de ce roman de rencontres manquées), Crevel faisait ses classes en Sorbonne, dans les interminables heures libres de sa comédie de service militaire, créait des revues littéraires. L’anecdotique de la biographie vous laisse parfois, face à vous-même, un goût amer. Un auteur serait aussi celui qui sait se placer, d’emblée poursuivre les rencontres décisives. Le surréalisme, minuscule milieu, grenouille allègrement avec celui littéraire. Disons qu’il s’agit d’une autre époque. Parlons alors seulement de Maurice Arland, future incarnation quiétiste d’une vision de la bourgeoise NRF. L’image de Crevel se véhicule alors dans un romanesque « à clé » dans lequel il ne s’est jamais laissé cantonner. Un portrait acerbe cru un rien trop révélateur. Par curiosité, on peut lire L’ordre d’Arland où Prince serait Crevel autant que les symptômes de ce mal du siècle dont il serait facile, surtout a posteriori, d’y deviner les prémisses de la montée des périls. Pour Arland, le surréalisme serait le cancer d’une civilisation en déliquescence qu’il contemple interdit, jouissant dans l’abri de ses privilèges.

Mais déjà les mouches se rient des Narcisse obstinés à embaumer, au fond des lacs de nécrophilie, leurs pompeuses charognes.

Une autre image de Crevel au cœur de l’époque, à la naissance de ce qu’il serait désormais bon de nommer « contre-culture ». Aujourd’hui, difficile de considérer le surréalisme ainsi. Peut-être plus une avant-garde très consciente de sa place dans la culture, de sa pratique dès lors d’intégration de cultures sous-jacentes ou déclarées de mauvais goût. Avec toujours, cependant, une certaine décence d’un autre siècle, une prudence très XIXe. Crevel en divergera toujours un peu. Souvent, pas seulement à cause de ses longs séjours en sanatorium, il s’éloigne de la doxa surréaliste. Si la formule n’était pas si convenue, si surtout elle n’évoquait pas cette libération sexuelle associée par automatisme avec la contre-culture, on serait tenté de dire qu’il lui donne un corps. Il lui prêtera le sien et soulignera toujours à quel point le désir est un mensonge, l’émancipation un point de fuite magnifique mais très vite insatisfaisant. Peut-être retrouve-t-on ici cette question de génération. Elle suggère une datation différenciée des influences. Pendant qu’il jouait au soldat, qu’il subissait la maladie d’un perpétuel retour à soi, le corps chez Crevel transparaîtra à travers ses souvenirs de ses lectures de Gide. Une croyance obstinée d’effacer tout ce qui gâte l’harmonie d’un corps dans un geste sensualiste de mise à nu de son corps, d’effleurement nieztchéen de la nature. Autant de concepts dont il moque la philosophie inconséquente.

Et ne sais-je point déjà que mon plus haut, mon vrai, mon seul orgueil fut celui des jours où, parcelle anonyme d’un continent universel, d’un continent dont les frontières étaient les yeux, les oreilles, les papilles à jouir, les peurs, les volontés, les soifs, les désirs, les rages, les espoirs et désespoirs de tous les êtres, enfin, je n’essayais plus de me rattraper à quelque essai de bonheur individuel.

Dès cette époque, Crevel est un fin lecteur (un seul exemple, son article sur Bernanos). Si ses romans subissent l’influence de Gide, on peut lui faire crédit d’avoir reconnu la mise en ironie d’une stratégie qui, pour être vouée à l’échec, n’en conserve pas moins sa beauté et sa nécessité. Laisser entendre alors que Mon corps et moi serait en partie construit sur le modèle de L’immoraliste. Michel y traîne sa femme, atteinte à son tour de tuberculose, pour lui imposer le même genre de soins qui lui ont si bien réussi : renaissance sensuelle par ce qu’il faut nommer pédophilie. Le génie de Gide par son sens de la scène : Michel se décide à aller chercher un remède pour sa femme. Mais c’est bien sûr alors, se dit-il sur le chemin, me taper une pute serait une médication bien plus assurée. Surtout quand, au milieu de sa besogne colonialiste, il songe que ses soins seraient plus sensiblement réparateurs s’il se tapait le gamin en train de tromper sa misère. Le prix égotiste de la conquête de ses propres désirs. Ne réduisons pas la complexité de Gide, soulignons seulement qu’il fut, au minimum, l’auteur de deux textes politiques indispensables : le voyage au Congo et sa dénonciation sans fard du colonialisme et son nécessaire Retour d’URSS où l’aveuglement communiste montre ses fissures aux façades. Notons surtout que Crevel retrouvera son vieux maître lors de l’AAER (Association des Artistes et Écrivains Révolutionnaires, avouez que ça a de la gueule, une idée pour aujourd’hui ?).

L’indexation de l’écrit sur la vie, ce que Leiris appelle le carte sur table du réalisme, reste la principale épreuve de toutes les conceptions creveliennes. Le culte du moi ne le guérit aucunement de la tuberculose. Sans renoncer à l’exposer dans ses romans et articles, Crevel continue de capturer les apparitions et métamorphoses de sa maladie. On pourrait alors hasarder une reconnaissance d’images d’une coloration quasi surréaliste. Dans ses premiers romans, la maladie est ainsi évoquée dans des altérations langagières minimales. « Je voudrais que ma destinée fût de couleurs superposées et méritât vraiment d’être prise pour la reine des surprises horizontales. » Autant de doublure de l’auteur par exemple en forme d’hippocampe. Autant d’altération.

Deux sous dans la fente. Et dans neuf mois, mon portrait en résumé. Mais cette petite bonne femme, si insignifiante soit-elle, comment aurais-je l’audace de ne voir en elle que la courroie de transmission. Quel homme a donc pu manquer de confiance au point de croire que la fécondité légitimait l’amour ?

Crevel et la contre-culture par son refus de la reproduction. Un rapport existentiel à l’écriture. Pas seulement dans son rapport à la paternité n’allant pas sans contradiction. La Loi, ses codes et ses protestations qui, peut-être, en entérinent la présence. Entre contre-culture et avant-garde, le refus de reproduction qui fait de cet écrivain de la répétition une plume si singulière s’envisage avant tout dans son rapport distancié à la psychanalyse. La grâce d’un titre en propose une de ses visions hermétiques si significatives dont le surréalisme était friand : Freud, de l’alchimiste à l’hygiéniste. Une compréhension forte car en lutte avec le déni. Avec un rien de douleur, on pourrait appliquer de fastidieuse grille de lecture à son œuvre en autant d’actes manqués. Hygiéniste moralisateur, si aisé de brandir la pancarte d’une immaturité. Une peur de la perte paternelle non encore résolue. On a même lu que l’homosexualité de Crevel serait un désir du même dont résulterait un narcissisme suicidaire. Allez vous faire foutre serait-on tenté d’écrire si on ne craignait que ces thuriféraires de la morale et de ses reproductions (sociales et poétiques) n’y trouvent quelque plaisir. Immature Crevel ? Peut-être mais à la magnifique façon dont Gombrowicz se planque derrière ce mot.

Le droit de la pensée à la paranoïa, quoi qu’en puissent dire nos Mussolini de l’hygiène mentale, est le même que celui d’un sexe à l’érection, à l’éjaculation. Donc plus de housse sur les objets, ni de capote anglaise sur les idées.

Derrière la moquerie, au-delà du refus outré de toute catégorisation hâtive, la psychanalyse étend son ombre dans l’œuvre de Crevel. À l’instar de ce que fut pour lui Gide, on peut y voir une tentative sans cesse réitérée de s’approprier son échec. Toujours avec un regard où les contre-coups corporels altèrent sa mise en place trop transparente. Parlons plutôt de sexualité pour éclairer le visage paradoxal de cette contre-culture dans laquelle la réception critique de son œuvre a voulu enfermer Crevel. Un palmier rose vif, le droit de repeindre l’existence aux couleurs du désir, des idées qui font bander. Certes. Hier comme aujourd’hui, l’évidence est à défendre pied à pied. Mais sans jamais en méconnaître la part d’ombre, d’inconscient si l’on veut, de panique et de ratage pour le moins. Un domaine où le sujet affronte ses contradictions. Hors de toute contre-culture, la vraie liberté de Crevel est de ne rien en cacher. De donner même l’impression qu’une lecture rétrospective s’impose comme si tout était clair, comme si d’emblée il avait opéré une saisine de ses complexes, de leur vide, pour avoir une vision nette de l’endroit dont il nous parle. Se souvenir alors d’avoir lu quelque part l’expression « fornicateur puritain » pour désigner son attitude telle du moins qu’elle se devine à travers le décalque de son œuvre. Un paradoxe facile qui ne singe pourtant pas le désir de fusion envahissant les représentations (pleine d’altérations pour y prendre à défaut cette altérité que peut-être on n’y rencontre guère) de sa sexualité. Moquerie, dégoût, adhésion différenciée. Ne jamais en ressusciter les enchantements laisse alors place à l’illusion que n’en subsistent que les ratages. Crevel continue à chercher, le corps a-t-il d’autres issues ?

Aujourd’hui, l’amour m’a rendu assez superbement égoïste pour ne plus penser à moi, au contraire de ces innombrables masturbateurs — dont j’avoue avoir été — qui passent une moitié de leur temps à mettre la personnalité en doute, et l’autre à écrire des livres qui débutent inexorablement par “je”

On pourrait ici ouvrir un nouveau chapitre. Mais l’image de Crevel reste obstinément la même. On passerait ensuite à un auteur plus politique. Sans vouloir donner à tout prix une image faussement unitaire, cet engagement s’entend en écho au très bel essai de définition qu’en donnera Michel Leiris dans De la littérature considérée comme une tauromachie : non pas un livre engagé mais un livre dans lequel l’auteur s’engagerait totalement. L’engagement de Crevel sera toujours teinté de prémonitions immatérielles qui l’enferment dans une fatalité ironique peut-être, douloureuse certainement mais surtout strictement personnelle. Toujours la poursuite d’une certitude. Un rien hors-sol, pensons à ce point d’achoppement du surréalisme : trouver de la consistance, résistance et réaction, à ce principe de peu de réalité (avant de la renier, Breton intitulera ainsi une de ses œuvres) qui préside à l’infortune constante de sa prose.

Avec une certaine facilité (celle dont s’alimente, quelles que soient ses précautions ou ses prétentions, la parole critique), on pourrait réduire le surréalisme à une présence manifeste. Ultime avant-garde, il porte en lui les prémonitions de toutes celles qui suivront qui d’ailleurs s’en réclament, fût-ce par contraste, assez souvent. Pour reprendre, de mémoire, une formule de Roland Barthes : il n’y aurait plus d’œuvre d’art, rien que des catalogues d’exposition. Plus de poésie dès lors que de gloses ? En partie sans doute même si on la sait se nicher, toujours, dans les interstices, trouver, qui sait, d’autres virtualités.

À la vérité, la colère des uns, l’enthousiasme des autres s’adressent moins au surréalisme qu’aux questions qu’il va peut-être soulever

Avec une once de mauvaise foi, on pourrait pour partie penser ceci : l’engagement politique dessine aussi les contours d’un épuisement. Au moins d’un retour au manifeste, à la proclamation théorique dans laquelle Breton et Aragon déploient toute leur virtuosité. De cette perspective faussée, on donnerait alors une seule image : les pages clivées, comme dévorées par les notes de bas de page, des Pieds dans le plat. Ultime roman de Crevel il est aussi le plus intimement politique.

Une image faussée tant Les pieds dans le plat ont suscité une première lecture réservée. Une rencontre à contre-temps avec ce roman qui paraît parasité par ses redites des autres romans et par ce qui nous avait alors semblé être des sutures politiques. Au premier regard, une intégration un peu moins réussie des articles, des propos théoriques qui ont toujours alimenté la colère crevelienne. Afin de donner visage à cet auteur si indispensable, cette évocation convoque des souvenirs : ils n’ont guère à se justifier, dans leur mauvaise foi ils s’imposent avec cette limpidité de la mémoire involontaire. Marx, Lénine, Engels, cités comme d’irréfutables arguments d’autorité. Se souvenir surtout de cette impression de pastiche de roman mondain à clé, de celle d’y entendre un écho insituable avec un roman d’Aldous Huxley, mineure et sans grand intérêt.

Sans s’en défaire, dépassons ces apparences. Les pieds dans le plat vaut largement pour les polémiques personnelles dans lesquelles Crevel s’abîme avec une verve vengeresse. Attaques ad hominem du préfet Chiappe, du patron de presse Bailly ou du barbare Barrès, on retient surtout une notation dans laquelle tout le regard politique de Crevel crève le contexte. On ne croit pas avoir beaucoup lu, en 1933, la prémonition du refuge langagier de la philosophie de Heidegger. Aucunement une référence culturelle gratuite, mais sans le moindre doute une illustration possible de la continuité du basculement à l’œuvre chez Crevel. Ses reproches et autres accusations sont une façon de dévisager ce moi dont l’économie est toujours un transport pour citer le jeu de mots qui construit Les pieds dans le plat où érotisme et exaltation poétique deviennent un douteux déplacement de sens. Pour Crevel, donc, Heidegger décline aimablement les différents sens du mot angoisse pour en faire, on est alors au centre du roman, une coquille vide, un vocable privé de sensualité et d’inscription personnelle.

L’occasion de le préciser, Crevel n’a jamais été un écrivain angoissé. Ni même de l’angoisse et autres indicibles tourments de l’âme, loin de lui l’idéalisation de la souffrance. Avant son internationale implication militante, Crevel est un écrivain matérialiste : ses tourments et tortures débordent d’une sensualité plus ou moins contrainte mais trouvent toujours dans le langage une façon de s’incarner. Le désir, chez lui, a toujours une matière, un toucher comme on dit quand on pince une corde sensible. Sans doute par ses références philosophiques initiales. Sans vouloir l’enfermer dans un récit trop linéaire, il dépose un sujet de thèse sur Diderot. Un choix qui, aujourd’hui, semble anodin. Il signe pourtant une première révolte face à son milieu. On aurait tendance à oublier que Diderot revendique clairement son athéisme ; Crevel en fait un vecteur d’une revendication charnelle.

On pose alors cette hypothèse. On se fout de la vérifier tant sa possible fausseté a de la gueule : les premiers romans de Crevel (Détours, La mort difficile) se déploient autour des réflexions réunies dans Mon corps et moi, les suivants (Babylone, Êtes-vous fou ? Et, pour partie, Les pieds dans le plat) s’appuient davantage sur le recentrement, à la fois théorique et personnelle, du Clavecin de Diderot. On aurait alors, ce qu’il est aussi (ainsi diablement surréaliste dans cette coexistence des contraires), une présentation des Pieds dans le plat pour une pratique d’épuisement. Des obsessions jamais aussi claires que lorsqu’on les abandonne. Miroir évident du cénotaphe dressé ici : convoquer ici le fantôme de Crevel sert à le révoquer, à le laisser enfin s’absenter.

Au reste, le désir de l’homme de replonger dans son passé, dans du passé indéfini, ne peut naître que de cette obsession de la mort à quoi ont su le contraindre les Églises, et surtout la catholique, en lui escamotant son devenir (le sien propre et celui de son espèce) pour le sempiternel rappel de son périr.

Les pieds dans le plat ou la possibilité polémique de passer à autre chose. Sans céder à la facilité fastidieuse de l’explication de texte, il reste l’entremêlement des mélopées où se délite le visage de l’auteur. Un jeu de travestissement où se quête non de la réalité (planche pourrie de l’authenticité comme dirait Leiris) mais où s’interroge, au corps à corps, la possibilité même d’un réalisme. Pour se maintenir dans la merdeuse métaphore musicale, la caricature se fait opératique. On le dit peu mais les romans — concentré de prose théorique donc — valsent tous sur un air canaille de bal apache. Psychanalyse de comptoir pour la lucidité de ce regard, moi et moi, loin derrière la vitre du comptoir comme chantonnait Léo Ferré : le père de Crevel fut éditeur de partition de chansons populaires.

La rengaine reste ; le retour de notre refrain. Ce roman demeure une incarnation de l’époque. On sait le surréalisme vouloir susciter la pointe extrême de l’instant. Modernité, merdonité. Leiris toujours. La musique, rieuse comme ce mauvais goût dont le surréalisme voulait l’acquisition à l’instar de Rimbaud, dessine décidément les déchirements de l’engagement esthétique de Crevel. Les protestations révolutionnaires se font virer de leur cénacle pour faire l’épreuve — autre thème de ce roman — de l’extériorité. On pourrait penser : « peuple ». On se souvient pourtant de la traduction sexualisée de ce fantasme d’altérité qui, hier déjà, caractérisait cet objet de la révolution. Crevel, en chasse, qualifiait le populo «de touloupe et de gouape » ou, cruellement lucide dans Mon corps et moi, de truqueur. L’habitude du travestissement sous lequel se manifeste le désir lui permet, nous croyons, de ne pas se laisser prendre aux masques de l’engagement. Pour moins mal nous faire comprendre, on pense à une anecdote du passionnant Journal de Chine de Roland Barthes où son enthousiasme maoïste (noyade dans le Zeitgeist) est soudain interrogé par la désexualisation des bons petits soldats chinois. Le rapprochement prouve que dalle.

Pourtant : Crevel, cénotaphe, on traque sa présence partout où le corps s’échappe. Le réel s’éprouve, risible, dans son épreuve d’un corps dont le romancier épuise ici toutes les manifestations. La formule claque trop pour ne pas être, à son tour, ironique. Transport et tremblement, miroir à l’imparfait quand Crevel rêvait d’une autre grammaire, au participe présent selon la formule d’Aragon. Sans doute veut-il ici épuiser l’opposition entre le temps pour soi et celui des autres, de l’intériorité à l’influence de l’extérieur et surtout, dans l’un de ses articles « politiques » les plus marquants, son espoir constant d’une synthèse qui s’écrit, autour Des pieds dans le plat, comme l’abandon d’une égotiste réconciliation. On pourrait déformer ce roman au point d’en faire une caricature du réalisme socialiste. Allez savoir si la question d’un art populaire l’agitait davantage que d’évaluer l’impact révolutionnaire de sa prose. Poursuite du réalisme dans des personnages féminins. Une façon de déjouer la reconnaissance autobiographique dont Crevel use depuis Babylone. Chez lui, le jeu d’opposition se fait en regard tant ses romans poursuivent cette incarnation visuelle qui, sans doute, dessine l’unité du réalisme de toute son œuvre. Communiquer un ressenti et ses empêchements corporels comme continuité.

Toute intelligence qui redoute l’emprise, l’étreinte de la vie devient réciproquement incapable d’emprise, d’étreinte. Au regard d’une telle intelligence la vie n’est pas seulement menaçante. Elle est aussi menacée. Les traits ne sont fixés que pour perpétuer un instant précaire, le lieu de cet instant, l’instant de ce lieu que le prochain instant, le prochain lieu ont toutes chances d’effacer.

Dans Les pieds dans le plat cette interrogation du réalisme dans cette oscillation : la prétention des épanchements (de Synovie !) de cette poétesse populaire, ses errances carriéristes d’une esthétique à l’autre face à cette chanteuse de guinguette, trop dépoitraillée pour n’être point tuberculeuse. Krim en réalité, Krim ou réalité ? Le calembour n’est pas loin, sa révélation lacanienne non plus. La réalité intervient dans un maelstrom marseillais, une cité de chair. Laissons la chance au lecteur de découvrir ce roman. Le seul où pointe l’ombre d’une mélancolie irrattrapable dévoilée par un humour hénaurme, dévorant à l’instar de celui du père Ubu. Mais, sa quête de réalité littéraire, politique, reste l’épreuve d’un présent extérieur. Un exercice de disparition ?

Adolescence : une tête se vaporise et, nuage, aux nuages se mêle. Que les possibilités éparses en un seul point se ramassent, trop vite mourra, sous forme d’inutile geyser, la foudre de l’orage testiculaire.

Une fois de plus, ses articles éclairent la composition d’une pensée en reprise. Aux avant-postes d’une autre avant-garde, Les pieds dans le plat dessine un espace littéraire comme si l’objet-livre devait être l’objectif de l’écrivain, support et finalité du propos. Crevel reprendra cette tonalité dans Le roman cassé, sa dernière ébauche d’œuvre dans laquelle la littérature devrait témoigner de son effondrement. Perspective faussée trompeuse de juger un roman inachevé d’où d’ailleurs ne ressort qu’une obsession très personnelle, sans fin charnelle : une histoire de bottines qui enserrent le pied et le laissent ainsi espérer un contact tellurique, primitif, à une nature émancipatrice. La très forte parenté entre ces deux œuvres surtout par la claustration comme représentation de l’espace littéraire s’il fallait paraphraser Blanchot.

Claustration par la reprise d’une référence à André Gide. Afin de le rendre plus moderne, de se demander si la seule modernité ne tient pas aux prémonitions de ses précurseurs, laissons entendre que la première référence gidienne de l’auteur est un pastiche prophétique de la mise à mort de l’auteur par son œuvre. Outrance de cette interprétation. Les caves du Vatican, la possibilité d’un acte gratuit par le meurtre d’un parfait inconnu. À l’ombre de l’engagement politique crevelien à l’heure des Pieds dans le plat, on comprend cette reprise comme la volonté de trouver un acte littéraire qui ne soit pas gratuit, qui échappe à la masturbation égotiste. Pas à la moquerie et à son incarnation en farce dont le lecteur, au théâtre, est saisi par son aspect vivant et visuel. Deux américains, brutes épaisses qui n’incarnent pas la danse élastique et la séduction suicidaire du Bruggle de La mort difficile, reproduisent cet acte gratuit sur un des personnages, incarnation toujours possible de l’auteur. Détruire ainsi la logique romanesque, l’impact sur une narration qui ne peut plus se prétendre démiurge ? Dans Les caves du Vatican, la victime se révèle un rouage essentiel de la narration. Mais rien que ceci, une pièce. Un objet dont Crevel sait que l’on ne reproduit pas le comportement comme le dit l’auteur de L’immoraliste lui-même on ne s’approprie sa démarche mais on l’invente.

Au jeu de la vérité, si j’ai fourni sur des faits concrets tous les détails les plus exacts, les plus scabreux, n’était-ce point afin de donner le change et de cacher aux autres, à moi-même cette détresse affective, témoin à charge parmi tant et tant d’autres, contre un monde criminel de bêtise ?

Au présent, on parie. Tout au moins par une référence qui n’appartienne plus au passé. Occasion d’ailleurs de corriger une méprise. Cantonner Crevel à un anti-intellectualisme serait une façon de l’enfermer dans son corps et dans son désir d’émancipation dont il sait la vacuité, si on entend dans ce terme disparition. Dès Mon corps et moi il fait plutôt l’essai d’un autre discours aux capacités d’enfermement estompées, ne méconnaître (pour reprendre l’image spinozienne de Détours des boules de billard synthétisant notre impénétrable rapport à autrui) l’apport de l’extérieur.

Ainsi, entre autres bienfaits, un livre du genre du Manifeste du surréalisme eut celui de nous montrer combien, au fond de l’homme, dur doit être le noyau d’injustice, d’indignité à devenir libre pour qu’il ait si aisément consenti à se laisser enfermer sans regimber au milieu du bric-à-brac réaliste.

Après avoir, verve et vivacité, penser contre (son éducation, son hérédité, sa religion), Crevel veut agir pour. Sortir des carcans tout d’abord de cette claustration en soi-même. Là gît la référence à Gide. À cette époque le futur prix Nobel se penchait lui aussi vers la tentation du témoignage et publiait des récits où l’auteur s’oublie et parvient ainsi à une évidence descriptive engagée. Visionnaires Voyage au Congo et Retour d’URSS. Crevel nourrit sa prose d’un petit livre moins connu où Gide raconte ses réflexions et rencontres à propos d’une femme enfermée volontaire à Poitiers.

À la décrire en cénotaphe, la claustration offre une image de la poétique de Crevel. La reprise d’un basculement serait une façon de fixer des vertiges. Sa musique serait celle d’une jeunesse qui s’enfuit sans bruit. Dès Détours, quand le narrateur se sent vide de ne pouvoir se représenter in absentia, ses petites amoureuses, la seule question essentielle qui s’impose est : quand, de soi, ne peut-on plus se contenter ? On en a lu des conneries sur le sujet. La plus insigne consiste à cantonner le loustic dans un désir mimétique et recouvrir ainsi son homosexualité d’une étrange, vaguement réprobatrice, souffrance de son homosexualité.

Si je préférais tel tableau à cette plaine et même à certaines visions de collines le soir tombant c’est que je ne pouvais, de mes propres moyens, susciter la joie d’une surprise.

Tous ses écrits sont des essais au sens d’épreuve et de tentative que Montaigne, déjà, donnait à ses coupables escrivailleries. Sans méconnaître les très fortes réserves de Crevel sur l’humanisme, sa constante peinture de soi ne consiste aucunement à le livrer tel qu’en lui-même mais à le contraindre à dépasser l’image de soi dont il donne une vision de l’enfermement. Donner une vision de ces romans de soi au passé pour qu’une fois publiés la vie soit au présent, se nourrisse de nouvelles nourritures terrestres. Il n’en reste pas moins que Crevel, comme chacun d’entre nous, affronta une compulsion de répétition. On connaît tous ce mot d’esprit : j’ai beaucoup appris de mes erreurs, je suis prêt à les répéter. Une façon d’être freudien consisterait alors, comme semble faire l’amalgame de vécu et de pensée de l’œuvre de Crevel, à interroger (comprendre continuer à espérer) la possibilité de guérison de l’âme humaine, l’angoisse du vide laissée par cette improbable réconciliation de soi à soi.

La claustration des Pieds dans le plat porte sur la conscience de ce vide intérieur préalable. Un coffre-fort vide que l’on s’entête à percer et que l’on fuit une fois ouvert, image de la psyché humaine proposée dès Détours. Cependant, « dans mes calculs, je prenais certaines craintes pour des pressentiments mystiques », le passage à cet âge d’homme dont, comme Leiris, Crevel ne cesse d’inventer la survenue consiste peut-être à cesser de croire devoir, pouvoir qui sait même, « dramatiser sans fraude ». Parfois, les choses sont fort simples : on se laisse rattraper par la marée. De loin, les éléments semblent même se précipiter. Plus de mots à mettre dessus. Un visage prophétique pour ne salir l’espoir de cette incarnation : un instant Crevel revêt les habits de l’écrivain engagé. Engagement sincère, mondain aussi tant il s’abat en cycle après l’isolement en sanatorium. Inquiétude et menace.

Membre très actif de l’Association des Artistes et Écrivains Révolutionnaires, Crevel en subit dissensions et espoirs trahis. On voudrait croire cet événement décisif trop connu pour avoir à y revenir. Éviter par ellipse de réduire la complexité de ce moment où aurait pu se créer, comme disent désormais les journaux, une convergence des luttes. La Russie soviétique entend imposer son hégémonie, son envoyé spécial (bien renseigné ou sachant taper où ça fait mal ?) gifle André Breton en le traitant de pédéraste, les surréalistes menacent de se retirer, Aragon (qui raccompagna Crevel le soir de son suicide) joue les conciliateurs, Gide, pas dupe, préside. Crevel lui s’efface. Les raisons de son choix lui appartiennent. Soulignons seulement, comme nous l’invite à penser la publication de ses lettres inédites, que l’intime (maladie et absence amoureuse) n’est sans doute pas étranger à son suicide.

Mais ne refermons pas ce bref cénotaphe sur une image tragique. Conclure comme on a commencé sur une contradiction. Continuons à lire Crevel l’irréductible, consultons ses articles, partageons la joie de ses provocations, l’ombre de tristesse de son éclat de rire rageur.